par François Brooks
[1] Dans une société qui clame haut et fort qu'elle nous donne – comme aucune autre – la liberté de choix, une question me revient sans cesse : Ai-je le choix de ne pas lire le panneau? Si l'exposition à ce qui est affiché devait m'affecter défavorablement, comment aurais-je pu m'en protéger puisque – comme on ne peut pas savoir avant de savoir – il faut d'abord lire pour ensuite juger du contenu?
L'organisme des Norme Canadiennes de la Publicité a beau clamer LA VÉRITÉ haut et fort, y a-t-il encore quelqu'un d'assez naïf, pour croire que les professionnels du détournement de sens et de l'insulte à notre intelligence puissent encore faire autre chose que de solliciter notre temps de cerveau pour attirer l'attention sur leurs intérêts? Pouvons-nous croire sans sourire une vérité qui doute d'elle-même au point d'investir dans une campagne publicitaire qui souligne au crayon rouge qu'elle est véritablement vraie? Suffit-il au menteur notoire d'affirmer dire vrai pour rétablir sa réputation? Le Crétois qui affirme que tous les Crétois sont menteurs dit-il la vérité? À vous de juger.
Que vaut un message publicitaire, même vrai, s'il est répété dix mille fois? N'est-il pas qu'un harcèlement aliénant?
Quand on est coincé dans sa caisse à roues dix heures par semaine à faire la navette entre boulot, maison et centre d'achats sur des routes toujours trop achalandées, l'envie d'explorer se perd. L'acheteur automobile sait depuis longtemps que le plaisir de conduire est un mythe et il n'y a pas de mystère à reconnaître que nos véhicules, aussi loin qu'ils nous mènent, ne font pas plus que circuler sur les mêmes macadam et tournent en rond sur des routes en circuit fermé.
La liberté et l'absence de censure nous conduiraient-elles à l'impasse? On admet généralement que les discours haineux doivent être proscrits. Nous concédons volontiers cette entorse à notre liberté d'expression. Mais n'y a-t-il que ce genre de communication qui agresse? Quand la liberté d'expression permet à une masse monétaire de 500 $ milliards d'imposer à nos esprits jusqu'à 3000 messages par jour [2], comment se protéger d'une telle agression cérébrale? Ce pouvoir publicitaire nous oblige à baigner dans un océan de réclames dont nous n'avons même plus conscience. Chaque fois qu'un produit tombe sous le regard, il s'impose à l'esprit sans qu'on puisse l'esquiver.
Je n'écoute plus la radio depuis vingt ans et, depuis bientôt dix ans, je ne regarde plus la télévision non plus. Les réclames doucereuses de tous ces flatteurs qui vivaient à mes dépens et m'imposaient une gentillesse calculée me gênaient. Même si j'étais parfois client, ils m'incommodaient, parce que, pris globalement, quel que soit le bien qu'ils me veulent, ils me rappellent sans cesse que mon être se réduit à l'échange mercantile. Comment penser le monde autrement lorsque notre seule ontologie consiste à travailler pour vendre et acheter. On en viendrait bientôt à croire que rien d'autre n'existe, tout comme jadis le catholicisme nous avait fait croire que l'univers entier était structuré autour d'un Dieu régissant chacun de nos actes comptabilisé en vue d'établir le mérite nécessaire à gagner une meilleure place dans le paradis à la fin de nos jours.
Aurons-nous un jour collectivement le courage de reprendre notre liberté, comme nous l'avions fait pour la religion précédente? Reprendrons-nous au monde marchand nos vies volées et nos esprits violés? Comment faire taire les trop géniales idées d'Adam Smith, le philosophe le plus populaire de l'heure, qui pourtant n'est presque jamais mentionné? Tous les espoirs sont permis. L'inscription massive des Canadiens le mois dernier au site surnommé « Ne m'appelez plus » est une percée qui en dit long sur l'irritation provoquée par le télémarketing [3]. La ville de São Polo [4] a décidé de nettoyer le paysage. Montréal aura-t-il un jour le courage de faire pareil?
Quand nous aurons fait taire le murmure marchand, à quoi d'autre occuperons-nous nos esprits? Saurons nous nous tourner vers d'autres valeurs que celles qui nous sont imposées par les titans publicitaires? Le dommage à nos cerveaux sera-t-il irréversible?
[1] Photo Pierre Dury.
[2] Voir l'article de Kalle, La publicité endommage-t-elle le cerveau?, Magazine Adbusters # 73.
[3] Cf. L'article de la Presse Canadienne « Ne m'appelez plus! » victime de son succès (30 sept. 2008).
[4] Photo Tony de Marco, article de David Evan Harris, São Paulo : A City Without Ads, publié dans Ad Busters # 73, Sept/Oct 2007, p. 40.