par Karl Marx
Extrait de « Critique de Hegel », de « Thèses sur Feuerbach »,
de « Ébauche d'une critique de l'économie politique », de « Travail salarié et capital »,
de « Rapport présenté aux réunions du Conseil général de la 1re Internationale »,
de « Le Capital », de « Manifeste du Parti Communiste »
et de « Les luttes de classes en France »
* * *
Pour l'Allemagne, la critique de la religion est pour l'essentiel achevée, et la critique de la religion est la condition de toute critique [2].
L'existence profane de l'erreur est compromise, sitôt démentie sa céleste oratio pro aris et focis, sa prière sacrée pour le foyer. L'homme qui, dans la réalité imaginaire du ciel où il cherchait un surhomme, n'a trouvé que son propre reflet, ne sera plus tenté de trouver seulement l'apparence de lui-même, l'être inhumain, là où il cherche et doit chercher sa vraie réalité.
Voici le fondement de la critique irréligieuse : c'est l'homme qui fait la religion, et non la religion qui fait l'homme. À la vérité, la religion est la conscience de soi et le sentiment de soi de l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore conquis, ou bien s'est déjà de nouveau perdu. Mais l'homme, ce n'est pas un être abstrait recroquevillé hors du monde. L'homme, c'est le monde de l'homme, c'est l'État, c'est la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience renversée du monde, parce qu'ils sont eux-mêmes un monde renversé. La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément cérémoniel, son universel motif de consolation et de justification. Elle est la réalisation chimérique de l'essence humaine, parce que l'essence humaine ne possède pas de réalité véritable. Lutter contre la religion, c'est donc, indirectement, lutter contre ce monde-là, dont la religion est l'arôme spirituel.
La misère religieuse est tout à la fois l'expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'un état de choses où il n'est point d'esprit. Elle est l'opium du peuple [3].
Nier la religion, ce bonheur illusoire du peuple, c'est exiger son bonheur réel. Exiger qu'il abandonne toute illusion sur son état, c'est exiger qu'il renonce à un état qui a besoin d'illusions. La critique de la religion contient en germe la critique de la vallée de larmes dont la religion est l'auréole.
I
Le principal défaut de tout le matérialisme passé – y compris celui de Feuerbach – est que l'objet, la réalité, le monde sensible n'y sont saisis que sous la forme d'objet ou d'intuition, mais non pas en tant qu'activité humaine concrète, en tant que praxis, de façon subjective. C'est ce qui explique pourquoi le côté actif fut développé par l'idéalisme en opposition au matérialisme, – mais seulement abstraitement, car l'idéalisme ne connaît naturellement pas l'activité réelle, concrète, comme telle. Feuerbach veut des objets concrets, réellement distincts des objets de la pensée ; mais il ne considère pas l'activité humaine elle-même en tant qu'activité objective. C'est pourquoi, dans l'Essence du christianisme, il ne considère comme vraiment humaine que l'activité théorique, tandis que la pratique n'est saisie et fixée par lui dans sa manifestation juive sordide. C'est pourquoi il ne comprend pas l'importance de l'activité « révolutionnaire », de l'activité « pratique-critique ».
II
La question de savoir si la pensée humaine peut aboutir à une vérité objective n'est pas une question théorique, mais une question pratique. C'est dans la pratique qu'il faut que l'homme prouve la vérité, c'est-à-dire la réalité, et la puissance, l'en-deçà de sa pensée. La discussion sur la réalité ou l'irréalité de la pensée, isolée de la pratique, est purement scolastique.
III
La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l'éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d'autres circonstances et d'une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l'éducateur a lui-même besoin d'être éduqué. C'est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l'une est au-dessus de la société (par exemple chez Robert Owen).
La coïncidence du changement des circonstances et de l'activité humaine ne peut être considérée et comprise rationnellement qu'en tant que pratique révolutionnaire.
IV
Feuerbach part du fait que la religion rend l'homme étranger à lui-même et dédouble le monde en un monde religieux, objet de représentation, et un monde réel. Son travail consiste à résoudre le monde religieux en sa base temporelle. Il ne voit pas que, ce travail une fois accompli, le principal reste encore à faire. Le fait, notamment, que la base temporelle se détache d'elle-même, et se fixe dans les nuages, constituant ainsi un royaume indépendant, ne peut s'expliquer précisément que par le déchirement et la contradiction interne de cette base temporelle. Il faut donc d'abord comprendre celle-ci dans sa contradiction pour la révolutionner ensuite pratiquement, en supprimant la contradiction. Donc, une fois qu'on a découvert, par exemple, que la famille terrestre est le secret de la sainte famille, c'est la première désormais dont il faudra faire la critique théorique et qu'il faudra révolutionner dans la pratique.
V
Feuerbach, que ne satisfait pas la pensée abstraite, en appelle à l'institution sensible ; mais il ne considère pas le monde sensible en tant qu'activité pratique concrète de l'homme.
VI
Feuerbach résout l'essence religieuse en l'essence humaine. Mais l'essence humaine n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé. Dans sa réalité, elle est l'ensemble des rapports sociaux.
Feuerbach, qui n'entreprend pas la critique de cet être réel, est par conséquent obligé :
1. De faire abstraction du cours de l'histoire et de faire de l'esprit religieux une chose immuable, existant pour elle-même, en supposant l'existence d'un individu humain abstrait, isolé.
2. De considérer, par conséquent, l'être humain uniquement en tant que « genre », en tant qu'une universalité interne, muette, liant d'une façon purement naturelle la multiplicité des individus.
VII
C'est pourquoi Feuerbach ne voit pas que l'« esprit religieux » est lui-même un produit social et que l'individu abstrait qu'il analyse appartient en réalité à une forme sociale déterminée.
VIII
La vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la praxis humaine et dans la compréhension de cette praxis.
IX
Le point le plus élevé auquel atteint le matérialisme intuitif, c'est-à-dire le matérialisme qui ne conçoit pas le monde matériel comme activité pratique, est la façon de voir des individus de la « société bourgeoise » pris isolément.
X
Le point de vue de l'ancien matérialisme est la société « bourgeoise ». Le point de vue du nouveau matérialisme, c'est la société humaine, ou l'humanité socialisée.
XI
Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières ; mais ce qui importe, c'est de le transformer.
L'argent, qui possède la qualité de pouvoir tout acheter et tout s'approprier, est éminemment l'objet de la possession. L'universalité de sa qualité en fait la toute-puissance, et on le considère comme un être dont le pouvoir est sans bornes. L'argent est l'entremetteur entre le besoin et l'objet, entre la vie et les moyens de vivre. Mais ce qui sert de médiateur à ma vie médiatise aussi l'existence des autres pour moi. Pour moi, l'argent, c'est autrui.
« Allons donc! tes mains, tes pieds, ta tête et ton derrière t'appartiennent sans doute, mais ce dont je jouis allègrement m'en appartient-il moins? Si je puis me payer six étalons, leurs forces ne sont-elles pas miennes? Je galope, et me voici un rude gaillard, comme si j'avais vingt-quatre jambes. » (Goethe, Faust [6].)
Shakespeare dans Timon d'Athènes :
« De l'or, ce jaune, brillant et précieux métal! Non, dieux bons! je ne fais pas de vieux frivoles : des racines, cieux sereins! Ce peu d'or suffirait à rendre blanc le noir ; beau, le laid ; juste, l'injuste ; noble, l'infâme ; jeune, le vieux ; vaillant, le lâche... Eh bien! cet or écartera de votre droite vos prêtres et vos serviteurs, arrachera l'oreiller du chevet des malades. Ce jaune esclave tramera et rompra les voeux, bénira le maudit, fera adorer la lèpre livide, placera les voleurs, en leur accordant titre, hommage et louange, sur le banc des sénateurs ; c'est lui qui décide la veuve éplorée à se remarier. Celle qu'un hôpital d'ulcérés hideux vomirait avec dégoût, l'or l'embaume, la parfume, et lui fait un nouvel avril... Allons! poussière maudite, prostituée à tout le genre humain, qui mets la discorde dans la foule des nations... »
Et plus loin :
« Ô toi, doux régicide! cher agent de divorce entre le fils et le père! brillant profanateur du lit le plus pur d'Hymen! vaillant Mars! séducteur toujours jeune, frais, délicat et aimé, dont la rougeur fait fondre la neige consacrée qui couvre le giron de Diane! Dieu visible qui rapproches les incompatibles et les obliges à s'embrasser! qui parles par toutes les bouches dans tous les sens! ô pierre de touche des cœurs! traite en rebelle l'humanité, ton esclave, et par ta vertu jette-la dans un chaos de discordes, en sorte que les bêtes puissent avoir l'empire du monde! [7] »
Shakespeare décrit parfaitement la nature de l'argent. Pour le comprendre, commençons d'abord par expliquer le passage de Goethe :
Ce que je peux m'approprier grâce à l'argent, ce que je peux payer, c'est-à-dire ce que l'argent peut acheter, je le suis moi-même, moi le possesseur de l'argent. Telle est la force de l'argent, telle est ma force. Mes qualités et la puissance de mon être sont les qualités de l'argent ; elles sont à moi, son possesseur. Ce que je suis, et ce que je puis, n'est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid, mais je puis m'acheter la plus belle femme ; aussi ne suis-je pas laid, car l'effet de la laideur, sa force rebutante, est annulée par l'argent. Je suis, en tant qu'individu, un estropié, mais l'argent me procure vingt-quatre pattes ; je ne suis donc pas estropié ; je suis un homme mauvais, malhonnête, sans scrupule, stupide : mais l'argent est vénéré, aussi le suis-je de même, moi qui en possède. L'argent est le bien suprême, aussi son possesseur est-il bon ; que l'argent m'épargne la peine d'être malhonnête, et on me croira honnête ; je manque d'esprit, mais l'argent étant l'esprit réel de toute chose, comment son possesseur pourrait-il être un sot? De plus, il peut s'acheter des gens d'esprit, et celui qui en est le maître n'est-il pas plus spirituel que ses acquisitions? Moi qui, grâce à mon argent, suis capable d'obtenir tout ce qu'un cœur humain désire, n'ai-je pas en moi tous les pouvoirs humains? Mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire?
Si l'argent est le lien qui m'unit à la vie humaine, qui unit à moi la société et m'unit à la nature et à l'homme, l'argent n'est-il pas le lien de tous les liens? Ne peut-il pas nouer et dénouer tous les liens? N'est-il pas, de la sorte, l'instrument de division universel? Vrai moyen d'union, vraie force chimique de la société, il est aussi la vraie monnaie « divisionnaire ».
Shakespeare signale surtout deux propriétés de l'argent :
1. Il est la divinité manifestée, la transformation de toutes les qualités humaines et naturelles en leur contraire, l'universelle confusion et perversion des choses ; il harmonise les incompatibilités ;
2. Il est la prostituée universelle, l'universel entremetteur des hommes et des peuples.
[...]
Ce que je ne puis en tant qu'homme, ce que ne peuvent toutes mes énergies d'individu, je le puis grâce à l'argent. L'argent fait de chacune des puissances de mon être ce qu'elles ne sont pas en soi : il les change en leur contraire.
Si j'ai envie d'un repas, si je veux prendre la chaise de poste, n'étant pas assez fort pour faire la route à pied, l'argent me procure le repas et la chaise de poste, c'est-à-dire qu'il transforme mes vœux – êtres imaginaires – et les transfère de leur existence pensée, figurée ou voulue, dans une existence sensible, réelle ; il les fait passer de l'imagination à la vie, de l'être figuré à l'être réel. Cette fonction médiatrice fait de l'argent une puissance véritablement créatrice.
Sans doute, l'envie existe aussi chez qui n'a pas d'argent, mais c'est une chose purement chimérique qui, pour moi, pour un tiers, pour les autres, est sans effet, sans être réel, sans objet. La différence entre la demande effective, fondée sur l'argent, et la demande sans effet, fondée sur mon besoin, ma passion, mon désir, etc., est la différence entre l'être et la pensée, entre l'idée existant seulement en moi et l'idée telle qu'elle est pour moi en dehors de moi en tant qu'objet réel.
Quel que je sois, si je n'ai pas d'argent pour voyager, je n'ai pas de besoin – on veut dire de besoin réel de voyager – susceptible d'être satisfait. Quel que je sois, si j'ai la vocation des études mais point d'argent pour m'y adonner, je n'ai pas la vocation des études, c'est-à-dire une vocation effective, véritable. En revanche, si je n'ai pas réellement la vocation des études, mais que j'ai la volonté et l'argent pour m'y adonner, alors ma vocation sera effective. [...]
[...]
Notion existante et agissante de la valeur, l'argent confond et échange toute chose; il en est la confusion et la conversion générales. Il est le monde à l'envers, la confusion et la conversion de toutes les qualités naturelles et humaines.
Qui peut acheter le courage est courageux, fût-il lâche. L'argent ne s'échange pas contre telle qualité, telle chose, telles forces de l'être humain : il s'échange contre la totalité du monde objectif de l'homme et de la nature. Il sert donc à échanger (du point de vue de son possesseur) toute qualité contre toute autre, fût-elle son contraire. Il fait fraterniser les incompatibilités, il force les ennemis à se donner l'accolade.
Imagine l'homme humain et son rapport au monde comme un rapport humain, et tu ne pourras échanger l'amour que contre l'amour, la confiance que contre la confiance, etc. Si tu veux jouir de l'art, tu devras avoir une culture artistique ; si tu veux avoir un ascendant sur autrui, tu devras être capable d'agir pour le bien des autres et exercer une influence stimulante. Chacun de tes rapports avec l'homme – et avec la nature – devra être une manifestation déterminée, conforme à l'objet de ta volonté, à ta vraie vie individuelle. Si tu aimes sans susciter l'amour réciproque, si ton amour ne provoque pas la réciprocité, si vivant et aimant tu ne te fais pas aimer, alors ton amour est impuissant, il est infortune.
[...] le salaire est la somme d'argent que le capitaliste paie pour un temps de travail déterminé ou pour la fourniture d'un travail déterminé.
Le capitaliste achète donc (semble-t-il) leur travail avec de l'argent. C'est pour de l'argent qu'ils lui vendent leur travail. Mais il n'en est ainsi qu'apparemment. Ce qu'ils vendent en réalité au capitaliste pour de l'argent, c'est leur force de travail. Le capitaliste achète cette force de travail pour un jour, une semaine, un mois, etc. Et, une fois qu'il l'a achetée, il l'utilise en faisant travailler l'ouvrier pendant le temps stipulé. [...]
Leur marchandise, la force de travail, les ouvriers l'échangent contre la marchandise du capitaliste, contre l'argent, et, en vérité, cet échange a lieu d'après un rapport déterminé. [...] La valeur d'échange d'une marchandise, évaluée, en argent, c'est précisément ce qu'on appelle son prix. Le salaire n'est donc que le nom particulier donné aux prix de la force de travail appelé d'ordinaire prix du travail, il n'est que le nom donné aux prix de cette marchandise particulière, qui n'est en réserve que dans la chair et le sang de l'homme.
Prenons le premier ouvrier venu, par exemple, un tisserand. Le capitaliste lui fournit le métier à tisser et le fil. Le tisserand se met au travail et le fil devient de la toile. Le capitaliste s'approprie la toile et la vend 20 marks par exemple. Le salaire du tisserand est-il alors une part de la toile, des 20 marks, du produit de son travail ? Pas du tout. Le tisserand a reçu son salaire bien avant que la toile ait été vendue et peut-être bien avant qu'elle ait été tissée. Le capitaliste ne paie donc pas ce salaire avec l'argent qu'il va retirer de la toile, mais avec de l'argent accumulé d'avance. De même que le métier à tisser et le fil ne sont pas le produit du tisserand auquel ils ont été fournis par l'employeur, les marchandises qu'il reçoit en échange de sa marchandise – la force de travail – ne le sont pas davantage. Il peut arriver que le capitaliste ne trouve pas d'acheteur du tout pour sa toile. Il peut arriver qu'il ne retire pas même le salaire de sa vente. Il peut arriver qu'il la vende de façon très avantageuse par rapport au salaire du tisserand. Tout cela ne regarde en rien le tisserand. Le capitaliste achète avec une partie de sa fortune actuelle, de son capital, la force de travail du tisserand tout comme il a acquis, avec une autre partie de sa fortune, la matière première – le fil – et l'instrument de travail – le métier à tisser. Après avoir fait ces achats, et parmi ces achats il y a aussi la force de travail nécessaire à la production de la toile, il ne produit plus qu'avec des matières premières et des instruments de travail qui lui appartiennent à lui seul. Car, de ces derniers, fait aussi partie notre brave tisserand qui, pas plus que le métier à tisser, n'a sa part du produit ou du prix de celui-ci.
Le salaire n'est donc pas une part de l'ouvrier à la marchandise qu'il produit. Le salaire est la partie de marchandises déjà existantes avec laquelle le capitaliste s'approprie par achat une quantité déterminée de force de travail productive.
La force de travail est donc une marchandise que son possesseur, le salarié, vend au capital. Pourquoi la vend-il ? Pour vivre.
[...] Pour lui-même, le travail n'est pas une partie de sa vie, il est plutôt un sacrifice de sa vie. C'est une marchandise qu'il a adjugée à un tiers. C'est pourquoi le produit de son activité n'est pas non plus le but de son activité. Ce qu'il produit pour lui-même, ce n'est pas la soie qu'il tisse, ce n'est pas l'or qu'il extrait du puits, ce n'est pas le palais qu'il bâtit. Ce qu'il produit pour lui-même, c'est le salaire, et la soie, l'or, le palais se réduisent pour lui à une quantité déterminée de moyens de subsistance, peut-être à un tricot de coton, à de la monnaie de billon et à un logement dans une cave. Et l'ouvrier qui, douze heures durant, tisse, file, perce, tourne, bâtit, manie la pelle, taille la pierre, la transporte, etc., regarde-t-il ces douze heures de tissage, de filage, de perçage, de travail au tour ou de maçonnerie, de maniement de la pelle ou de taille de la pierre comme une manifestation de sa vie, comme sa vie? Bien au contraire. La vie commence pour lui où cesse activité, à table, à l'auberge, au lit. Par contre, les douze heures de travail n'ont nullement pour lui le sens de tisser, de filer, de percer, etc., mais celui de gagner ce qui lui permet d'aller à la table, à l'auberge, au lit. [...]
La force de travail ne fut pas toujours une marchandise. Le travail ne fut pas toujours du travail salarié, c'est-à-dire du travail libre. L'esclave ne vendait pas sa force de travail au possesseur d'esclaves, pas plus que le bœuf ne vend le produit de son travail au paysan. L'esclave est vendu, y compris sa force de travail, une fois pour toutes, à son propriétaire. Il est une marchandise qui peut passer de la main d'un propriétaire dans celle d'un autre. Il est lui-même une marchandise, mais sa force de travail n'est pas sa marchandise. Le serf ne vend qu'une partie de sa force de travail. Ce n'est pas lui qui reçoit un salaire du propriétaire de la terre ; c'est plutôt le propriétaire de la terre à qui il paie tribut.
Le serf appartient à la terre et constitue un rapport pour le maître de la terre. L'ouvrier libre, par contre, se vend lui-même, et cela morceau par morceau. Il vend aux enchères 8, 10, 12, 15 heures de sa vie, jour après jour, aux plus offrants, aux possesseurs des matières premières, des instruments de travail et des moyens de subsistance, c'est-à-dire aux capitalistes. L'ouvrier n'appartient ni à un propriétaire ni à la terre, mais 8, 10, 12, 15 heures de sa vie quotidienne appartiennent à celui qui les achète. L'ouvrier quitte le capitaliste auquel il se loue aussi souvent qu'il veut, et le capitaliste le congédie aussi souvent qu'il le croit bon, dès qu'il n'en tire aucun profit ou qu'il n'y trouve plus le profit escompté. Mais l'ouvrier dont la seule ressource est la vente de sa force de travail ne peut quitter la classe tout entière des acheteurs, c'est-à-dire la classe capitaliste, sans renoncer à l'existence. Il n'appartient pas à tel ou tel employeur, mais à la classe capitaliste, et c'est à lui à y trouver son homme, c'est-à-dire à trouver un acheteur dans cette classe bourgeoise.
La première question que nous avons à nous poser est celle-ci : Qu'est-ce que la valeur d'une marchandise? Comment la détermine-t-on?
[...]
Comme les valeurs d'échange des marchandises ne sont que les fonctions sociales de ces objets et n'ont rien de commun avec leurs qualités naturelles, il faut tout d'abord nous demander : Quelle est la substance sociale commune à toutes les marchandises? C'est le travail. Pour produire une marchandise, il faut y appliquer, y faire entrer une quantité déterminée de travail. Et je ne dis pas seulement de travail, mais de travail social. Un homme qui produit un objet pour son usage personnel immédiat, en vue de le consommer lui-même, crée un produit, mais non une marchandise. En tant que producteur subvenant à lui-même, il n'a rien de commun avec la société. Mais pour produire une marchandise, il faut que cet homme produise non seulement, un article qui satisfasse à quelque besoin social, mais il faut encore que son travail soit un élément ou une fraction de la somme totale du travail utilisé par la société. Il faut que son travail soit subordonné à la division du travail qui existe au sein de la société. Il n'est rien sans les autres subdivisions du travail et à son tour il est nécessaire pour les compléter.
Lorsque nous considérons les marchandises en tant que valeurs, nous les regardons exclusivement sous le seul aspect de travail social réalisé, fixé ou, si vous voulez, cristallisé en elles. Sous ce rapport, elles ne peuvent se distinguer les unes des autres que par le fait qu'elles représentent des quantités plus ou moins grandes de travail : par exemple, on emploie une plus grande quantité de travail pour un mouchoir de soie que pour une tuile. Mais comment mesure-t-on la quantité de travail? D'après le temps que dure le travail, en mesurant le travail à l'heure, à la journée, etc. Naturellement, pour se servir de cette mesure, on ramène tous les genres de travail au travail moyen, ou travail simple considéré comme leur unité.
Nous arrivons donc à cette conclusion : une marchandise a une valeur parce qu'elle est une cristallisation de travail social. La grandeur de sa valeur, sa valeur relative dépend de la quantité plus ou moins grande de cette substance sociale quelle contient, c'est-à-dire de la quantité relative de travail nécessaire à sa production. Les valeurs relatives des marchandises sont donc déterminées par les quantités ou sommes respectives de travail qui sont employées, réalisées, fixées en elles. Les quantités de marchandises correspondantes, qui peuvent être produites dans le même temps de travail, sont de valeur égale. Ou encore, la valeur d'une marchandise est à la valeur d'une autre marchandise comme la quantité de travail représentée dans l'une est à la quantité de travail représentée dans l'autre.
Supposons que la quantité moyenne des objets courants nécessaires à la vie d'un ouvrier exigent, pour leur production, 6 heures de travail moyen. Supposons, en outre, que 6 heures de travail moyen soient réalisées dans une quantité d'or égale à 3 shillings. Ces 3 shillings seraient le prix, ou l'expression monétaire de la valeur journalière de la force de travail de cet homme. S'il travaillait six heures par jour, il produirait chaque jour une valeur suffisante pour acheter la quantité moyenne des objets dont il a journellement besoin, c'est-à-dire pour se conserver comme ouvrier.
[...]
[...] Mais cela ne le rend pas incapable de travailler journellement 10 à 12 heures ou davantage. En payant la valeur journalière ou hebdomadaire de la force de travail de l'ouvrier fileur, le capitaliste s'est acquis le droit de se servir de celle-ci pendant toute la journée ou toute la semaine. Il le fera donc travailler, mettons, 12 heures par jour. Au-dessus des 6 heures qui lui sont nécessaires pour produire l'équivalent de son salaire, c'est-à-dire de la valeur de sa force de travail, le fileur devra donc travailler 6 autres heures que j'appellerai les heures de surtravail, lequel surtravail se réalisera en une plus-value et un surproduit. Si notre ouvrier fileur, par exemple, au moyen de son travail journalier de 6 heures ajoute au coton une valeur de 3 shillings qui forme l'équivalent exact de son salaire, il ajoutera au coton en 12 heures une valeur de 6 shillings et produira un surplus correspondant de filé. Comme il a vendu sa force de travail au capitaliste, la valeur totale, c'est-à-dire le produit qu'il a créé, appartient au capitaliste qui est, pour un temps déterminé propriétaire de sa force de travail. En déboursant 3 shillings, le capitaliste va donc réaliser une valeur de 6 shillings puisque, en déboursant la valeur dans laquelle sont cristallisées 6 heures de travail, il recevra, en retour, une valeur dans laquelle sont cristallisées 12 heures de travail. S'il répète journellement ce processus, le capitaliste déboursera journellement 3 shillings et en empochera 6, dont une moitié sera de nouveau employée à payer de nouveaux salaires et dont l'autre moitié formera la plus-value pour laquelle le capitaliste ne paie aucun équivalent. C'est sur cette sorte d'échange entre le capital et le travail qu'est fondée la production capitaliste, c'est-à-dire le salariat, que l'ouvrier en tant qu'ouvrier et le capitaliste en tant que capitaliste sont obligés de reproduire constamment.
Dans la personne de l'ouvrier, il se révèle subjectivement que le capital, c'est l'homme qui s'est perdu complètement ; dans le capital, il se révèle objectivement que le travail, c'est l'homme vidé de sa substance humaine. Or, l'ouvrier a le malheur d'être un capital vivant, donc besogneux : pour peu qu'il ne travaille pas, il perd ses intérêts et jusqu'à son existence. En tant que capital, la valeur de l'ouvrier augmente selon l'offre et la demande ; même physiquement, son existence, sa vie, est et a été considérée comme une marchandise analogue à toute autre marchandise qui s'offre. L'ouvrier produit le capital, le capital le produit ; il se produit donc lui-même, et, en tant qu'ouvrier, en tant que marchandise, l'homme est le produit du mouvement dans son ensemble. L'homme qui n'est plus qu'un ouvrier n'aperçoit – en tant qu'ouvrier – ses qualités d'homme que dans la mesure où elles existent pour le capital qui lui est étranger. Mais comme le capital et l'homme sont étrangers l'un à l'autre, que leurs rapports sont marqués d'indifférence, d'extériorité et de contingence, il est inévitable que ce caractère étranger manifeste sa réalité. Dès lors que – nécessité ou arbitraire – le capital s'avise de ne plus exister pour l'ouvrier, celui-ci cesse d'exister pour lui-même : privé de travail, donc de salaire, n'ayant en fait d'existence humaine que celle de sa condition ouvrière, il n'a plus qu'à disparaître, qu'à mourir de faim, etc. L'ouvrier n'existe comme ouvrier que s'il existe pour soi, en tant que capital, et il n'existe en tant que capital que si un capital existe pour lui. L'existence du capital est son existence, sa vie, il en détermine le contenu d'une manière qui ne tient aucun compte de l'ouvrier. L'économie politique ne connaît donc pas l'ouvrier sans emploi, le travailleur dans la situation d'un sans-travail. Le coquin, l'escroc, le mendiant, le travailleur qui chôme, qui meurt de faim, qui est misérable et criminel – autant de figures qui n'existent pas pour l'économie politique, mais aux seuls yeux du médecin, du juge, du fossoyeur, du prévôt des mendiants, etc. Ces fantômes ne sont pas de son domaine. Elle ne voit dans les besoins de l'ouvrier que ce qui est nécessaire à son entretien tant qu'il travaille, et ce à seule fin que la race des ouvriers ne vienne pas à s'éteindre. Le salaire a donc tout à fait la même signification que l'entretien, le maintien en bon état de tout autre instrument productif, que la consommation du capital en général pour pouvoir se reproduire avec profit. Il en est tout comme de l'huile qu'on emploie pour maintenir des rouages en bon état. Le salaire fait partie des frais nécessaires du capital et du capitaliste ; il ne doit pas dépasser les limites de cette nécessité.
En rendant inutile l'effort musculaire, la machine permet d'employer des ouvriers sans grande force musculaire, mais dont les membres sont d'autant, plus souples qu'ils sont moins développés. Quand le capital s'empara de la machine, son cri fut : du travail de femmes, du travail d'enfants! La machine, ce moyen puissant de diminuer les travaux de l'homme, se changea aussitôt en moyen d'augmenter le nombre des salariés. Elle courba tous les membres de la famille, sans distinction d'âge ni de sexe, sous le bâton du capital. Le travail forcé de tous au profit du capital, usurpa le temps des jeux de l'enfance et remplaça le travail libre ayant pour but l'entretien de la famille.
La valeur de la force de travail était déterminée par les frais d'entretien de l'ouvrier et de sa famille. En jetant la famille sur le marché, en distribuant ainsi sur plusieurs forces la valeur d'une seule, la machine la rabaisse. Il se peut que les quatre forces, par exemple, qu'une famille ouvrière vend maintenant, lui rapportent plus qu'autrefois la seule force de son chef ; mais aussi il y a quatre journées de travail au lieu d'une : il faut maintenant que quatre personnes, au lieu d'une, fournissent au capital non seulement du travail, mais encore du surtravail pour qu'une seule famille vive. C'est ainsi que la machine, en augmentant la matière humaine exploitable, élève en même temps le degré d'exploitation.
L'emploi capitaliste du machinisme, dénature profondément le contrat dont la première condition était que capitaliste et ouvrier devaient traiter ensemble comme personnes libres, marchands tous deux, l'un possesseur d'argent ou de moyens de production, l'autre possesseur de force de travail. Tout cela est renversé, dès que le capitaliste achète femmes et enfants. Autrefois, l'ouvrier vendait sa propre force de travail dont il pouvait librement disposer ; maintenant, il vend femmes et enfants, il devient marchand d'esclaves.
Par l'annexion au personnel de travail d'une masse considérable d'enfants et de femmes, la machine réussit enfin à briser la résistance que le travailleur mâle opposait encore dans la manufacture au despotisme du capital. La facilité apparente du travail à la machine et l'élément plus maniable et plus docile des femmes et des enfants, l'aident dans son œuvre d'asservissement.
Qu'est-ce qu'une journée de travail? Quelle est la durée du temps pendant lequel le capital a le droit de consommer la force de travail dont il achète la valeur pour un jour? Jusqu'à quel point la journée peut-elle être prolongée au-delà du travail nécessaire à la reproduction de cette force? À toutes ces questions, comme on a pu le voir, le capital répond : La journée de travail comprend 24 heures pleines, déduction faite des quelques heures de repos sans lesquelles la force de travail refuse absolument de reprendre son service. Il est évident que le travailleur n'est rien autre chose sa vie durant que force de travail, et qu'en conséquence tout son temps disponible est, de droit et naturellement, temps de travail appartenant au capital et à la capitalisation. Du temps pour l'éducation, pour le développement intellectuel, pour l'accomplissement de fonctions sociales, pour les relations avec parents et amis, pour le libre jeu des forces du corps et de l'esprit, même pour la célébration du dimanche, et cela dans le pays des sanctificateurs du dimanche [14], pure niaiserie! Mais, dans sa passion aveugle et démesurée, dans sa gloutonnerie de travail extra, le capital dépasse non seulement les limites morales, mais encore la limite physiologique extrême de la journée de travail. Il usurpe le temps qu'exigent la croissance, le développement et l'entretien du corps en bonne santé. Il vole le temps qui devrait être employé à respirer l'air libre et à jouir de la lumière du soleil. Il lésine sur le temps des repas et l'incorpore, toutes les fois qu'il le peut, au procès même de la production, de sorte que le travailleur, rabaissé au rôle de simple instrument, se voit fournir sa nourriture comme on fournit du charbon à la chaudière, de l'huile et du suif à la machine. Il réduit le temps du sommeil, destiné à renouveler et à rafraîchir la force vitale, au minimum d'heures de lourde torpeur sans lequel l'organisme épuisé ne pourrait plus fonctionner. [...] Le capital ne s'inquiète point de la durée de la force de travail. Ce qui l'intéresse uniquement, c'est le maximum qui peut en être dépensé dans une journée. Et il atteint son but en abrégeant la vie du travailleur, de même qu'un agriculteur avide obtient de son sol un plus fort rendement en épuisant sa fertilité. La production capitaliste, qui est essentiellement production de plus-value, absorption de travail extra, ne produit donc pas seulement, par la prolongation de la journée qu'elle impose, la détérioration de la force de travail de l'homme en la privant de ses conditions normales de fonctionnement et de développement, soit au physique, soit au moral, elle produit l'épuisement et la mort précoce de cette force. Elle prolonge la période productive du travailleur pendant un certain laps de temps en abrégeant la durée de sa vie.
Mais la valeur de la force de travail comprend la valeur des marchandises sans lesquelles la reproduction du salarié ou la propagation de sa classe seraient impossibles. Si donc la prolongation contre nature de la journée de travail, à laquelle aspire nécessairement le capital en raison de son penchant démesuré à se faire valoir toujours davantage, raccourcit la période vitale des ouvriers, et par suite la durée de leurs forces de travail, la compensation des forces usées doit être nécessairement plus rapide, et en même temps la somme des frais qu'exige leur reproduction plus considérable, de même que pour une machine la portion de valeur qui doit être reproduite chaque jour est d'autant plus grande que la machine s'use plus vite. Il semblerait en conséquence que l'intérêt même du capital réclame de lui une journée de travail normale.
Le propriétaire d'esclaves achète son travailleur comme il achète son bœuf. En perdant l'esclave, il perd un capital qu'il ne peut rétablir que par un nouveau déboursé sur le marché.
La prolongation de la journée de travail au-delà des bornes du jour naturel, c'est-à-dire jusque dans la nuit, n'agit que comme palliatif, n'apaise qu'approximativement la soif de vampire du capital pour le sang vivant du travail. La tendance immanente de la production capitaliste est donc de s'approprier le travail pendant les 24 heures du jour. Mais comme cela est physiquement impossible si l'on veut exploiter toujours les mêmes forces sans interruption, il faut, pour triompher de cet obstacle physique, une alternance entre les forces de travail employées de nuit et de jour, alternance qu'on peut obtenir par diverses méthodes. Une partie au personnel de l'atelier peut, par exemple, faire pendant une semaine le service de jour et pendant l'autre semaine le service de nuit. Chacun sait que ce système de relais prédominait dans la première période de l'industrie cotonnière anglaise et qu'aujourd'hui même, à Moscou, il est en vigueur dans cette industrie. Le procès de travail non interrompu durant les heures de jour et de nuit est appliqué encore dans beaucoup de branches d'industrie de la Grande-Bretagne « libres » jusqu'à présent, entre autres dans les hauts fourneaux, les forges, les laminoirs et autres établissements métallurgiques d'Angleterre, du pays de Galles et d'Écosse. Outre les heures des jours ouvrables de la semaine, le procès de la production comprend encore les heures du dimanche. Le personnel se compose d'hommes et de femmes, d'adultes et d'enfants des deux sexes. L'âge des enfants et des adolescents parcourt tous les degrés depuis huit ans (dans quelques cas six ans) jusqu'à dix-huit (a)[16]. Dans certaines branches d'industrie, hommes, femmes, jeunes filles travaillent pêle-mêle pendant la nuit (b)[17].
Abstraction faite de l'influence généralement pernicieuse du travail de nuit (c)[18], la durée ininterrompue des opérations pendant 24 heures offre l'occasion toujours cherchée et toujours bienvenue de dépasser la limite nominale de la journée de travail. Par exemple, dans les branches d'industrie extrêmement fatigantes que nous venons de citer, la journée de travail officielle comprend pour chaque travailleur 12 heures au plus, heures de nuit ou heures de jour. Mais le travail en plus au delà de cette limite est dans beaucoup de cas, pour nous servir des expressions du rapport officiel anglais, « réellement épouvantable ».
Depuis plusieurs décennies, l'histoire de l'industrie et du commerce n'est que l'histoire de la révolte des forces productives modernes contre les rapports de production modernes, contre le système de propriété qui est la condition d'existence de la bourgeoisie et de son régime. Il suffit de rappeler les crises commerciales qui, par leur retour périodique, menacent de plus en plus l'existence de la société bourgeoise. Dans ces crises, une grande partie, non seulement des produits déjà créés, mais encore des forces productives existantes est livrée périodiquement à la destruction. Une épidémie sociale éclate, qui, à toute autre époque, eût semblé absurde : l'épidémie de la surproduction. Brusquement, la société se voit rejetée dans un état de barbarie momentanée ; on dirait qu'une famine, une guerre de destruction universelle lui ont coupé les vivres ; l'industrie, le commerce semblent anéantis. Et pourquoi? Parce que la société a trop de civilisation, trop de vivres, trop d'industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle dispose ne jouent plus en faveur de la civilisation bourgeoise et du régime de la propriété bourgeoise ; elles sont, au contraire, devenues trop puissantes pour les institutions bourgeoises qui ne font plus que les entraver ; et dès qu'elles surmontent ces entraves, elles précipitent dans le désordre toute la société bourgeoise et mettent en péril l'existence de la propriété bourgeoise. Les institutions bourgeoises sont devenues trop étroites pour contenir la richesse qu'elles ont créée.
Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises? D'une part, en imposant la destruction d'une masse de forces productives [par la guerre] ; d'autre part, en s'emparant de marchés nouveaux et en exploitant mieux les anciens. Qu'est-ce à dire? Elle prépare des crises plus générales et plus profondes, tout en réduisant les moyens de les prévenir.
Les armes dont la bourgeoisie s'est servie pour abattre la féodalité se retournent à présent contre la bourgeoisie elle-même.
Mais la bourgeoisie n'a pas seulement forgé les armes qui lui donneront la mort ; elle a aussi produit les hommes qui manieront ces armes – les travailleurs modernes, les prolétaires.
Dans la même mesure où la bourgeoisie, autrement dit le capital, se développe, on voit se développer le prolétariat, la classe des travailleurs modernes, qui ne vivent qu'autant qu'ils trouvent du travail, et qui ne trouvent de l'ouvrage qu'autant que leur travail accroît le capital. Ces travailleurs sont obligés de se vendre morceau par morceau telle une marchandise ; et, comme tout autre article de commerce, ils sont livrés pareillement à toutes les vicissitudes de la concurrence, à toutes les fluctuations du marché.
L'extension du machinisme et la division du travail ont fait perdre au travail des prolétaires tout caractère d'indépendance et tout attrait. Le producteur devient un simple accessoire de la machine à qui on ne demande que le geste manuel le plus simple, le plus monotone, le plus vite appris. Par conséquent, le coût du travailleur, c'est à peu près le coût des vivres dont il a besoin pour son entretien et pour perpétuer sa race. Or le prix de toute marchandise, donc aussi du travail, est égal à son coût de production. Il s'ensuit que plus le travail devient répugnant, plus le salaire baisse. Bien plus : à mesure que le machinisme et la division du travail s'accroissent, la somme de labeur augmente, soit par la prolongation de la durée du travail, soit par l'augmentation du travail exigé dans un temps donné, par le mouvement accéléré des machines, etc. [20]
L'industrie moderne a transformé le petit atelier de l'artisan patriarcal en la grande fabrique du capitaliste industriel. Des masses d'ouvriers s'entassent dans les usines et y sont organisés comme des soldats. Simples soldats de l'industrie, ils sont placés sous la surveillance de toute une hiérarchie de sous-officiers et d'officiers. Ils ne sont pas seulement les esclaves de la classe bourgeoise, de l'État bourgeois. Jour par jour heure par heure, ils subissent le joug de la machine, du contremaître et, avant tout, des fabricants bourgeois eux-mêmes. Despotisme d'autant plus mesquin, odieux, exaspérant, que son but, hautement avoué, c'est le profit.
Moins le travail manuel exige d'habileté et de vigueur, autrement dit plus l'industrie moderne se développe, plus le travail des hommes cède la place à celui des femmes et des enfants. Les distinctions de sexe et d'âge ont perdu, pour la classe ouvrière, toute signification sociale. Il n'y a plus que des instruments de travail dont le coût varie en fonction de l'âge et du sexe.
Vient le moment où le travailleur a été suffisamment exploité par le fabricant qui lui compte son salaire : il devient alors la proie de bourgeois d'un autre plumage, du propriétaire, de l'épicier, du prêteur sur gages, etc.
Les couches moyennes, petits industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, toutes ces classes sombrent dans le prolétariat, soit que leur petit capital ne leur permette pas d'employer les procédés de la grande industrie et qu'ils succombent à la concurrence des capitalistes plus puissants ; soit que leur savoir-faire se trouve déprécié par les nouvelles méthodes de production. Le prolétariat se recrute ainsi dans toutes les classes de la population.
Le prolétariat passe par différentes phases de développement. Sa lutte contre la bourgeoisie commence avec son existence même.
I
BOURGEOIS ET PROLÉTAIRES [22]
L'histoire de toute société jusqu'à nos jours n'a été que l'histoire de luttes de classes.
Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurande et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la destruction des deux classes en lutte.
Dans les premières époques historiques, nous constatons presque partout une organisation complète de la société en classes distinctes, une échelle graduée de conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des esclaves ; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres, des compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune de ces classes, une hiérarchie particulière.
La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n'a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n'a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d'autrefois.
Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l'époque de la bourgeoisie, est d'avoir simplifié les antagonismes de classes. La société se divise de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat.
[...]
II
PROLÉTAIRES ET COMMUNISTES
[...]
Le but immédiat des communistes est le même que celui de tous les partis ouvriers : constitution des prolétaires en classes, renversement de la domination bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le prolétariat.
Les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde.
Elles ne sont que l'expression générale des conditions réelles d'une lutte de classes existante, d'un mouvement historique qui s'opère sous nos yeux. L'abolition des rapports de propriété qui ont existé jusqu'ici n'est pas le caractère distinctif du communisme.
Le régime de la propriété a subi de continuels changements, de continuelles transformations historiques.
La Révolution française, par exemple, a aboli la propriété féodale au profit de la propriété bourgeoise.
Ce qui caractérise le communisme, ce n'est pas l'abolition de la propriété en général, mais l'abolition de la propriété bourgeoise.
Or, la propriété privée d'aujourd'hui, la propriété bourgeoise, est la dernière et la plus parfaite expression du mode de production et d'appropriation basé sur des antagonismes de classes, sur l'exploitation des uns par les autres.
En ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette formule unique : abolition de la propriété privée.
On nous a reproché, à nous autres communistes, de vouloir abolir la propriété personnellement acquise, fruit du travail de l'individu, propriété que l'on déclare être la base de toute liberté, de toute activité, de toute indépendance individuelle.
La propriété personnelle, fruit du travail et du mérite! Veut-on parler de cette forme de propriété antérieure à la propriété bourgeoise qu'est la propriété du petit bourgeois, du petit paysan? Nous n'avons que faire de l'abolir, le progrès de l'industrie l'a abolie et continue à l'abolir chaque jour.
Ou bien veut-on parler de la propriété privée d'aujourd'hui, de la propriété bourgeoise?
Mais est-ce que le travail salarié, le travail du prolétaire, crée pour lui de la propriété? Nullement. Il crée le capital, c'est-à-dire la propriété qui exploite le travail salarié, et qui ne peut s'accroître qu'à la condition de produire encore et encore du travail salarié, afin de l'exploiter de nouveau. Dans sa forme présente, la propriété se meut entre ces deux termes antinomiques : le Capital et le Travail. Examinons les deux termes de cette antinomie.
Être capitaliste, c'est occuper non seulement une position purement personnelle, mais encore une position sociale dans la production. Le capital est un produit collectif : il ne peut être mis en mouvement que par l'activité en commun de beaucoup d'individus, et même, en dernière analyse, que par l'activité en commun de tous les individus, de toute la société.
Le capital n'est donc pas une puissance personnelle ; c'est une puissance sociale.
Dès lors, si le capital est transformé en propriété commune appartenant à tous les membres de la société, ce n'est pas une propriété personnelle qui se change en propriété commune. Seul le caractère social de la propriété change. Elle perd son caractère de classe. Arrivons au travail salarié.
Le prix moyen du travail salarié, c'est le minimum du salaire, c'est-à-dire la somme des moyens de subsistance nécessaires pour maintenir en vie l'ouvrier en tant qu'ouvrier. Par conséquent, ce que l'ouvrier s'approprie par son labeur est tout juste suffisant pour reproduire sa vie ramenée à sa plus simple expression. Nous ne voulons en aucune façon abolir cette appropriation personnelle des produits du travail, indispensable à la reproduction de la vie du lendemain, cette appropriation ne laissant aucun profit net qui confère un pouvoir sur le travail d'autrui. Ce que nous voulons, c'est supprimer ce triste mode d'appropriation qui fait que l'ouvrier ne vit que pour accroître le capital, et ne vit qu'autant que l'exigent les intérêts de la classe dominante.
Dans la société bourgeoise, le travail vivant n'est qu'un moyen d'accroître le travail accumulé. Dans la société communiste, le travail accumulé n'est qu'un moyen d'élargir, d'enrichir et d'embellir l'existence des travailleurs.
[...]
[...] il s'agit effectivement d'abolir l'individualité, l'indépendance, la liberté bourgeoises.
Par liberté, dans les conditions actuelles de la production bourgeoise, on entend la liberté de commerce, la liberté d'acheter et de vendre.
[...]
Vous êtes saisis d'horreur parce que nous voulons abolir la propriété privée. Mais, dans votre société, la propriété privée est abolie pour les neuf dixièmes de ses membres. C'est précisément parce qu'elle n'existe pas pour ces neuf dixièmes qu'elle existe pour vous. Vous nous reprochez donc de vouloir abolir une forme de propriété qui ne peut exister qu'à la condition que l'immense majorité soit frustrée de toute propriété.
En un mot, vous nous accusez de vouloir abolir votre propriété à vous. En vérité, c'est bien ce que nous voulons.
Dès que le travail ne peut plus être converti en capital, en argent, en rente foncière, bref en pouvoir social capable d'être monopolisé, c'est-à-dire dès que la propriété individuelle ne peut plus se transformer en propriété bourgeoise, vous déclarez que l'individu est supprimé.
Vous avouez donc que, lorsque vous parlez de l'individu, vous n'entendez parler que du bourgeois, du propriétaire. Et cet individu-là, certes, doit être supprimé.
Le communisme n'enlève à personne le pouvoir de s'approprier des produits sociaux ; il n'ôte que le pouvoir d'asservir à l'aide de cette appropriation le travail d'autrui.
On a objecté encore qu'avec l'abolition de la propriété privée toute activité cesserait, qu'une paresse générale s'emparerait du monde.
Si cela était, il y a beau temps que la société bourgeoise aurait succombé à la fainéantise, puisque, dans cette société, ceux qui travaillent ne gagnent pas et que ceux qui gagnent ne travaillent pas. Toute l'objection se réduit à cette tautologie qu'il n'y a plus de travail salarié du moment qu'il n'y a plus de capital.
[...]
Nous reprochez-vous de vouloir abolir l'exploitation des enfants par leurs parents? Ce crime-là, nous l'avouons.
Mais nous brisons, dites-vous, les liens les plus intimes, en substituant à l'éducation par la famille l'éducation par la société.
Et votre éducation à vous, n'est-elle pas, elle aussi, déterminée par la société? Déterminée par les conditions sociales dans lesquelles vous élevez vos enfants, par l'immixtion directe ou non de la société, par l'école, etc.? Les communistes n'inventent pas l'action de la société sur l'éducation ; ils en changent seulement le caractère et arrachent l'éducation à l'influence de la classe dominante.
Les déclamations bourgeoises sur la famille et l'éducation, sur les doux liens qui unissent l'enfant à ses parents deviennent de plus en plus écœurantes, à mesure que la grande industrie détruit tout lien de famille pour le prolétaire et transforme les enfants en simples articles de commerce, en simples instruments de travail.
Mais la bourgeoisie tout entière de s'écrier en chœur : Vous autres, communistes, vous voulez introduire la communauté des femmes!
Pour le bourgeois, sa femme n'est autre chose qu'un instrument de production. Il entend dire que les instruments de production doivent être exploités en commun et il conclut naturellement que les femmes elles-mêmes partageront le sort commun de la socialisation.
Il ne soupçonne pas qu'il s'agit précisément d'arracher la femme à son rôle actuel de simple instrument de production.
Rien de plus grotesque, d'ailleurs, que l'horreur ultra-morale qu'inspire à nos bourgeois la prétendue communauté officielle des femmes que professeraient les communistes. Les communistes n'ont pas besoin d'introduire la communauté des femmes ; elle a presque toujours existé.
Nos bourgeois, non contents d'avoir à leur disposition les femmes et les filles des prolétaires, sans parler de la prostitution officielle, trouvent un plaisir singulier à se cocufier mutuellement.
Le mariage bourgeois est, en réalité, la communauté des femmes mariées. Tout au plus pourrait-on accuser les communistes de vouloir mettre à la place d'une communauté des femmes hypocritement dissimulée, une communauté franche et officielle. Il est évident, du reste, qu'avec l'abolition du régime de production actuel, disparaîtra la communauté des femmes qui en découle, c'est-à-dire la prostitution officielle et non officielle.
[...]
Abolissez l'exploitation de l'homme par l'homme, et vous abolirez l'exploitation d'une nation par une autre nation.
Du jour où tombe l'antagonisme des classes à l'intérieur de la nation, tombe également l'hostilité des nations entre elles.
Quant aux accusations portées d'une façon générale contre le communisme, à des points de vue religieux, philosophiques et idéologiques, elles ne méritent pas un examen approfondi.
Est-il besoin d'une grande perspicacité pour comprendre que les idées, les conceptions et les notions des hommes, en un mot leur conscience, changent avec tout changement survenu dans leurs conditions de vie, leurs relations sociales, leur existence sociale.
Que démontre l'histoire des idées, si ce n'est que la production intellectuelle se transforme avec la production matérielle? Les idées dominantes d'une époque n'ont jamais été que les idées de la classe dominante.
[...]
[...] la première étape dans la révolution ouvrière est la constitution du prolétariat en classe dominante, la conquête de la démocratie.
Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l'État, c'est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite la quantité des forces productives.
Cela ne pourra naturellement se faire, au début, que par une violation despotique du droit de propriété et du régime bourgeois de production, c'est-à-dire par des mesures qui, économiquement, paraissent insuffisantes et insoutenables, mais qui, au cours du mouvement, se dépassent elles-mêmes et sont indispensables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier.
Ces mesures, bien entendu, seront fort différentes dans les différents pays.
Cependant, pour les pays les plus avancés, les mesures suivantes pourront assez généralement être mises en application :
Expropriation de la propriété foncière et affectation de la rente foncière aux dépenses de l'État.
Impôt fortement progressif.
Abolition de l'héritage.
Confiscation des biens de tous les émigrés et rebelles.
Centralisation du crédit entre les mains de l'État, au moyen d'une banque nationale, dont le capital appartiendra à l'État, et qui jouira d'un monopole exclusif.
Centralisation entre les mains de l'État de tous les moyens de transport.
Multiplication des manufactures nationales et des instruments de production ; défrichement des terrains incultes et amélioration des terres cultivées, d'après un plan d'ensemble.
Travail obligatoire pour tous ; organisation d'armées industrielles, particulièrement pour l'agriculture.
Combinaison du travail agricole et du travail industriel ; mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne.
Éducation publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des enfants dans les fabriques tel qu'il est pratiqué aujourd'hui. Combinaison de l'éducation avec la production matérielle, etc.
Les antagonismes de classes une fois disparus dans le cours du développement, toute la production étant concentrée dans les mains des individus associés, alors le pouvoir public perd son caractère politique. Le pouvoir politique, à proprement parler, est le pouvoir organisé d'une classe pour l'oppression d'une autre. Si le prolétariat, dans sa lutte contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe, s'il s'érige par une révolution en classe dominante et, comme classe dominante, détruit par la violence l'ancien régime de production, il détruit, en même temps que ce régime de production, les conditions de l'antagonisme des classes, il détruit les classes en général et, par là même, sa propre domination comme classe.
À la place de l'ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous.
[...]
IV
En somme, les communistes appuient en tous pays tout mouvement révolutionnaire contre l'ordre social et politique existant.
Dans tous ces mouvements, ils mettent en avant la question de la propriété, à quelque degré d'évolution qu'elle ait pu arriver, comme la question fondamentale du mouvement.
Enfin, les communistes travaillent à l'union et à l'entente des partis démocratiques de tous les pays.
Les communistes ne s'abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l'ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent à l'idée d'une révolution communiste! Les prolétaires n'y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner.
PROLÉTAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS !
Le droit au travail est aux yeux des bourgeois un contresens, un désir vain, pitoyable. Mais derrière le droit au travail, il y a le pouvoir sur le capital ; derrière le pouvoir sur le capital, il y a l'appropriation des moyens de production, leur subordination à la classe ouvrière associée, c'est-à-dire la suppression du salariat du capital et de leurs rapports historique.
[1] Karl Marx, Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel, 1844. Extrait de Karl Marx, Philosophie, Éditions Gallimard © 1968, Folio essais # 244, pages 89-90.
[2] S'il est certain que Marx tenait « pour décisifs les coups portés à la religion par Strauss, Feuerbach, Bauer et les autres jeunes-hégéliens », il est, en revanche, faux d'affirmer que « dans sa théorie de l'ideologie [...] la religion fait fonction de clef de voûte de l'édifice », qu' « elle est le sceau qui distingue le phénomène global de l'aliénation » (Cottier, 1959, p. 153). En se séparant de Bruno Bauer, avec qui il a probablement écrit La Trompette du jugement dernier (1841), Marx a clairement marqué son refus de faire de l'athéisme, et donc de la religion, sa préoccupation exclusive. [Ibid. page 533]
[3] On lit chez Heinrich Heine : « Pour des hommes à qui la terre n'a plus rien à offrir, on a inventé le ciel [...]. Gloire à cette invention! Gloire à une religion qui a verse à l'humanité souffrante, dans la coupe arrière, quelques gouttes douces et soporifiques, de 1'opium moral, quelques gouttes d'amour, d'espoir et de foi » (Ludwig Borne, éd. 1971, p. 111.et commentaire de K Briegleb, ibid., p. 866). Voir aussi Wackenheim, 1963, p. 187 sq. « La célèbre phrase : " La religion est l'opium du peuple " n'est qu'une répétition de la théorie de Bauer selon laquelle la religion endort la conscience des croyants, les réconcilie avec la réalité misérable en dessinant un tableau illusoire du bonheur promis dans le monde futur » (Z. Rosen, 1977, p. 140). L'auteur renvoie, en outre, à d'Holbach et a S. Maréchal, qui employaient, à propos de la religion, des comparaisons métaphoriques similaires. [Ibid. page 533-534]
[4] Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845. Extrait de Marx et Engels, Œuvres choisies, Éditions du Progrès, Moscou © 1978, pages 24-26. (Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Éditions Sociales, Paris, 1966)
[5] Karl Marx, Ébauche d'une critique de l'économie politique, 1844. Extrait de Karl Marx, Philosophie, Éditions Gallimard © 1968, Folio essais # 244, pages 189-194.
[6] Paroles de Méphistophélès. Adaptateur plus que traducteur de Faust, G. de Nerval prend ici trop de libertés avec l'original, et sa traduction demande à être utilisée avec prudence. [Ibid. page 552]
[7] Shakespeare, Timon d'Athènes, acte IV, scène III. (Œuvres complètes. bibl. de la Pléiade, t. II. 1959, p. 1223 et p. 1231.) Trad. de F.-V. Hugo, légèrement révisée. La première citation de Timon d'Athènes illustrera, dans le Capital, l'analyse de la thésaurisation. (Pléiade I, p. 674.) Nouvelle preuve de la constance d'un état émotif qui, loin de dériver d'une vue théorique, a dû plutôt la susciter.
[8] Karl Marx, Travail salarié et capital, 1891. Extrait de Marx et Engels, Œuvres choisies, Éditions du Progrès, Moscou © 1978, pages 69-72.
[9] Karl Marx, Rapport présenté aux réunions du Conseil général de la 1re Internationale, juin 1865. Extrait de Marx et Engels, Œuvres choisies, Éditions du Progrès, Moscou © 1978, pages 206 et 207.
[10] Ibid. Extrait de Ibid., pages 215-217.
[11] Karl Marx, Ébauche d'une critique de l'économie politique, 1844. Extrait de Karl Marx, Philosophie, Éditions Gallimard © 1968, Folio essais # 244, pages 179-181.
[12] Karl Marx, Le capital. Extrait de Karl Marx, Le capital, Édition Les Belles Éditions, Paris (non daté), pages 78-79.
[13] Ibid. Extrait de Karl Marx, Œuvres de Karl Marx, Économie 1, Éditions Gallimard, La Pléiade © 1963, pages 799-801.
[14] En Angleterre, par exemple, on vit de temps à autre dans les districts ruraux quelque ouvrier condamné à la prison pour avoir profané le sabbat en travaillant devant sa maison dans son petit jardin. Le même ouvrier est puni pour rupture de contrat s'il s'absente le dimanche de la fabrique, papeterie, verrerie, etc., même par dévotion. Le Parlement orthodoxe ne s'inquiète pas de la profanation du sabbat quand elle a lieu en l'honneur et dans l'intérêt du dieu Capital. Dans un mémoire des journaliers de Londres employés chez des marchands de poisson et de volaille, où l'abolition du travail du dimanche est demandée (août 1863), il est dit que leur travail dure en moyenne 15 heures chacun des 6 premiers jours de la semaine et 8 à 10 heures le dimanche. On voit par ce mémoire que c'est surtout la gourmandise délicate des bigots aristocratiques d'Exeter Hall qui encourage cette profanation du jour du Seigneur. Ces saints personnages si zélés in cute curanda, autrement dit, dans le soin de leur peau, attestent leur qualité de chrétien par la résignation avec laquelle ils supportent le travail excessif, la faim et les privations d'autrui. Obsequium ventris istis perniciosius est, – mener joyeuse vie leur (c'est-à-dire aux travailleurs) fait du tort.
[15] Ibid. Extrait de Ibid., pages 797-799.
[16] (a) Children's Employment Commission. Third Report, 1864, pages 4, 5 et 6.
[17] (b) « Dans le Staffordshire et le sud du pays de Galles, des jeunes filles et des femmes sont employées au bord des tosses et aux tas de coke, non seulement le jour, mais encore la nuit. Cette coutume a été souvent mentionnée dans des rapports présentés au Parlement comme entraînant à sa suite des maux notoires. Ces femmes employées avec les hommes, se distinguant à peine d'eux dans leur accoutrement, et toutes couvertes de fange et de fumée, sont exposées à perdre le respect d'elles-mêmes et par suite à s'avilir, ce que ne peut manquer d'amener un genre de travail si peu féminin. » (L. c., 194, p. 36.) Comp. Fourth Report (1865) 61, p. 13. Il en est de même dans les verreries.
[18] « Il semble naturel, remarque un fabricant d'acier qui emploie des enfants au travail de nuit, que les jeunes garçons qui travaillent la nuit ne puissent ni dormir le jour, ni trouver un moment de repos régulier, mais ne cessent de rôder çà et là pendant le jour. » (L. c., Fourth Rep., 63, p. 13.) [...]
[19] Karl Marx, Manifeste du Parti Communiste, 1848. Extrait de Karl Marx, Philosophie, Éditions Gallimard © 1965, Folio essais # 244, pages 406-409.
[20] Marx ne fait ici que prendre à son compte cette « loi d'airain des salaires » [salaire minimum] qu'Engels, dans ses Principes (question 5). établit comme suit « Le travail est une marchandise comme n'importe quelle autre ; par conséquent, son prix est déterminé exactement d'après les mêmes lois que le prix de toute autre marchandise sous le règne de la grande industrie ou de la libre concurrence [...], le prix d'une marchandise est, en moyenne, toujours égal au coût de production de cette marchandise. Donc, le prix du travail est encore égal aux frais de production du travail. Mais ces frais consistent exactement en autant de moyens de subsistance qu'il en faut pour permettre au travailleur de conserver sa capacité de travail, et pour maintenir en vie la classe ouvrière. Le travailleur ne recevra donc pas pour son travail plus qu'il n'est nécessaire à tel effet ; par conséquent, le prix du travail ou le salaire sera le plus bas, le minimum qui est nécessaire pour le faire vivre. Étant donné que la conjoncture commerciale est tantôt pire, tantôt meilleure, il recevra tantôt moins, tantôt plus, tout comme l'industriel reçoit tantôt plus, tantôt moins pour sa marchandise. Mais de même que l'industriel ne reçoit en moyenne pour sa marchandise, pendant les bonnes et mauvaises périodes, ni plus ni moins que les frais de production ; de même le travailleur ne recevra, en moyenne, ni plus ni moins que ce minimum. Cette loi économique du salaire se réalisera avec d'autant plus de rigueur que la grande industrie s'emparera progressivement de toutes les branches du travail (MEGA, l. c., p. 505). Ce n'est que dans le Capital que Marx donnera une forme définitive à sa théorie dite de la « paupérisation »; et l'on pourra constater que la théorie de la plus-value absolue et relative ne fait que développer le thème ébauché dans le Manifeste.
[21] Karl Marx, Manifeste du Parti Communiste, 1848. (Éditions Sociales, Paris, 1966.) Extrait de Marx et Engels, Œuvres choisies, Éditions du Progrès, Moscou © 1978, pages 31, 32, 42-49 et 59.
[22] On entend par bourgeoisie la classe des capitalistes modernes, propriétaires des moyens de production sociale et qui emploient le travail salarié. On entend par prolétariat la classe des ouvriers salariés modernes qui, privés de leurs propres moyens de production, sont obligés, pour subsister, de vendre leur force de travail. (Note d'Engels pour l'édition anglaise de 1888.)
[23] Karl Marx, Les luttes de classes en France (1848-1850), 1850, Éditions Sociales, Paris, 1968. Disponible en ligne : Les classiques des sciences sociales de l'UQAC p. 47. (Page consultée le 28 mai 2011.) Extrait audio de Karl Marx, Un cours particulier de Luc Ferry, Éditions Frémeaux © 2011, CD2-[8].