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1922 |
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L'Analyse des sensations [1] |
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SOMMAIRE |
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3. Connexions - Unité vs Singularité 12. Le corps est un Moi par économie de pensée 13. Système des éléments : les corps, les corps physiologiques, les Moi 7. Un monde collé à notre corps |
Les couleurs, les sons, les températures, les pressions, les espaces, les temps, etc., forment entre eux des connexions multiples et variées, et ils sont eux-mêmes associés à des états d'âme, des sentiments et des volitions. De ce réseau émerge ce qui est relativement plus solide et plus stable, qui s'imprime dans la mémoire, et s'exprime dans la langue. Se manifestent tout d'abord, comme étant relativement plus stables, parce qu'ils sont liés (fonctionnellement) au temps et à l'espace, les complexes de couleurs, de sons, de températures, etc., de sorte qu'on leur attribue des noms particuliers, et qu'on les désigne comme des corps. En aucun cas, toutefois, ceux-ci ne sont absolument stables. Selon l'éclairage, ma table est tantôt plus claire, tantôt plus foncée ; elle peut être tantôt plus chaude, tantôt plus froide. Elle peut comporter une tache d'encre ; un pied peut se briser. On peut la réparer, la polir, en remplacer chacune des parties. Elle demeure pourtant, à mes yeux, la table sur laquelle j'écris chaque jour. Mon ami peut s'habiller d'une autre façon, son visage devenir sérieux ou souriant. La couleur de son teint peut s'altérer sous l'effet de l'éclairage ou de l'émotion ; sa silhouette se modifier par un seul de ses mouvements ou subir une modification continuelle. Pourtant la somme des choses qui restent stables l'emporte tellement sur les transformations progressives, que ces dernières se voient reléguées au second plan. Et c'est chaque jour avec le même ami que je fais ma promenade. Mes habits peuvent avoir une tache ou un trou. L'expression montre déjà qu'on a affaire à une somme de composants stables, sur laquelle vient subsidiairement se greffer du nouveau, ou à laquelle quelque autre chose, parce qu'elle manque, est soustraite. La plus grande fréquence, la suprématie des constantes sur les variables, nous imposent une économie de la représentation et de la dénomination, pour une part instinctive, pour une part volontaire et consciente, qui s'exprime dans la pensée et le langage quotidiens. Ce qui a été représenté de manière unique, reçoit une seule dénomination, un seul nom. Quant au complexe de souvenirs, d'états d'âme et de sentiments qui se rattachent à un corps particulier (le corps humain), et que l'on désigne en tant que Moi [Ich], il se montre relativement stable. Je peux m'occuper de telle ou telle chose, être calme et gai, ou furieux et de mauvaise humeur. Malgré cela, il reste suffisamment de choses stables (hormis les cas pathologiques) pour reconnaître ce Moi comme étant le même. Sans doute, le Moi n'est-il que d'une stabilité relative. L'apparente stabilité du Moi réside principalement dans la continuité, dans la lenteur avec laquelle il se transforme. Ce qui constitue son soubassement est fait de ces petites habitudes qui persistent assez longtemps, inconsciemment et involontairement, de cette foule de pensées, de ces projets d'hier, aujourd'hui poursuivis, que nous rappelle sans cesse l'environnement où nous nous trouvons à l'état de veille (dans le rêve aussi, les contours du Moi peuvent s'estomper ; il lui arrive de se dédoubler ou de devenir complètement absent). Il n'y a pour ainsi dire pas de plus grandes différences entre le Moi de diverses personnes qu'il ne s'en rencontre, au cours des années, dans le Moi d'un même homme. Si je ne disposais point de la chaîne des souvenirs, je devrais, quand j'évoque aujourd'hui ma prime jeunesse, tenir le garçon que j'étais (à quelques détails près) pour un autre que moi. Certains textes mêmes, que j'ai écrits il y a vingt ans de cela, me semblent parfaitement étrangers. La très graduelle transformation du corps contribue également à cette stabilité du Moi, mais beaucoup moins qu'on ne le croit. On analyse encore ces choses, et on s'y intéresse bien moins qu'au Moi intellectuel et moral. Chacun se connaît personnellement fort mal [2]. [...] Le Moi est aussi peu stable, dans l'absolu, que ne le sont les corps. [...] 3. Connexions - Unité vs Singularité L'habitude finalisée qui consiste à désigner ce qui est stable par un seul nom et, sans recourir chaque fois à l'analyse de ses composants, à concevoir ce dernier par une seule pensée, peut entrer en conflit avec le souci de spécifier les éléments constitutifs. L'image obscure de la chose stable qui ne se modifie pas sensiblement si l'une ou l'autre de ses composantes vient à manquer, nous semble une entité pour soi. Dans la mesure où l'on peut retirer chacune des composantes singulières d'une image, sans que celle-ci ne cesse de tenir lieu de l'ensemble qu'elles constituent, et ainsi se voir reconnue pour telle, on pense qu'il serait possible d'abstraire toutes les composantes, et que même alors il en resterait quelque chose. C'est par là que naît de manière naturelle l'idée philosophique d'une chose en soi (aussi bien inconnaissable que distincte de son « phénomène »), idée qui d'abord nous en impose, mais qui s'avère vite une monstruosité. La chose, le corps, la matière, ne sont rien en effet hors de la connexion [Zusammenhang] des éléments, des couleurs, des sons..., autrement dit de ce qu'on nomme leurs caractéristiques. Le prétendu problème philosophique, aux multiples aspects, qui pose qu'une chose est une sous ses divers caractères, naît de la méconnaissance du fait qu'on ne peut opérer simultanément une appréhension synoptique et une approche sélective rigoureuse — bien qu'elles soient toutes les deux justifiées à tel ou tel moment, et fécondes selon le but qu'on s'est fixé. Le corps est un et le même dans tous ses changements, aussi longtemps que nous n'avons pas à tenir compte de ses singularités. De la même façon la terre est une sphère, tout comme la boule de billard, à partir du moment où nous faisons abstraction des déformations de la forme sphérique, et parce qu'une précision plus grande serait superflue. Mais que nous soyons contraints de faire une étude orographique, ou d'utiliser un microscope, et ces deux corps cesseront d'être des sphères. Les idées exposées auront plus de fermeté et d'évidence si on ne les exprime pas sous une forme purement abstraite, mais en regardant en face, et directement, les faits dont elles proviennent. Si, par exemple, je suis allongé sur un canapé, et ferme l'œil droit, l'image représentée par l'illustration suivante s'offrira à mon œil gauche. Figure 1
Dans le cadre formé par le sourcil, le nez et la moustache, apparaît une partie de mon corps, la seule qui me soit visible, et de ce qui l'entoure. Ce qui différencie mon corps des autres corps humains — en plus du fait que chaque représentation plus vive d'un mouvement se communique aussitôt par ce mouvement, et que le contact que j'ai avec mon corps occasionne des transformations encore plus brutales que le contact avec d'autres corps —, c'est qu'il n'est perçu qu'en partie, et que singulièrement il est vu sans tête. Si j'observe un élément A dans le champ de vision et que je cherche à le mettre en connexion avec un élément B, situé dans le même champ, je quitte le domaine de la physique pour entrer dans celui de la physiologie ou de la psychologie, pourvu que B, selon l'expression pertinente d'un ami à la vue de ce dessin, me soit « passé à travers la peau ». On peut se livrer à des réflexions analogues à celles du champ visuel pour le domaine du toucher ou pour le champ perceptif des autres sens. 12. Le corps est un Moi par économie de pensée Comme nous l'avons déjà mentionné, à partir de ce complexe d'éléments qui, fondamentalement, est un, on ne saurait assigner une délimitation précise et satisfaisante dans tous les cas entre le corps et le Moi. La réunion des éléments les plus intimement connexes à la douleur et au plaisir sous une unité idéelle que, par économie de pensée, nous nommons le Moi, revêt la plus haute signification pour l'intellect, quand il se met au service de la volonté afin d'éviter la douleur et de rechercher le plaisir. La frontière du Moi se détermine donc de manière instinctive ; elle devient une habitude, et peut être renforcée par l'hérédité. [...] Ce qui est primaire, ce n'est pas le Moi, mais les éléments (les sensations). [...] Les éléments constituent le Moi. Je perçois (par les sens) la couleur verte, signifie que le vert intervient dans un complexe spécifique d'autres éléments (sensations, souvenirs). Lorsque je cesse de percevoir la couleur verte, lorsque je meurs, ces éléments n'apparaissent plus dans leur cercle habituel. On a tout dit par là. Ce n'est pas une unité réelle qui a cessé d'exister, mais seulement une unité idéelle, relevant de l'économie de la pensée. Le Moi n'est pas une chose une, inaltérable, déterminée, ou strictement délimitée. Ce n'est point l'immutabilité, ni la différenciation définie d'avec les autres moi, ou la stricte délimitation, qui comptent vraiment, car tous ces moments varient déjà d'eux-mêmes au cours de la vie de chaque individu ; ces changements, l'individu s'emploie activement à les produire. Seule importe, en définitive, la continuité. Cette vision des choses s'accorde avec celle à laquelle est parvenu Weismann, dans ses recherches biologiques, où il est question de la partition de l'individu en deux moitiés égales. Mais cette continuité n'est encore qu'un moyen pour préparer et garantir le contenu du Moi. C'est ce contenu — et non le Moi — qui est la chose principale. Celui-ci, cependant, ne se limite pas à l'individu. Excepté quelques souvenirs de peu d'importance et sans valeur aucune, ce contenu est préservé chez d'autres, après la mort des individus. Les éléments de la conscience d'un même individu entretiennent une relation forte entre eux ; ils n'ont qu'un rapport faible, et sinon rarement significatif, avec ceux d'un autre individu. C'est pourquoi chacun pense avoir connaissance de soi seul, en cela qu'il s'appréhende comme une unité indivise et indépendante. Mais les contenus de conscience de portée universelle transgressent les limites de l'individu, et poursuivent une existence impersonnelle, supra-individuelle, quoique liée à des individus, et affranchie de la personnalité au sein de laquelle ils se développent. N'est-ce pas l'une des plus grandes joies de l'artiste et du savant, du réformateur social, que de contribuer à cette existence ? Le Moi ne peut, en aucun cas, être sauvé [unrettbar]. C'est en partie cette intuition, en partie la peur qu'elle suscite, qui conduisent aux absurdités les plus extravagantes, pessimistes ou optimistes, religieuses, ascétiques et philosophiques. On ne pourra pas à la longue occulter cette vérité simple que révèle l'analyse psychologique ; on ne pourra plus accorder une valeur éminente au Moi, qui varie déjà tant au cours d'une vie, et peut faire défaut en partie ou totalement, lorsqu'on est plongé dans le sommeil ou la contemplation, lorsqu'on est absorbé dans une pensée — précisément dans les moments où l'on est le plus heureux. On renoncera volontiers, dans ce cas, à l'immortalité individuelle, sans accorder plus de valeur à l'accessoire qu'à l'essentiel. Il en résulte alors une vie plus libre et plus inspirée, excluant le mépris pour le Moi d'autrui autant que la surestimation du Moi propre. L'idéal éthique fondé sur cette dernière sera aussi éloigné d'un idéal ascétique, biologiquement intenable — puisqu'il disparaît avec la vie de l'ascète —, qu'il ne l'est de l'idéal nietzschéen de l'insolent « Surhomme », insupportable pour ses semblables, et qui — espérons-le — ne le supporteront pas. Si on ne se contente pas de connaître la connexion entre les éléments (les sensations), et si nous demandons : « Qui possède cette connexion de sensations ? Qui en fait l'expérience ? », nous retombons dans la vieille ornière qui consiste à rapporter chaque élément (chaque sensation) à un complexe inanalysé ; nous nous enfonçons à nouveau, sans nous en apercevoir, dans une perspective atavique, régressive et plus restreinte. On fait souvent remarquer qu'une expérience psychique qui ne serait pas l'expérience d'un sujet déterminé, n'est pas une expérience ; qu'elle n'est pas pensable sinon, et on croit par là avoir exposé le rôle essentiel de l'unité de la conscience. Combien de degrés divers, toutefois, peut avoir la conscience du Moi [Ichbewuβtsein], et à partir de combien de souvenirs multiples et fortuits est-elle constituée ? On pourrait dire tout aussi bien qu'un processus physique, qui ne se produit pas dans un environnement donné — et à dire vrai toujours dans le monde —, n'est pas lui non plus pensable. Pour entreprendre notre recherche, il doit nous être permis, ici comme là, de faire abstraction de cet environnement dont l'influence peut être très variable, et dans certains cas particuliers réduite au minimum. Que l'on pense aux sensations des animaux primitifs, auxquels on ne saurait guère assigner un sujet. C'est en fonction des sensations que se construit le sujet, qui à son tour, il est vrai, réagit sur ses sensations. L'habitude qui consiste à traiter le complexe inanalysé du Moi comme une entité indivise s'est souvent exprimée sur le plan scientifique de manière curieuse. On extirpe d'abord du corps le système nerveux, en tant que siège des sensations. Puis, dans ce système nerveux, on privilégie le cerveau, cherchant en lui un point fixe qui assignerait un siège à l'âme elle-même, afin de sauver la soi-disant unité psychique. Des conceptions aussi frustes peuvent difficilement dessiner, fût-ce dans ses grandes lignes, les voies de la recherche future sur les rapports du physique et du psychique. « L'unité psychique » repose sans doute sur le fait que les différents organes qui font partie du système nerveux sont physiquement mis en connexion, et peuvent facilement être stimulés l'un par l'autre. J'ai entendu une fois discuter sérieusement de la question suivante : « Comment la perception d'un grand arbre peut-elle trouver place dans la petite tête d'un homme ? » Même si ce problème n'en est pas un, on peut se faire une idée de l'absurdité dans laquelle on tombe aisément, dès qu'on envisage que les sensations sont situées spatialement dans le cerveau. S'il est question des sensations d'un autre homme, elles n'ont rien à faire dans mon champ optique, et moins encore a fortiori dans l'espace physique ; elles y sont introduites par la pensée, et je les pense alors liées par une relation causale (ou mieux fonctionnelle), mais non pas spatiale, avec le cerveau humain, tel qu'il est observé ou représenté. Lorsque j'évoque mes propres sensations, celles-ci ne se situent pas spatialement dans ma tête, car c'est ma « tête » qui partage plutôt avec elles le même champ visuel (ce que nous avons illustré précédemment dans la Figure 1). Il est inutile d'insister sur l'unité de la conscience. De même que l'apparente opposition entre la réalité et le monde perçu réside exclusivement dans notre façon de voir les choses, et qu'en fait il n'y a pas de fossé entre les deux ; de même un contenu de conscience aux connexions multiples n'est en rien plus difficile à comprendre que la multiplicité des connexions qui sont dans le monde. En voulant concevoir le Moi comme une unité idéelle, on ne sortirait pas du dilemme suivant : soit mettre en face de ce Moi un monde fait d'essences inconnaissables (démarche oiseuse et sans objet), soit considérer l'ensemble du monde, y compris le Moi des autres hommes, comme étant contenu dans notre propre Moi (ce à quoi on peut difficilement se résoudre avec sérieux). Si, en revanche, on envisage un tel Moi à la façon d'une unité pratique, cherchant provisoirement à s'orienter, ou comme un groupe composite d'éléments, unis par une connexion plus forte, mais entretenant une connexion plus faible avec les autres groupes, les questions de cet ordre ne se posent plus, et la recherche peut alors se donner libre cours. Dans ses remarques philosophiques, Lichtenberg dit : « Nous prenons conscience de certaines représentations qui ne dépendent pas de nous ; d'autres, au contraire, en dépendent, du moins le croyons-nous ; où passe la frontière ? Tout ce que nous connaissons, c'est l'existence de nos sensations, de nos représentations et de nos pensées. Cela pense, devrait-on dire, comme on dit de l'éclair : cela brille. Parler du Cogito est déjà trop, si on le traduit par Je pense. Admettre le Moi, le postuler, n'est rien qu'une nécessité pratique. » Bien que Lichtenberg emprunte un chemin quelque peu différent du nôtre pour parvenir à ce résultat, au résultat lui-même nous ne pouvons que souscrire. 13. Système des éléments : les corps, les corps physiologiques, les Moi
Le schéma ci-dessus offre une ébauche du système des éléments. À l'intérieur de l'espace encadré d'un seul trait [bleu], se trouvent les éléments qui appartiennent au monde des sens, dont la liaison est soumise à une loi, et dont l'interdépendance particulière forme le monde physique (inanimé), comme celui du corps des hommes, des animaux et des plantes. À leur tour, tous ces éléments sont dans une relation de dépendance spécifique avec certains des éléments K, L, M — les nerfs de notre corps —, où se manifestent les faits de la physiologie des sens. L'espace encadré deux fois contient les éléments relevant de la vie psychique supérieure : images du souvenir, représentations, et, parmi celles-ci, celles que nous formons de la vie psychique de nos semblables, qui sont distinguées par les accents [', '']. Les représentations entretiennent certes, entre elles, d'autres relations (association, imagination), que celles qui existent entre les éléments A, B, C... K, L, M..., tels qu'ils sont perçus par les sens. Cependant, il ne fait aucun doute, qu'ils sont très intimement apparentés à ces derniers et que leur comportement est, en dernier lieu, déterminé par A, B, C... K, L, M..., c'est-à-dire par l'ensemble du monde physique, et notamment par le truchement de notre système nerveux, qu'ils sont dépendants de notre corps. Les représentations ', ', ' du contenu de conscience de nos semblables jouent pour nous le rôle de substitutions intermédiaires, grâce auxquelles le comportement qui est le leur — soit le rapport fonctionnel de K', L', M' à A, B, C — nous devient compréhensible, à défaut de quoi il resterait pour soi seul inexpliqué (et strictement physique). Selon nous, ce qui importe vraiment, pour toutes les questions dignes d'intérêt soulevées ici de manière raisonnable, c'est la prise en compte des différentes variables fondamentales, et de leurs rapports de dépendance respectifs. Tel est bien l'essentiel. En réalité, que l'on considère tout ce qui est donné comme contenu de conscience, — ou bien, (mais fût-ce en partie ou complètement), comme quelque chose de physique [physikalisch], ne change rien aux relations fonctionnelles. La mission biologique de la science est d'offrir l'orientation la plus complète possible à l'individu humain, doué d'une pleine perception sensorielle. Tout autre idéal scientifique est irréalisable, et dépourvu d'aucun sens. 7. Un monde collé à notre corps Quand je tourne la tête, je ne vois pas seulement chacune de ces parties, que je suis capable de voir en effet, quand elle est détournée — ce qui se comprend de suite par ce qui précède —, mais je sens aussi qu'elle tourne. Ce qui repose sur le fait que dans le domaine du toucher existent des rapports parfaitement analogues à ceux du domaine visuel [3]. Quand je saisis de la main un objet, une sensation tactile se complique avec une innervation. Si je regarde vers lui, une sensation lumineuse prend la place de la sensation tactile. Même lorsque les objets ne sont pas touchés, des sensations épidermiques se rencontrent à l'égard d'objets qui détournent notre attention, et celles-ci, se compliquant avec des innervations changeantes, contribuent également à la représentation de notre corps en mouvement, pour coïncider complètement avec la représentation obtenue par la voie optique. [...] [...] Mais les observations les plus remarquables sont dues à William James. Chez les sourds-muets, James découvre une surprenante et assez commune insensibilité au vertige giratoire, fréquemment une grande incertitude dans leur démarche quand ils ont les yeux fermés, et dans la plupart des cas, une perte saisissante du sens de l'orientation quand ils sont plongés sous l'eau, auquel cas ils éprouvent une grande angoisse, ne sachant plus où se trouve le haut et le bas. Ces observations montrent de façon très nette, comme ma théorie le laissait prévoir, que la perception de l'équilibre propre est considérablement amoindrie chez les sourds-muets, et que les deux autres sens de l'orientation : le sens de la vue, et le sens musculaire (dans les cas d'immersion, ce dernier perd, avec la suspension du poids du corps, tout point de repère) deviennent par cela même plus nécessaires. * * * Une présentation exhaustive de la théorie des « sensations de position, de mouvement et de résistance au mouvement », est fournie par Nagel dans son Manuel de physiologie humaine (1905). Comme, depuis des années, je ne suis plus en mesure de suivre de près les travaux expérimentaux en ce domaine, j'ai prié le Dr Josef Pollack de mettre en évidence, pour le lecteur de ce livre, les aspects les plus intéressants parmi ces publications récentes. Il a eu la grande amabilité de répondre à ma demande dans les paragraphes suivants (14 à 19). « Au cours des dix années écoulées, les résultats des expériences morphologiques, comparatives et physiologiques, réalisées sur le labyrinthe de l'oreille (limaçon, canaux semi-circulaires, dispositif des otolithes) confortent — presque sans exception aucune — l'hypothèse de Mach et Breuer. On peut considérer qu'il est prouvé que le limaçon, et lui seul, doit être reçu en tant qu'organe proprement dit de l'audition ; le vestibule n'a pas la moindre fonction acoustique. Biehl en a offert une preuve irrécusable : il a réussi à constater des troubles de l'équilibre sur des brebis, dont l'ouïe était restée intacte, mais sur lesquelles, tout en épargnant la cochlée [Ramus cochlearis] il avait sectionné la branche vestibulaire du tronc acoustique. Tout aussi fondée, et pratiquement incontestable, la partie de la théorie regardant la fonction statique, pour qui les canaux semi-circulaires sont les organes sensoriels de la perception des mouvements de la tête et (indirectement) du corps, surtout depuis que — grâce aux études anatomiques de Breuer concernant les cils épithéliaux des ampoules [saccule et utricule] — cette hypothèse a été amendée de façon non négligeable. Breuer l'énonce ainsi : « Les mouvements de rotation, aussi rapides soient-ils, ne sont pas ressentis, s'ils sont réguliers et continus. On perçoit en revanche, le début et la fin, l'accélération et le ralentissement de la rotation. Les accélérations angulaires, positives et négatives, agissent seules sur le dispositif des ampoules, et non les vitesses angulaires continues. Ces accélérations sont causes d'un déplacement momentané de l'anneau endolymphique, et des deux vésicules de l'ampoule contenant le liquide [cupula terminalis] — l'ampoule en tant que masse consistante rassemble en faisceau, sous une forme constante et autonome, les cils des cellules épithéliales — ; par là même la pression exercée par les cils des récepteurs se transmet à la paroi externe en tant qu'une excitation des terminaisons nerveuses. Cette pression et cette excitation déclenchent, aussi longtemps qu'elles durent, la sensation d'une rotation. Tant que le contrecoup de l'accélération négative (quand la rotation s'arrête), ou tant que l'élasticité des faisceaux de cils tendus (qui agit lentement), n'ont pas rétabli l'état normal, la sensation persiste. » Le système des canaux de l'arcade membraneuse a, d'ailleurs, comme tous les organes sensoriels, la propriété de déclencher, outre des sensations, des réflexes (cf. Breuer, Delage, Nagel). Les muscles des yeux entrent ici prioritairement en ligne de compte comme organes réactifs : lors des mouvements de rotation du corps, ces muscles confèrent des mouvements de rotation aux yeux. Sans doute Mach avait-il pressenti que le mouvement dû à une accélération progressive ne peut pas avoir d'influence sur la lymphe contenue dans les canaux semi-circulaires, et que, pour la perception de cette accélération (et pour la sensation des positions de la tête), il fallait supposer des organes particuliers dans le labyrinthe. — Breuer est du moins parvenu à nous rendre très vraisemblable que cette fonction revient au système des otolithes. Il présume que le poids même des otolithes leur fait exercer une pression sur les cellules ciliées qui se trouvent en dessous d'eux. Chaque inclinaison de la tête change probablement la position du saccule et de l'utricule, et ce faisant aussi celle de l'épithélium sensoriel. En déterminant les « directions de glissement » des otolithes, lors de divers mouvements de tête, Breuer montre qu'il n'est possible d'indiquer clairement la position de la tête que grâce à l'action concertée de ces deux vésicules. « Pour toute position de la tête, il n'existe qu'une combinaison déterminée de grandeurs gravitationnelles des otolithes à l'intérieur des quatre ampoules. Si, comme nous en faisons l'hypothèse, la gravitation des otolithes fait l'objet d'une sensation, chacune des positions de la tête se caractérise par une combinaison déterminée de ces sensations. » — Dans le cas d'une accélération linéaire, toute secousse appelle, à cause de l'inertie de la masse des otolithes, une accélération relative de ces masses dans la direction opposée, et c'est elle qui présente l'excitation sensorielle adéquate. Cette partie de l'hypothèse s'est largement confirmée sur le plan heuristique ; elle est devenue la base des recherches entreprises sur les animaux inférieurs, chez lesquels seuls des otolithes apparaissent [i.e : qui n'ont pas de fonction auditive] ; elle a également conduit à isoler des fonctions propres aux animaux supérieurs par des démonstrations expérimentales. Parmi le riche ensemble de ceux qui ont été découverts ces dernières années chez les animaux inférieurs, je ne mettrai l'accent que sur quelques faits significatifs. Il s'agit d'études portant sur les phénomènes de perturbation qui suivent l'extraction des otolithes, sur le comportement en cas de rotation et sur les mouvements compensatoires. Les travaux de Prentiss sont d'un intérêt particulier. Il a tout d'abord répété les célèbres expériences de Kreidl : contraindre des écrevisses, lorsqu'elles muent, à s'introduire des otolithes en métal, et confirmé ensuite que la théorie correspondait en étudiant leur comportement vis-à-vis des aimants. Mais il est également parvenu à faire des observations sur des larves de homards nageant en toute liberté, privés de la possibilité de se former des otolithes, quand le temps de la mue avait passé. Il put se convaincre que ces larves présentaient les mêmes phénomènes que ceux qu'on observe sur les palémones, chez qui on a extrait les otolithes : elles roulent d'un côté sur l'autre, nagent le ventre en l'air, et se laissent mettre sur le dos bien plus facilement que les larves normales, — quand on les éblouit, la perte de l'équilibre est encore plus visible. Ce même auteur décrit aussi le comportement d'une écrevisse, qui est normalement dépourvue de statocyste (Virbius zostericula), de la façon suivante : « Ce n'est pas une forme nageant librement, mais elle s'accroche à des herbes, prenant des positions indépendantes de la pesanteur. Quand on la force à nager, elle le fait de manière erratique, quoique la plupart du temps le dos dirigé vers le haut. On peut aisément la retourner, et mise dans cette position on ne réussit à la redresser que lentement. Sa nage erratique fait penser à celle des autres crustacés dont les statocystes ont été détruits. Quand ses yeux se colorent, à la lampe noire, elle perd tout sens de l'orientation. » Les expériences de Prentiss rappellent en partie celles de K. L. Schaefer, qui en faisant faire des tests de rotation aux têtards, découvrit que la première apparition du vertige correspond à la période où la formation des otolithes est achevée chez la grenouille. Importantes sont aussi les recherches menées par Ach sur la grenouille, qui découvre justement que les otolithes doivent être mis en relation avec le mouvement réflexe de la paupière opposée. Du fait que le réflexe de la paupière chez la grenouille à qui on a extrait les otolithes disparaît, tant dans les mouvements verticaux rapides que dans les mouvements horizontaux, Ach en déduit la conséquence suivante : les otolithes ont pour fonction de servir d'organes sensoriels dans la perception des décalages linéaires d'un corps dans l'espace. Si je résume les résultats de ces recherches dont je n'ai proposé qu'un choix restreint : les mouvements des yeux compensant chaque mouvement de la tête pour le champ visuel (mouvements des yeux qui sont effectués également par les aveugles et quand nous avons les yeux fermés, mais qui manquent chez beaucoup de sourds-muets) et, en cas de rotation continue, le rôle des nystagmus ; la rotation circulaire des yeux lorsque la direction de l'accélération des masses dans le corps est modifiée par la force centrifuge ; le vertige rotatoire et sa loi (son absence chez beaucoup de sourds-muets) ; et finalement le vertige galvanique, pour lequel les hommes se comportent comme les animaux — il découle de tout cela suffisamment de preuves en faveur de la théorie de Mach et Breuer, même si l'on ne peut disconvenir que beaucoup de questions restent encore en suspens. À la différence des autres hypothèses (Ewald, Cyon), elle a le mérite de rendre clairement compréhensible la disposition spécifique qui répond à l'excitation adéquate dans le système des ampoules et des otolithes, mieux que pour tout autre organe sensoriel, et de faire que ces deux organes s'adaptent bien au labyrinthe, selon le principe des énergies spécifiques. Elle démontre, en tout cas, que la sensation de mouvement est un domaine propre et complètement particulier. » Voilà pour l'exposé du Professeur Pollack. Sans faire violence aux faits décrits dans mon ouvrage [Über Bewegungsempfindungen], les observations rapportées ci-dessus nous offrent la possibilité de modifier la conception théorique de ces faits eux-mêmes : ce que nous nous proposons de faire désormais. Il demeure très vraisemblable qu'il existe un organe dans la tête — qu'on pourrait appeler organe terminal [Endorgan] : EO — réagissant aux accélérations, et par l'intermédiaire duquel nous avons accès à la connaissance des mouvements. Il me semble, pour ma part, indubitable que l'existence des sensations de mouvement est de nature purement sensorielle, et je concède difficilement que quiconque ayant répété sur lui-même ces expériences puisse désavouer de telles sensations. [...] 2. Le sens musculaire (b) W. James et H. Miinsterberg ont remarquablement analysé les processus psychiques qui accompagnent l'acte et le mouvement volontaires. Il paraît simple et naturel de considérer que le mouvement réel est associé au mouvement représenté, comme une représentation est associée à une autre. Mais le type, l'ampleur, l'effort même du mouvement, qui sont liés à l'exécution de ce dernier, font que deux points de vue s'opposent s'agissant des sensations. Le premier, représenté par Bain, Wundt et Helmholtz, etc., admet que l'innervation est elle-même ressentie, quand elle se transmet aux muscles. James et Münstenberg sont d'une autre opinion. Ils considèrent que toutes les sensations kinesthésiques qui accompagnent le mouvement, sont excitées à la périphérie par des éléments sensibles [sensible Elemente] dans la peau, les muscles et les articulations. Ce sont surtout des observations sur des personnes anesthésiées qui militent contre l'idée d'une origine centrale des sensations kinesthésiques : sous l'effet de la privation de toute sensibilité, elles ne savent rien nous dire sur les mouvements passifs de leurs membres, bien que, guidées par la vue, elles soient encore capables de les mouvoir. Nous ressentons l'effort d'un muscle « faradisé » exactement de la même façon que nous ressentons celui d'un muscle innervé volontairement. Il n'est pas nécessaire de supposer des sensations spécifiques d'innervation pour expliquer ces phénomènes, et par conséquent, en vertu du principe d'économie, nous devons écarter cette hypothèse. Enfin, de telles sensations d'innervation ne sont pas observables directement. 1. La sensation de temps (a) Les sensations de temps sont beaucoup plus difficiles à étudier que les sensations d'espace. Nombre de sensations se produisent avec de distinctes sensations d'espace ; d'autres non. Mais les sensations de temps accompagnent toute autre sensation, et ne peuvent être entièrement détachées d'aucune. Nous en sommes ainsi réduits dans cette recherche à nous préoccuper des variations de la sensation de temps. Une seconde difficulté s'ajoute à cette difficulté psychologique : c'est que les processus physiologiques avec lesquels la sensation de temps est mise en connexion sont beaucoup moins connus ; ils se tiennent plus profonds, et ils sont plus cachés que les processus correspondant à d'autres sensations. L'analyse doit par conséquent se limiter en priorité au versant psychologique, ne pouvant aborder le côté physique, comme il était possible de le faire — en partie du moins — pour les autres domaines de la sensation. Il n'est guère besoin d'insister sur l'importance du rôle que joue l'ordre temporel des éléments dans notre vie psychique. Cet ordre est presque plus décisif que celui de l'espace. L'inversion de l'ordre temporel déforme bien davantage un processus que le retournement d'une configuration spatiale [Raumgestalt] du haut vers le bas. Il fait tout simplement de la même expérience vécue, une nouvelle et une autre expérience. C'est pourquoi on ne reproduit les mots d'un discours, d'un poème, que dans l'ordre de l'expérience vécue, et non point dans un ordre inversé, pour lequel en général ils ont un sens complètement différent, sinon pas de sens du tout. Si l'on épelle les syllabes des mots en sens inverse, ou si on fait marcher à l'envers le phonographe, en renversant ainsi toute la succession acoustique, on ne reconnaît même plus les parties constitutives du discours. Des souvenirs déterminés ne s'accrochent qu'à la succession phonétique du mot, et ces mêmes souvenirs ne s'assemblent, pour nous fournir un sens déterminé, que s'ils sont éveillés dans un ordre déterminé correspondant à la suite des mots. Mais une succession de sons, une simple mélodie, pour lesquelles l'habitude et l'association ne jouent qu'un rôle négligeable, deviennent méconnaissables elles aussi à la faveur d'un renversement temporel. La succession temporelle de représentations ou de sensations même très élémentaires appartient à leur image mémorielle. Que l'on appréhende le temps comme sensation, et il est moins surprenant alors que dans une série, où l'ordre suivi est A B C D E, n'importe lequel de ces membres : C, par exemple, convoque seulement le souvenir des termes qui suivent, mais non des termes qui précédent. L'image mémorielle d'un bâtiment ne surgit pas non plus retournée avec le toit en bas. Au reste, il ne semble pas que cela revienne au même si un organe A est excité après que l'ait été un organe B, ou inversement. Un problème physiologique demeure sous-jacent ici : seule sa solution nous donnerait la pleine compréhension de ce fait psychologique fondamental qu'est le déroulement des séries reproductives suivant un sens déterminé. [...] 2. Qu'il existe une sensation de temps spécifique me semble d'après cela hors de doute. L'identité de rythme entre deux mesures voisines composées de suites de notes complètement différentes, est saisie immédiatement. Ce n'est pas ici l'affaire de l'entendement ou de la réflexion ; c'est bien celle de la sensation.
De la même manière que des corps diversement colorés peuvent présenter la même configuration spatiale, nous avons ici deux figures acoustiques de couleur différente, mais qui possèdent la même configuration temporelle [Zeitgestalt]. De même que dans le premier cas, nous devinons directement l'identité des parties constitutives de la sensation d'espace, nous remarquons ici immédiatement les parties constitutives identiques de la sensation de temps, ou l'identité du rythme. J'affirme cela, bien sûr, du caractère immédiat de la sensation de temps, en ce qui concerne seulement de petites unités de temps. Quand ces unités de temps sont longues, nous jugeons et nous évaluons par le souvenir les processus qui ont eu lieu en elles, et cela par l'analyse de plus petits intervalles dont nous avions la sensation directe. 4. Puisque la sensation de temps reste toujours présente, aussi longtemps que je suis conscient, il est vraisemblable qu'elle est coordonnée avec le dépérissement [Komsumtion] organique nécessairement lié de façon très étroite à la conscience, et que nous ressentons comme temps le travail de l'attention. Quand l'attention est concentrée sur son objet, le temps nous semble long, mais il semble court, si elle est occupée à quelque chose de facile. Dans un état d'insensibilité, quand ce qui nous entoure semble indifférent, les heures filent à toute vitesse. Quand toute notre faculté d'attention est épuisée, nous dormons. Dans un sommeil sans rêves, la sensation de temps fait aussi défaut. Si un profond sommeil sépare le jour d'hier de celui d'aujourd'hui, qu'on déduit les sensations vitales qui elles ne changent pas, ce jour-ci et celui d'hier ne sont plus raccordés entre eux que par un lien intellectuel. Sur la différence probable qu'il y a dans la mesure du temps selon la taille des animaux d'une même espèce, je me suis déjà exprimé en d'autres occasions. Mais la mesure du temps semble changer également avec l'âge. Que les jours me paraissent courts aujourd'hui comparés à ceux de ma jeunesse ! Et si je me souviens du battement des secondes de l'horloge astronomique, ce battement m'apparaît aujourd'hui sensiblement accéléré. Je ne puis me défendre de l'impression que mon unité de temps physiologique s'est agrandie. 26. La sensation de temps (b) Le temps du physicien ne coïncide pas avec le système des sensations de temps. Lorsque le physicien veut déterminer un temps, il pose comme règle de mesure des processus identiques ou supposés identiques (oscillations du pendule, rotation de la terre, etc.) Le fait qui est connecté à la sensation de temps est donc subordonné à une réaction, et le résultat de celui-ci — le nombre auquel on aboutit — tient lieu uniquement de la sensation de temps, servant à nous offrir une détermination plus précise du déroulement de la pensée. De la même façon, nous ne réglons pas nos pensées concernant les processus thermiques d'après la sensation de chaleur que nous procurent nos corps, mais d'après celle, beaucoup plus précise, que nous donne la lecture du niveau de mercure d'après la réaction du thermomètre. Habituellement, on remplace la sensation de temps par la sensation d'espace (angle de rotation de la terre, course de l'aiguille sur le cadran de la montre), et cette sensation à son tour par un nombre. [...] [...] Quand nous imaginons mentalement le déroulement de faits différents (par exemple le refroidissement d'un corps et la chute libre d'un autre) au moyen de telles équations où est contenu le facteur temps, on peut — de ces équations — éliminer le temps, et par exemple déterminer le surcroît de température en fonction de l'espace parcouru par la chute d'un corps. Les éléments se présentent alors simplement comme dépendants les uns des autres. Mais on devrait déterminer plus précisément le sens d'une telle équation en ajoutant que seules les distances croissantes de chute, ou bien que seules les températures décroissantes doivent être substituées les unes aux autres. Si nous pensons de cette manière que l'excédent de température est déterminé en fonction de la distance parcourue, la dépendance alors n'est pas directe. Je partage sur ce point l'avis de Petzoldt. Mais la dépendance n'est pas non plus directe si nous posons que l'excédent de température est déterminé par l'angle de rotation de la terre. Car personne ne croira que les mêmes valeurs de température pourraient revenir aux mêmes valeurs angulaires, par exemple s'il arrivait qu'une secousse vienne modifier la vitesse de rotation terrestre. Il résulte de ces considérations, me semble-t-il, que nos démonstrations s'appuyant sur une méconnaissance partielle de certaines variables indépendantes (décisives, mais inaccessibles) ne sont que provisoires. C'est bien là le sens que je voulais faire entendre en parlant jadis d'indétermination. Ce point de vue est aussi tout à fait comparable à l'institution des déterminations univoques, qui se produit toujours sous le postulat qu'il y a des conditions données, en faisant abstraction des changements inattendus et inhabituels. Cette conception est, selon moi, inéluctable, dès qu'on tient compte de la différence qu'a soulignée Petzoldt entre les dépendances simultanées et successives : elle est certes valable pour la représentation concrète, mais elle ne vaut pas pour les équations qui sont le régulateur quantitatif de cette représentation. Ces dernières ne peuvent être que d'un seul type ; elles ne correspondent qu'à des dépendances simultanées. L'indéterminisme au sens courant du mot — l'hypothèse d'une liberté de la volonté telle que l'entendent nombre de philosophes et de théologiens — m'est parfaitement étranger. Le temps n'est pas réversible. Un corps chaud dans un environnement froid ne peut que se refroidir et ne se réchauffe pas. Ce n'est que par l'accroissement des sensations de temps (plus tardives) que leur sont connectés de petits excédents de température. Une maison en flammes est détruite par le feu et ne se reconstruit pas. Une plante ne croît pas en se rétrécissant pour rentrer dans le sol, mais se développe et grandit. La non-réversibilité du temps se réduit au fait que le changement de valeur des grandeurs physiques se produit dans un sens déterminé. Entre les deux possibilités analytiques, une seule est effective. Nous n'avons pas besoin d'y voir un problème métaphysique. Ces changements ne sont déterminables que par des différences [Differenz]. Il n'y a pas de détermination pour ce qui est indistinct. Le changement peut accroître ou diminuer les distinctions. Mais si les différences avaient tendance à s'accroître, alors le changement irait jusqu'à l'infini et sans but. Seule l'hypothèse d'une tendance générale réduisant les différences s'accorde avec notre vision du monde, ou plutôt avec la limitation de notre environnement. Pourtant, si des circonstances venant de l'extérieur — introduisant des différences et pénétrant dans notre environnement — ne se manifestaient pas, il ne se produirait bientôt absolument plus rien. À partir de notre existence, de notre stabilité physique et spirituelle [Stabilität], nous pouvons, comme Petzoldt, déduire de cette stabilité la déterminabilité univoque et le caractère unidimensionnel des phénomènes naturels. Car non seulement nous sommes nous-mêmes un morceau de nature, mais les propriétés que nous avons évoquées conditionnent notre pensée et notre existence. 2. Notre propre Moi n'est rien Lorsque nous ne nous imposons aucune contrainte particulière, nous voyons la terre immobile, mais nous voyons bouger le soleil et le ciel des étoiles fixes. Cette façon de voir n'est pas seulement suffisante à des fins pratiques habituelles, elle est aussi la plus simple et la plus avantageuse. Le point de vue contraire s'est néanmoins avéré convenir le mieux à des fins intellectuelles. Bien qu'elles soient tout aussi justes, et que chacune soit adaptée dans son domaine, la seconde manière de voir n'a pu s'imposer qu'à l'issue d'un dur combat contre une puissance hostile à la science qui s'était liguée ici avec la conception instinctive de l'homme moyen. Exiger que l'observateur se tienne sur le soleil au lieu de se tenir sur la terre, n'est encore qu'une bagatelle en regard de la nécessité de compter son propre « moi » pour rien, de dissoudre celui-ci dans une liaison éphémère d'éléments changeants. Cette dernière opinion avait déjà été préparée depuis longtemps de différents côtés. Nous voyons que de telles unités — que nous appelons « moi » — naissent par la procréation, et disparaissent par la mort. Si nous n'entendons pas nous autoriser la fiction aujourd'hui déjà aventureuse, selon laquelle ces unités étaient présentes de manière latente bien longtemps avant, qu'elles persistent de même bien après, nous pouvons seulement supposer que ce sont de simples unités temporaires. La psychologie et la psychopathologie nous apprennent que le « moi » grandit et s'enrichit, s'appauvrit et se rétrécit, devient étranger à lui-même et se scinde, en un mot qu'il peut se transformer significativement au cours de son existence. En dépit de cela, pour notre conception instinctive, le « moi » est ce qu'il y a de plus important et ce qui est le plus constant. C'est le lien qui réunit toutes mes expérience vécues, et il est à la source de toute mon activité. De la même façon, un corps fixe est quelque chose de très constant pour la conception instinctive primaire. [...] En pratique, nous pouvons aussi peu nous passer de la représentation du « moi » [Ichvorstellung] quand nous agissons, que de la représentation d'un corps quand nous saisissons un objet. Sur le plan physiologique, nous demeurons matérialistes et égoïstes, de même que nous voyons toujours se lever le soleil. Mais théoriquement, il n'est pas indispensable de garder cette conception. Faisons une tentative pour en changer ! S'il en résulte une connaissance, alors celle-ci finira aussi par porter ses fruits sur le plan pratique. 8. Ma conception exclut toute métaphysique Me sera-t-il jamais permis de faire que mes pensées fondamentales paraissent plausibles aux philosophes ? Je dois bien me résigner à laisser cette interrogation sans réponse. Malgré toute ma haute estime pour l'énorme travail spirituel qu'ont accompli à toutes les époques les grands philosophes, je dois dire que pour le moment ce genre de préoccupation ne compte guère pour moi. Mais je souhaite de tout cœur et sincèrement un rapprochement entre les savants, et je considère aussi qu'on peut y parvenir. Je voudrais seulement inciter ces philosophes à prendre en compte le fait que ma conception exclut toutes les questions métaphysiques, qu'elles soient considérées actuellement comme insolubles, ou qu'elles soient à jamais et généralement dépourvues de sens. En outre, je souhaiterais que ceux-ci prennent la peine de considérer que tout ce que nous pouvons connaître du monde trouve nécessairement son expression dans les sensations proprement dites, qu'il est possible d'affranchir d'une façon très exactement spécifiable des influences individuelles de l'observateur. Tout ce que nous pouvons espérer savoir nous est livré par la solution d'un problème de forme mathématique, par la découverte de la dépendance fonctionnelle réciproque entre éléments sensoriels. Mais cette connaissance s'épuise avec la connaissance de la « réalité » [Wirklichkeit]. Ces mêmes éléments justement, qui selon l'articulation recherchée sont des objets physiques ou psychiques, font office de passerelle entre la physique au sens le plus large et la psychologie scientifique. |
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[1]
Ernst Mach, Analyse des sensations, Éditions Jacqueline Chambon © 1991. [2] Lorsque j'étais tout jeune homme, je vis un jour dans la rue le profil d'un visage qui me parut au plus haut point déplaisant, et repoussant. Quelle ne fut pas ma stupeur de constater que c'était le mien ; je l'avais aperçu en passant devant un entrepôt de miroiterie, par un jeu de glaces inclinées l'une contre l'autre. Une autre fois, je montais dans un omnibus, harassé par une nuit très fatigante passée dans le train, et voilà que de l'autre côté entre également un homme : « Quel est donc ce professeur minable, pensai-je ». Ce n'était que moi, en face de qui se tenait un grand miroir. L'habitus de classe m'était donc plus familier que mon habitus spécifique.. [3]
Le point de vue d'après lequel la vue et le toucher ont pour ainsi dire
comme composante commune le même sens spatial, a été établi par
Locke et
contesté de nouveau par
Berkeley. Diderot lui-même dans sa
Lettre sur
les aveugles, est d'avis que le sens spatial des aveugles est
complètement différent de celui des voyants. On consultera à ce sujet
l'exposé pénétrant de Th. Loewy (Common sensibles. Die gemein-Ideen
des Gesichts-und Tatsinnes nach Locke und Berkeley, Leipzig, 1884).
Je ne peux d'ailleurs adhérer aux conclusions auxquelles il aboutit.
Le fait qu'après avoir été opéré, un aveugle
de naissance, dans l'expérience proposée par Molyneux, ne distingue pas —
par la seule vision —
un dé d'une bille, tous deux bien connus de lui
par le toucher,
ne remet pas en question ce que dit Locke, et ne confirme en rien ce
qu'affirment Berkeley et Diderot. Celui qui voit normalement ne
reconnaît, lui aussi, une figure simplement renversée qu'après de longs
exercices. Quand on commence à voir,
manquent toutes les associations visuelles corrélatives, qui permettent
d'en faire un usage intellectuel. En outre, si les excitations
optiques font défaut de manière durable pendant la petite enfance, la
sphère visuelle centrale ne se développe pas, ou parfois régresse ;
c'est ce qui ressort des belles observations de Schnabel (Beiträge
zur Lehre von der Schlechtsichtigkeit durch Nichtgebrauch der Augen,
Berichte des naturw.-med. Vereins, Innsbrück, XI, p. 31), et des
expériences faites par Munk sur des chiots (Berliner klin., Wochenschr.
1877, n° 35). Chez des personnes dont on ne peut pas dire, à proprement
parler, qu'elles sont aveugles, la sphère visuelle peut également être
si peu développée que seules des directives particulières leur
permettent d'acquérir la faculté d'exploiter leurs sensations visuelles.
Le jeune garçon présenté par le directeur de l'Institut des aveugles, S.
Heller (Cf. Wiener klin., Wochenschr. 25, avril 1901) offre sans
doute un cas semblable d'idiotisme partiel (optique).
C'est ainsi, qu'à partir du rapport de
Chesselden concernant un aveugle de naissance qui, après l'opération,
croyait au début que tout ce qu'il voyait touchait ses yeux, on a tiré
la conclusion erronée que la perception de la dimension de profondeur
reposait sur des sensations qui n'étaient pas optiques. C'est par un pur
hasard que j'ai pu comprendre ce phénomène. Alors qu'un jour j'avais à
parcourir une certaine distance à pied, dans l'obscurité de la nuit, et
dans une région qui m'était étrangère, j'avais constamment la frayeur de
me cogner contre un grand objet noir. Ce n'était qu'une colline située à
plusieurs kilomètres, qui en était la cause, compte tenu de
l'impossibilité où j'étais de fixer et d'accommoder normalement (ce qui
est vraisemblablement le cas des personnes que l'on vient d'opérer).
Qui ne serait pas convaincu — par sa stéréoscopie propre —
que la dimension de la profondeur nous soit donnée de manière
optique, ne saurait être mieux informé par les
expériences qui ont été faites sur des hommes-tronc (sans bras, ni
jambes) (cf. G. Hirth, Energetische Epigenesis, 1898 p. 165).
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