1969
[Martin Heidegger répond à deux questions qui lui reprochaient 1. de trop s'occuper de l'Être en négligeant l'homme et 2. d'accuser la science de ne pas penser.] 1. Ont-ils raison, ceux de vos critiques qui prétendent que Martin Heidegger s'occupe de la question de l'Être avec tant de concentration qu'il y a sacrifié la condition humaine, l'être de l'homme en société et en tant que personne ? Cette critique est un énorme malentendu. Car la question de l'Être et le déploiement de cette question présupposent justement une interprétation du Dasein, c'est-à-dire de l'être de l'homme. Et l'idée qui est au fondement de ma pensée est précisément que l'Être ou le pouvoir de manifestation de l'Être a besoin de l'homme, et que, inversement, l'homme n'est homme que dans la mesure où il est dans la manifesteté de l'Être. Par là devrait être réglée la question de savoir dans quelle mesure je ne m'occupe que de l'Être en oubliant l'homme. On ne peut pas poser la question de l'Être sans poser celle de l'être de l'homme. 2. Précisément à notre époque, où la plupart des hommes attendent tout de la science, et où on leur démontre, par des émissions télévisées en provenance du monde entier — voire sans aucun rapport avec le monde — que l'homme peut atteindre, au moyen de la technique, d'entreprendre ce qu'il se propose. Vos idées sur la science et sur l'être de la technique sont pour beaucoup cause de casse-tête. Que voulez-vous dire, en premier lieu, lorsque vous affirmez : « la science ne pense pas » ? Commençons d'abord par les casse-têtes. Je pense qu'ils sont tout à fait salutaires. Il y a encore trop peu de casse-têtes aujourd'hui dans le monde, et une grande absence d'idées qui sont précisément fonction de l'oubli de l'Être. Et cette phrase : « La science ne pense pas. », qui a fait tant de bruit lorsque je l'ai prononcée dans le cadre d'une conférence à Fribourg, signifie : la science ne se meut pas dans la dimension de la philosophie ; mais, sans le savoir, elle a trait à cette dimension. Par exemple, la métaphysique se meut dans le domaine de l'espace, du temps et du mouvement. Mais ce qu'est le mouvement, l'espace, le temps — la science —, en tant que science, ne peut pas en décider. La science ne pense donc pas, elle ne peut pas penser — en ce sens — avec ses méthodes. Je ne peux pas dire, par exemple, physiquement, avec les méthodes de la physique, ce qu'est la physique. Ce qu'est la physique, je ne puis le penser que sur le mode philosophique. La phrase : « la science ne pense pas » n'est pas un reproche, c'est une simple constatation quant à la structure interne de la science ; c'est le propre de son essence que, d'une part, elle dépend de ce que la philosophie pense mais que, d'autre part, elle-même oublie et néglige ce qui exige là d'être pensé. |
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Qu'est-ce que la métaphysique ? [2] 1929 Qu'est-ce que la métaphysique ? » — La question donne à penser qu'on va parler sur la métaphysique. Nous y renoncerons. À la place, nous discuterons une question métaphysique déterminée. Par là, nous nous transporterons immédiatement, semble-t-il, dans la métaphysique. Ainsi seulement nous lui offrirons la juste possibilité de se présenter elle-même. [...] 1. Le déploiement d'une interrogation métaphysique [...] D'une part, toute question métaphysique embrasse toujours l'ensemble de la problématique de la métaphysique. Elle est, à chaque fois, l'ensemble de lui-même. Ensuite, toute question métaphysique ne peut être posée sans que le questionnant — comme tel — soit pris dans la question, c'est-à-dire mis en question. D'où nous tirons l'indication que l'interrogation métaphysique doit être formulée dans son ensemble et à partir de la situation essentielle de l'être-là questionnant. Nous questionnons pour nous, ici et maintenant. Notre être-là — dans la communauté des chercheurs, maîtres et étudiants — est déterminée par la science. Qu'en advient-il d'essentiel de nous-mêmes, au fond de l'être-là, dans la mesure où la science est devenue notre passion ? Les domaines respectifs des sciences sont nettement séparés les uns des autres. La manière dont chacun d'eux traite son objet est fondamentalement distincte. Cet éclatement en disciplines multiples ne doit plus aujourd'hui sa cohésion qu'à l'organisation technique en universités et facultés ; elle ne garde une signification que par la convergence pratique des buts poursuivis par les spécialistes. En revanche, l'enracinement des sciences dans leur fondement essentiel est bien mort. Et pourtant, dans toutes les sciences quand nous suivons en chacune sa visée la plus propre, nous nous rapportons à l'étant lui-même. Du seul point de vue des sciences, aucun domaine n'a préséance sur l'autre, ni la nature sur l'histoire, ni inversement. Aucune manière de traiter un objet ne l'emporte sur l'autre. La connaissance mathématique n'est pas plus rigoureuse que l'historique ou la philologique. Elle n'a que le caractère de l'« exactitude », laquelle ne se confond pas avec la rigueur. Exiger de l'histoire l'exactitude serait trahir l'idée de la rigueur spécifique aux sciences de l'esprit. La relation au monde qui gouverne toutes les sciences comme telles les porte à rechercher l'étant lui-même, pour en faire à chaque fois, selon son contenu qualitatif et son mode d'être, l'objet d'une exploration et d'une détermination qui le fonde en raison. Dans les sciences s'accomplit — selon l'idée — un mouvement de venue en la proximité vers l'essentiel de toutes choses. [...] la science a son trait distinctif en ceci qu'elle donne, expressément et uniquement, d'une manière qui lui est propre, le premier et le dernier mot à la chose même. En une telle soumission à la chose — de l'interrogation, de la détermination et de la fondation en raison — s'accomplit un assujettissement, spécifiquement délimité, à l'étant lui-même, selon lequel c'est à celui-ci qu'il renvient de se manifester. [...] L'homme — un étant parmi d'autres — « fait de la science ». Dans ce « faire de… » n'advient rien de moins que l'irruption d'un étant, appelé homme, dans l'ensemble de l'étant, et cela de telle sorte que dans et par cette irruption l'étant s'ouvre en ce qu'il est et comment il est. L'irruption qui fait s'ouvrir aide, en sa manière, avant tout l'étant à s'atteindre lui-même. [...] 2. [ Le rien, fondement de l'étant ] Or il est remarquable qu'en la manière justement dont l'homme scientifique s'assure de ce qui lui est le plus propre, il parle d'un autre. Ne doit être soumis à recherche que l'étant et autrement — rien ; l'étant seul et outre lui — rien ; l'étant sans plus et au-delà — rien. Qu'en est-il de ce rien ? Est-ce un hasard que tout naturellement nous parlions de la sorte ? N'est-ce là qu'une façon de parler — et rien d'autre ? Et pourquoi nous soucier de ce rien ? Si le rien est justement repoussé par la science et relégué comme le nul. Seulement, quand nous reléguons ainsi le rien, ne le concédons-nous pas justement ? Mais pouvons-nous parler de concéder, quand nous ne concédons rien ? Peut-être ce va-et-vient du propos est-il déjà le fait d'une vide querelle de mots. C'est bien le moment pour la science d'affirmer de nouveau, à l'encontre, son sérieux et la sobriété de sa démarche, à savoir qu'elle a uniquement affaire à l'étant. Le rien, que peut-il être d'autre, pour la science, qu'un monstre et une chimère ? Si la science a raison, ce seul point demeure solide : la science ne veut rien savoir du rien. C'est là, finalement, la conception scientifiquement rigoureuse du rien. Nous savons le rien en tant que, de lui, le rien, nous ne voulons rien savoir. La science ne veut rien savoir du rien. Mais non moins certain demeure ceci : que là où elle tente d'exprimer sa propre essence, elle appelle le rien à l'aide. Ce qu'elle rejette, elle y fait recours. Quelle essence discordante se dévoile donc ici ? La méditation sur notre existence actuelle — comme déterminée par la science — nous a introduits au cœur d'un conflit. À travers lui, une interrogation s'est déjà déployée. La question requiert seulement d'être exprimée en termes propres : Qu'en est-il du rien ? 3. L'élaboration de la question [La logique invalide la question du rien] L'élaboration de la question portant sur le rien doit nous mettre dans la situation à partir de laquelle la réponse à lui donner devient possible ou, au contraire, se déclare l'impossibilité de la réponse. Le rien est concédé. La science, avec une indifférence supérieure à son endroit, le relègue comme ce qu'« il n'y a pas ». Nous tenterons pourtant de questionner sur le rien. Qu'est-ce que le rien ? La première approche de cette question a déjà quelque chose d'insolite. En questionnant ainsi, nous posons au préalable le rien comme quelque chose qui, de quelque manière, « est » — comme un étant. Or c'est justement de quoi il diffère du tout au tout. Questionner sur le rien — ce qu'il est et comment il est, le rien — inverse en son contraire ce sur quoi l'on questionne. La question s'ôte à elle-même son propre objet. En foi de quoi, toute réponse à cette question est, dès le départ, impossible. Car elle s'articule nécessairement en cette forme : le rien « est » ceci et cela. Question et réponse sont, au regard du rien, en elles-mêmes pareillement à contresens. [3] Ainsi, nul besoin même du refus opposé par la science. La règle fondamentale et communément reçue de la pensée en général, le principe de contradiction à éviter, la « logique » universelle, réduisent cette question à néant. Car la pensée, qui est toujours essentiellement pensée de quelque chose, devrait, comme pensée du rien, contrevenir à sa propre essence. Comme il nous est donc interdit de faire du rien en général un objet, nous sommes déjà au bout de notre interrogation sur le rien — à supposer que, dans cette question, la « logique » soit plus haute instance, l'entendement (le moyen) et la pensée (le chemin), pour saisir originellement le rien et décider de son possible dévoilement. Mais serait-il permis de toucher à la souveraineté de la « logique » ? Se pourrait-il que l'entendement ne soit pas, dans cette question portant sur le rien, réellement souverain ? Avec son aide, nous ne pouvons guère, d'une façon générale, que déterminer le rien et le poser tout au plus comme un problème qui se détruit lui-même. Car le rien est la négation de la totalité de l'étant, l'absolument non-étant… Mais parlant ainsi, nous rangeons le rien sous la détermination plus haute de ce qui est soumis à négation et, par là, de ce qui est nié. Or la négation est, selon la doctrine régnante et jamais contestée de la « logique », un acte spécifique de l'entendement. Comment, dès lors, pouvons-nous prétendre, dans la question portant sur le rien et même dans celle de savoir s'il peut être questionné, congédier l'entendement ? Pourtant, ce que nous présupposons là est-il si assuré ? Le ne-pas, l'être-nié et ainsi la négation représentent-ils la détermination plus haute sous laquelle le rien, comme une espèce particulière de ce qui est nié, vient se ranger ? N'y a-t-il le rien que parce qu'il y a le ne-pas, c'est-à-dire la négation ? Ou est-ce l'inverse ? N'y a-t-il la négation et le ne-pas que parce qu'il y a le rien ? C'est ce qui n'est pas décidé, n'est pas même encore érigé expressément en question. Nous affirmons : le rien est plus originel que le ne-pas et la négation. Si cette thèse est fondée, alors la possibilité de la négation comme acte de l'entendement, et par-là l'entendement lui-même, dépendent en quelque façon du rien. Comment l'entendement pourrait-il donc prétendre décider de celui-ci ? L'apparent contresens des question et réponse concernant le rien ne repose-t-il finalement que sur un entêtement aveugle de l'entendement pris de vertige ? Mais si nous ne nous laissons pas démonter par l'impossibilité formelle de la question portant sur le rien et posons néanmoins, à son encontre, la question, il nous faut au moins satisfaire à ce qui demeure comme exigence fondamentale pour la possible conduite jusqu'à son terme de toute question. Si le rien, quoi qu'il en soit de lui, doit être soumis à question — le rien lui-même — il faut d'abord qu'il soit donné. Il faut que nous puissions le rencontrer. Où chercherons-nous le rien ? Comment trouverons-nous le rien ? Ne devons-nous pas, pour trouver quelque chose, d'une façon générale déjà savoir que ce quelque chose est là ? En effet. L'homme n'est d'abord et le plus souvent en état de chercher que s'il a anticipé la mise à disposition de ce qui est cherché. Or ici, c'est le rien qui est cherché. Y a-t-il finalement, une recherche sans cette anticipation, une recherche qui revienne à purement trouver ? Quoi qu'il en puisse être, nous connaissons le rien, même si ce n'est que comme ce dont quotidiennement nous parlons sans y prendre garde. Ce rien vulgaire, rendu comme incolore sous la pâle évidence de ce qui va de soi, qui rôde ainsi, inaperçu, dans nos propos vides, nous pouvons même, sans hésiter, le ranger sous une « définition » : Le rien est la négation intégrale de la totalité de l'étant. Cette caractéristique du rien ne pointerait-elle pas, finalement, dans la direction à partir de laquelle seule il peut nous rencontrer ? La totalité de l'étant doit d'abord être donnée pour pouvoir, comme telle absolument, tomber sous le coup de la négation, en laquelle le rien lui-même aurait alors à se montrer. Seulement, même si l'on fait abstraction de la nature problématique du rapport entre la négation et le rien, comment pourrons-nous — comme être finis — rendre accessible en soi en même temps qu'à nous-mêmes l'ensemble de l'étant dans sa totalité ? Tout au plus pouvons-nous imaginer l'ensemble de l'étant dans l'« idée », nier en pensée cet imaginaire et le « penser » comme nié. Sur cette voie, nous atteignons sans doute le concept formel du rien imaginé, mais jamais le rien lui-même. Or le rien n'est rien et entre le rien imaginé et le rien « en propre », il ne peut y avoir de différence, s'il est vrai que le rien représente la totale indifférenciation. Le rien lui-même « en propre » — ne serait-ce pas toutefois de nouveau ce concept masqué mais à contresens, d'un rien étant ? C'est la dernière fois que les objections de l'entendement arrêteront notre recherche, dont la légitimité ne peut être établie que par une épreuve fondamentale du rien. 4. [ L'angoisse dévoile le rien ] [...] L'angoisse nous ôte la parole. Parce que l'étant dérive dans son ensemble et fait qu'ainsi le rien s'avance, face à lui se tait tout dire qui dit « est ». Que dans le malaise profond de l'angoisse souvent nous cherchions à rompre le vide silence par des propos sans objet, n'est que la preuve de la présence du rien. Que l'angoisse dévoile le rien, c'est ce qu'immédiatement l'homme vérifie lui-même quand l'angoisse est passée. Dans la clarté du regard que porte le souvenir tout proche, il nous faut dire : ce devant quoi et pour quoi nous nous angoissions n'était « proprement » — rien. Et en effet : le rien lui-même — comme tel — était là. Avec la disposition fondamentale de l'angoisse, nous avons atteint l'advenir de l'être-là, dans lequel le rien est manifeste et à partir duquel il faut l'interroger. Qu'en est-il du rien ? 5. Réponse à la question [: Qu'en est-il du rien ?] La seule réponse d'abord essentielle pour notre projet est acquise déjà, lorsque nous prenons garde à ceci que la question portant sur le rien reste réellement posée. Il nous faut, à cet effet, de nouveau accomplir le passage de l'homme à son être « là » que toute angoisse fait advenir en nous, afin de nous assurer du rien qui s'y déclare, en la manière selon laquelle il se déclare. D'où découle aussitôt l'exigence d'écarter expressément les caractérisations du rien qui ne seraient pas issues de l'épreuve en quoi il nous aborde. Le rien se dévoile dans l'angoisse — mais non comme étant. Il est tout aussi peu donné comme objet. L'angoisse n'est pas une appréhension du rien. Pourtant le rien se fait par elle et en elle manifeste, mais non toutefois de telle manière qu'il se montrerait séparément « à côté » de l'étant dans son ensemble, lequel se tiendrait dans son inquiétante étrangeté. Nous dirions plutôt : le rien fait face dans l'angoisse en n'étant qu'un avec l'étant dans son ensemble. [...] [...] Dans la claire nuit du rien de l'angoisse, c'est là seulement que s'élève l'ouverture originelle de l'étant comme tel, à savoir : qu'il est étant — et non pas rien. Cet « et non pas rien » ajouté par nous dans le discours n'est pas une explication subsidiaire, mais bien ce qui rend possible, au préalable, la manifestation de l'étant en général. L'essence du rien originellement néantissant réside en ceci : qu'il porte avant tout l'être « là » devant l'étant comme tel. Ce n'est que sur le fond de la manifestation originelle du rien que l'être-là de l'homme [le Dasein] peut aller à l'étant et pénétrer en lui. Mais en tant que l'être-là, selon son essence, se rapporte à de l'étant, celui qu'il n'est pas et celui qu'il est lui-même, il provient, comme être-là tel, à chaque fois déjà du rien manifeste. Être « là » signifie : instance dans le rien. Se tenant instant dans le rien, l'être-là est à chaque fois déjà au-delà de l'étant dans son ensemble. Cet être-au-delà, nous l'appelons la transcendance. Si, au fond, dans son essence, l'être-là ne transcendait pas, nous dirons maintenant : s'il ne se tenait pas, dès le départ, instant dans le rien, il ne pourrait jamais se rapporter à de l'étant, ni même, de ce fait à soi. Sans manifestation originelle du rien, pas d'être-soi ni de liberté. Par là est acquise la réponse à la question portant sur le rien. Le rien n'est ni un objet, ni d'une façon générale un étant. Le rien ne se lève, ni pour soi, ni à côté de l'étant, auquel, pour ainsi dire, il s'adjoindrait. Le rien est ce qui rend possible la manifestation de l'étant comme tel pour l'être-là humain [Dasein]. Le rien ne fournit pas d'abord le concept antithétique de l'étant, mais appartient originellement à l'essence elle-même. Dans l'être de l'étant advient le néantir du rien. 6. [ Le rien originel masqué ] C'est maintenant seulement que doit enfin s'introduire une réflexion trop longtemps différée. Si l'être-là ne peut se rapporter à de l'étant, et ainsi exister, qu'en se tenant instant dans le rien, et si le rien originellement ne devient manifeste que dans l'angoisse, ne nous faut-il pas, dès lors, être constamment en suspens dans cette angoisse, pour pouvoir simplement exister ? Mais n'avons-nous pas nous-mêmes reconnu que cette angoisse originelle est rare ? Avant toute chose nous tous existons bien pourtant et nous rapportons à de l'étant, celui que nous ne sommes pas et celui que nous sommes nous-mêmes — sans cette angoisse. Celle-ci n'est-elle pas une invention arbitraire et le rien qu'on lui attribue une exagération ? Pourtant, que veulent dire ces mots : cette angoisse originelle n'advient qu'en de rares instants ? Rien d'autre que ceci : le rien nous est d'abord et le plus souvent masqué en ce qu'il a d'originel. Mais comment l'est-il donc ? Du fait qu'en un mode déterminé nous sommes totalement répandus dans l'étant. Plus nous nous tournons vers l'étant dans nos activités fébriles, moins nous le laissons dériver comme tel, et plus nous nous détournons du rien. Mais d'autant plus sûrement nous nous pressons nous-mêmes à la surface publique de l'être-là. [...] Par là est établie dans ses traits fondamentaux la thèse énoncée plus haut : le rien est l'origine de la négation et non l'inverse. Si la puissance de l'entendement est ainsi brisée dans le champ des questions portant sur le rien et sur l'être, c'est aussi le destin de la souveraineté de la « logique » à l'intérieur de la philosophie qui, par là même, se décide. L'idée même de la « logique » se dissout dans le tourbillon d'une interrogation plus originelle. Aussi souvent et d'aussi multiples façons que la négation — qu'elle soit ou non exprimée — traverse toute pensée, aussi peu est-elle à elle seule le témoin pleinement valable de la manifestation du rien qui appartient essentialement à l'être-là. Car la négation ne peut être invoquée, ni comme l'unique comportement, ni même comme celui qui a le rôle directeur, où l'être-là reste ébranlé par le néantir du rien. Plus abyssaux que le simple ajustement de la négation pensante sont la dureté de la transgression et le saisissement de l'horreur. Plus déterminants sont la douleur du refus et le tranchant de l'interdiction. Plus lourde est l'amertume de la privation. [...] L'angoisse originelle peut, à tout instant, se réveiller dans l'être-là. Elle n'a nul besoin, pour cela, qu'un événement insolite lui donne éveil. À la profondeur de son règne correspond l'insignifiance de son possible prétexte ; elle est constamment prête à percer et pourtant ne vient que rarement à surgir, pour nous entraîner dans le suspens. L'instance de l'être-là dans le rien sur le fond de l'angoisse cachée fait de l'homme le lieu-tenant du rien. Nous sommes à ce point finis que ce n'est nullement par décision ni vouloir propres que nous pouvons nous porter originellement devant le rien ; tel est l'abîme que la dimension de finitude creuse dans l'être-là que la finitude la plus propre et la plus profonde se refuse à notre liberté. L'instance de l'être-là dans le rien sur le fond de l'angoisse cachée est le dépassement de l'étant dans son ensemble : la transcendance. Notre interrogation sur le rien doit nous présenter la métaphysique elle-même. Le terme « métaphysique » vient du grec meta et phusika. Cette dénomination singulière fut interprétée, plus tard, comme désignant l'interrogation qui se porte meta — trans — « au-delà » de l'étant comme tel. La métaphysique est l'interrogation qui se porte au-delà de l'étant, afin de reprendre celui-ci, comme tel et dans son ensemble, dans la saisie conceptuelle. Dans la question portant sur le rien advient un tel passage au-delà de l'étant comme étant dans son ensemble. C'est par là que cette question s'avère être une question « métaphysique ». Des questions de cette sorte, nous donnions en commençant une double caractéristique. D'abord que toute question métaphysique embrasse à chaque fois l'ensemble de la métaphysique. Ensuite, qu'en toute question métaphysique l'être-là questionnant est à chaque fois pris dans la question. En quelle mesure la question portant sur le rien traverse-t-elle et embrasse-t-elle l'ensemble de la métaphysique ? Sur le rien, la métaphysique s'exprime, de longue date, en une formule assurément équivoque : ex nihilo nihil fit, rien ne vient de rien (aus Nichts wird Nichts). Quoique, dans la discussion de la formule, jamais le rien lui-même proprement ne fasse problème, celle-ci porte cependant à l'expression, à partir de la référence faite à chaque fois au rien, la conception fondamentale de l'étant en l'occurrence directrice. La métaphysique antique conçoit le rien sous l'espèce du non-étant, c'est-à-dire de l'élément sans forme, qui ne peut lui-même se former en un étant doué de forme et offrant, par là même, un aspect. L'étant est la configuration se figurant qui se présente comme telle dans la figure (ce qui s'offre à la vue). L'origine, la légitimité et les limites de cette conception de l'être sont aussi peu discutées que le rien lui-même. La dogmatique chrétienne, par contre, nie la vérité de la formule ex nihilo nihil fit et donne au rien, ce faisant une signification modifiée, au sens de l'absence totale de l'étant extra-divin : ex nihilo fit — ens creatum. Le rien devient alors le concept antithétique de l'Étant proprement dit, du summum ens, de Dieu comme ens increatum. Ici aussi, l'interprétation du rien annonce la conception fondamentale de l'étant. Mais la discussion métaphysique de l'étant se place sur le même plan que la question portant sur le rien. Les questions portant sur l'être et le rien restent comme telles toutes deux hors de débat. C'est aussi pourquoi l'on ne s'embarrasse nullement de cette difficulté que, si Dieu crée à partir du rien, il faut bien qu'il puisse se rapporter à lui. Mais si Dieu est Dieu, il ne peut connaître le rien, s'il est vrai que l'« absolu » exclut de soi toute nullité [Anselme de Canterbury]. Ce rappel historique sommaire montre le rien comme concept antithétique de l'étant proprement dit, c'est-à-dire comme sa négation. Mais que le rien fasse en quelque façon problème, alors ce rapport antithétique non seulement reçoit une détermination plus claire, mais c'est seulement que s'éveille le questionnement métaphysique proprement dit sur l'être de l'étant. Le rien ne reste pas le vis-à-vis indéterminé de l'étant, mais se dévoile comme ayant part à l'être de l'étant. « L'être pur et le rien pur, c'est donc le même. » Cette formule de Hegel (Science de la Logique, livre I, WW III, p. 74) est juste. Être et rien sont dans une appartenance réciproque, non toutefois parce que l'un et l'autre — du point de vue du concept hégélien de la pensée — s'accordent dans leur indétermination et leur immédiateté, mais parce que l'être lui-même est fini dans son essence et ne se manifeste que dans la transcendance de l'être-là en instance extatique dans le rien. S'il est vrai que la question portant sur l'être comme tel est la question englobante de la métaphysique, la question portant sur le rien s'avère être d'une espèce telle qu'elle embrasse l'ensemble de la métaphysique. Mais la question portant sur le rien traverse en même temps l'ensemble de la métaphysique, dans la mesure où elle nous oblige à nous placer devant le problème de l'origine de la négation, c'est-à-dire au fond, devant la décision touchant la souveraineté légitime de la « logique » dans la métaphysique. L'ancienne formule ex nihilo nihil fit reçoit alors un autre sens qui concerne le problème même de l'être et s'énonce : ex nihilo omne ens qua ens fit [à partir du rien tout étant qui est d'être]. C'est dans le rien de l'être-là que l'étant dans son ensemble, selon sa possibilité la plus propre, c'est-à-dire sur un mode fini, seulement vient à soi-même. En quelle mesure la question portant sur le rien, si elle est une question métaphysique, a-t-elle alors inclus en soi notre être-là questionnant ? Nous caractérisons notre être-là éprouvé ici et maintenant comme essentiellement déterminé par la science. Si notre être-là ainsi déterminé est impliqué dans la question portant sur le rien, il doit alors, à travers cette question, lui-même faire question. L'être-là scientifique a sa simplicité et sa netteté tranchante en ceci que d'une manière signalée il se rapporte à l'étant lui-même et uniquement à lui. D'un geste supérieur, la science voudrait tenir le rien pour négligeable. Mais il devient à présent manifeste, dans l'interrogation portant sur le rien, que cet être-là scientifique n'est possible que s'il se tient, au préalable, instant dans le rien. Il ne se comprend, dès lors, en ce qu'il est, que s'il ne tient pas le rien pour négligeable. La prétendue sobriété et la supériorité affichée de la science tombent dans la facétie, si elle ne prend au sérieux le rien. Ce n'est que parce que le rien est manifeste que la science peut faire de l'étant lui-même l'objet de son investigation. Ce n'est que si la science existe à partir de la métaphysique qu'elle est en mesure de mener toujours à neuf sa tâche essentielle, laquelle ne consiste pas à accumuler et mettre en ordre des connaissances, mais à soumettre à une ouverture qui est toujours à reprendre, l'espace entier de la vérité de la nature et de l'histoire. C'est uniquement parce que le rien est manifeste au fond de l'être-là que peut venir sur nous la pleine étrangeté de l'étant. Ce n'est que si l'étrangeté de l'étant nous presse que celui-ci éveille et appelle à soi l'étonnement. Ce n'est que sur le fond de l'étonnement — c'est-à-dire de la manifestation du rien — que surgit le « pourquoi ? ». Ce n'est que parce que le pourquoi comme tel est possible que nous pouvons d'une manière déterminée, questionner sur les raisons et fonder en raison. Ce n'est que parce que nous pouvons questionner et fonder en raison que le destin du chercheur est remis à notre existence. La question portant sur le rien nous met — nous, les questionnants — nous-mêmes en question. C'est une question métaphysique. L'être-là humain [Dasein] ne peut se rapporter à de l'étant que s'il se tient instant dans le rien. Le passage au-delà de l'étant advient dans l'essence de l'être-là. Mais ce passage au-delà est la métaphysique même. D'où découle ceci : la métaphysique appartient à la « nature de l'homme ». Elle n'est ni une branche de la philosophie d'école, ni un champ ouvert à des spéculations sans frein. La métaphysique est l'advenir fondamental dans l'être-là. Elle est l'être-là lui-même. Parce que la vérité de la métaphysique réside en ce fond abyssal, elle a, comme plus proche voisinage, la possibilité qui constamment la guette de l'erreur la plus profonde. C'est pourquoi la rigueur d'aucune science n'atteint le sérieux de la métaphysique. Jamais la philosophie ne saurait être mesurée à l'étalon de l'idée de la science. Si la question portant sur le rien qui vient d'être déployée, nous l'avons réellement prise à notre compte, alors ce n'est pas du dehors que nous nous sommes présenté la métaphysique. Nous ne nous sommes pas non plus « transportés » seulement en elle. Nous ne saurions d'ailleurs nous transporter en elle, parce que — dans la mesure où nous existons — nous nous tenons déjà toujours en elle. « physei gár, o phíle, énestí tis philosophía te tou andrós diánoia [par nature, ami, la philosophie habite l'esprit de l'homme] » (Platon, Phèdre, 279a). Dans la mesure où l'homme existe advient, d'une certaine manière, le philosopher. La philosophie — ce qu'ainsi nous appelons — est la mise en marche de la métaphysique, en laquelle métaphysique la philosophie vient à elle-même et à ses tâches explicites. La philosophie ne se met en marche que par un saut spécifique de l'existence propre dans les possibilités fondamentales de l'être-là dans son ensemble. Décisif est, pour ce saut, de rendre d'abord le champ libre à l'étant dans son ensemble : ensuite, de se laisser gagner au rien, c'est-à-dire de se libérer des idoles que chacun porte en soi et vers lesquelles il a coutume de chercher furtivement refuge ; enfin de laisser s'apaiser les vibrations de ce suspens pour constamment remonter, à travers elles, à la question fondamentale de la métaphysique, qui va droit au rien lui-même : Pourquoi est-il en somme de l'étant et non pas plutôt rien ? [Leibniz] |
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Structure formelle de la question de l'Être [4] 1927 Du moment qu'il cherche, le questionnement a besoin d'une direction qui précède et guide sa démarche à partir de ce qu'il recherche. Le sens de être doit donc être déjà d'une certaine manière à notre disposition. On l'a indiqué : nous nous mouvons toujours déjà dans une entente de l'être. C'est d'elle que part la question qui s'enquiert expressément du sens de être, c'est d'elle que se nourrit la tendance à le conceptualiser. Nous ne savons pas ce que « être » veut dire. Mais dès l'instant où nous posons la question : « Qu'est-ce que " être " ? », nous nous tenons dans une entente de « est », sans pouvoir fixer conceptuellement ce que signifie le « est ». Nous ne connaissons pas même l'horizon à partir duquel nous devrions en saisir et en fixer le sens. Cette entente courante et vague de l'être est un fait. Mais aussi mal assurée, aussi floue que puisse être cette entente de l'être, si proche qu'elle soit d'une connaissance purement verbale qu'elle frise en effet, l'indétermination de cette entente de l'être, qui se trouve chaque fois déjà à notre disposition, est en soi un phénomène positif qui réclame élucidation. Une recherche sur le sens de être ne peut pourtant vouloir donner celle-ci au départ. L'interprétation de l'entente courante de l'être n'aura son nécessaire fil directeur qu'une fois pleinement développé le concept d'être. À la lumière de ce concept et grâce aux possibilités qu'il a de s'entendre lui-même d'une manière explicite se dégagera ce que veut dire cette entente de l'être pleine d'obscurité ou plutôt non encore mise en lumière, quels genres d'obscurcissement, quels obstacles à une mise en lumière explicite du sens d'être sont possibles et nécessaires. La vague entente de l'être qui a lieu couramment peut en outre être entremêlée de théories et d'opinions traditionnelles sur l'être, mais de telle sorte qu'il est impossible d'apercevoir dans ces théories les sources de l'entente dominante. — Ce qui est recherché quand on questionne après l'être n'est pas complètement inconnu, même s'il est de prime abord tout à fait insaisissable. Dans la question que nous avons à élaborer, le questionné est l'être, ce qui détermine l'étant comme étant, ce en direction de quoi l'étant, quelle qu'en soit l'explication, est chaque fois déjà entendu. L'être de l'étant n'« est » pas lui-même un étant. Philosophiquement le premier pas à faire pour arriver à entendre le problème de l'être, c'est déjà de « ne pas raconter une histoire » (Platon, Sophiste, 242c), c'est-à-dire ne pas déterminer l'étant en tant qu'étant en sa provenance par reconduction à un autre étant, comme si l'être avait le caractère d'un étant possible. Il faut donc à l'être, en tant que questionné, un genre de monstration propre et essentiellement différent de celui par lequel l'étant est dévoilé. La conséquence, c'est que le point en question, le sens de être, va réclamer, lui aussi, un appareil conceptuel à lui, qui se démarque encore essentiellement des concepts grâce auxquels l'étant parvient à être déterminé en sa signification. Dans la mesure où l'être constitue le questionné et où être veut dire être de l'étant, la question de l'être va avoir pour interrogé l'étant lui-même. Soumis à interrogation, celui-ci a, en quelque sorte, à répondre de son être. Mais pour être en mesure de livrer sans altération les caractères de son être, encore faut-il qu'il soit devenu, à son tour, accessible tel qu'il est en lui-même. En ce qui concerne son interrogé, la question de l'être est dans la nécessité de trouver et de commencer par s'assurer le bon moyen d'accès à l'étant. Mais « étant », nous le disons de beaucoup de choses et en des sens différents. Est étant tout ce dont nous parlons , tout ce que nous pensons, tout ce à l'égard de quoi nous nous comportons de telle ou telle façon ; ce que nous sommes et comment nous le sommes, c'est encore étant. L'être se trouve dans le fait d'être comme dans l'être tel, il se trouve dans la réalité, dans l'être-là-devant, dans le fonds subsistant, dans la valeur, dans l'exis-tentia (Dasein), dans le « il y a ». Sur quel étant le sens de être s'inscrit-il où l'on doive aller le lire, de quel étant la détection de l'être doit-elle partir ? N'importe quel étant peut-il servir de point de départ ou bien y a-t-il un étant déterminé à qui revient une primauté dans l'élaboration de la question de l'être ? Quel est cet étant exemplaire et en quel sens a-t-il une primauté ? Si la question de l'être doit être expressément posée et si elle doit, en se posant, être pleinement lucide sur elle-même, alors il découle des éclaircissements donnés jusqu'à maintenant qu'une élaboration de cette question exige que soit expliquée la manière de regarder dans la direction de l'être, d'entendre et de saisir conceptuellement son sens ; elle exige que soit ménagée la possibilité de bien choisir l'étant pris pour exemple, elle réclame tout le travail requis pour frayer l'accès menant spécialement à cet étant. Regarder vers, entendre et concevoir, choisir, accéder à, sont des comportements constitutifs du questionnement en même temps que des modes d'être d'un étant bien précis, cet étant que nous, les questionnants, sommes chaque fois nous-mêmes. Qui dit élaboration de la question de l'être dit par conséquent qu'un étant, celui qui questionne, se rend transparent à lui-même en son être. Dès lors que poser cette question est un mode d'être d'un étant, le questionnement qu'elle instaure doit lui-même l'essentiel de sa détermination au questionné qui est visé en lui, à l'être. Cet étant que nous sommes chaque fois nous-mêmes et qui a, entre autres possibilités d'être, celle de questionner, nous lui faisons place dans notre terminologie sous le nom de Dasein. Pour poser expressément et en toute clarté la question du sens de être, il est requis d'en passer d'abord par une explication d'un étant (Dasein) en considérant justement son être. Question circulaire et pétition de principe Mais pareille entreprise ne tombe-t-elle pas, de toute évidence, dans un cercle ? Devoir d'abord déterminer un étant en son être et, sur cette base, ne vouloir poser qu'ensuite la question de l'être, qu'est-ce d'autre que tourner en rond ? Ne « présuppose »-t-on pas déjà pour élaborer la question ce que seule la réponse à cette question serait en mesure de fournir ? Des objections de forme — et rien ne prête mieux le flanc à l'accusation de « cercle dans le raisonnement » que l'investigation au niveau des principes — sont, quand on en est à examiner les voies concrètes de la recherche, toujours stériles. Sur le fond de la question elles ne font rien comprendre de plus et elles empêchent d'avancer dans le champ de la recherche. Mais factivement poser la question, telle qu'elle a été définie, ne comporte pas le moindre cercle. (Un) étant peut être déterminé dans son être sans que, pour ce faire, le concept explicite du sens de être doive être déjà disponible. Sinon, il n'aurait encore pu y avoir aucune connaissance ontologique ; or personne ne peut sérieusement nier qu'il y en ait factivement une. Il est vrai que, jusqu'à nouvel ordre, en toute ontologie l'« être » est « présupposé » mais non pas en tant que concept disponible — non comme ce en tant que quoi il est recherché. « Présupposer » l'être consiste dans ces conditions en un aperçu anticipé sur l'être, grâce auquel l'étant préalablement donné sera provisoirement articulé en son être. Cet aperçu sur l'être indiquant la direction à suivre naît de l'entente courante de l'être dans laquelle nous nous mouvons toujours déjà et qui relève en fin de compte de ce qui constitue l'essence du Dasein lui-même. « Présupposer » ainsi n'a rien à voir avec la mise en place initiale d'un principe indémontré d'où serait ensuite tirée par déduction une série de propositions. Telle qu'elle se pose, la question du sens de être ne peut comporter nul « cercle dans le raisonnement » parce que, pour donner à la question sa réponse, il ne s'agit pas d'établir une base de départ pour des déductions mais au contraire de dégager le fond à partir duquel elle se manifestera. Il n'y a pas du tout de « cercle dans le raisonnement » là où la question s'enquiert du sens de être mais bien une remarquable réciprocité de rapport, sorte de « va-et-vient » du questionné (être) au questionnement en tant qu'il est mode d'être d'un étant. Que le questionnement soit atteint au plus intime de lui-même par son questionné appartient au sens le plus propre de la question de l'être. Mais tout ceci revient à dire : l'étant qui se caractérise comme Dasein a un rapport à la question même de l'être — peut-être bien un rapport insigne. Mais autant dire alors qu'un étant bien précis est déjà désigné dans sa primauté d'être et n'est-ce pas là l'étant exemplaire auquel revient prioritairement le rôle d'être l'interrogé de la question de l'être qui s'est d'avance donné ? Tout ce qui a été expliqué jusqu'ici ne permet ni d'assigner la primauté au Dasein, ni de rien trancher quant à sa possible, voire sa nécessaire aptitude à remplir la fonction de l'étant à interroger en priorité. Mais une certaine primauté du Dasein s'est quand même annoncée. |
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1927 À la constitution d'être du Dasein appartient le dévalement. D'abord et le plus souvent le Dasein est perdu dans son « monde ». L'entendre, comme projection sur les possibilités d'être, s'est déporté vers lui. L'immersion dans le on signifie la domination de l'état d'explicitation public. Ce qui est dévoilé et découvert a pour mode d'être contrefait et recouvert par le on-dit, la curiosité et l'équivoque. L'être en rapport avec l'étant n'est pas aboli, il est coupé de ses racines. L'étant n'est pas dans un retrait complet ; non, il est justement dévoilé mais il est du même coup masqué ; il se montre — mais sur le mode du semblant. Pareillement ce qui a été auparavant dévoilé retombe en s'enfonçant sous le masque et dans le retrait. Le Dasein, parce qu'il est essentiellement en déval, est, de par sa constitution d'être, dans la « non-vérité ». Ce terme est employé ici ontologiquement, exactement comme l'expression « dévalement ». Toute « appréciation » ontiquement négative est à écarter de son usage dans l'analytique existentiale. À la factivité du Dasein appartiennent l'être-obturé et l'occultation. Prise dans son sens ontologique existential complet, la phrase « le Dasein est dans la vérité » dit cooriginalement aussi « le Dasein est dans la non-vérité ». Mais ce n'est que dans la mesure où le Dasein est découvert qu'il est également obturé ; et, dans la mesure où avec le Dasein est chaque fois déjà dévoilé l'étant intérieur au monde, l'étant de cette sorte en tant que susceptible de se rencontrer à l'intérieur du monde est occulté (en retrait) ou masqué. C'est pourquoi il est de l'essence du Dasein qu'il doive au sens propre du mot s'emparer de ce qui a aussi été déjà dévoilé en luttant contre le semblant et le masquage et s'assurer toujours à nouveau l'être-dévoilé. Loin de se faire sur la base du retrait intégral, tout nouveau dévoilement s'accomplit en s'éloignant de l'être-dévoilé qui a le mode du semblant. L'étant a l'air de... c'est-à-dire qu'il est déjà dévoilé d'une certaine manière tout en étant encore masqué. La vérité (l'être-dévoilé) doit toujours commencer par être extorquée à l'étant. L'étant est ravi au retrait. L'être-dévoilé, chaque fois qu'il a factivement lieu, est toujours, pour ainsi dire, un rapt. Est-ce un hasard si les Grecs avaient pour s'exprimer sur l'essence de la vérité une expression privative ? S'exprimant ainsi le Dasein ne traduit-il pas une entente originale de l'être qui est le sien même si elle ne fait par là qu'entendre préontologiquement que l'être-dans-la-non-vérité constitue une détermination essentielle de l'être-au-monde ? Que la déesse de la vérité, qui guide Parménide, le place devant deux chemins, celui du dévoilement et celui du retrait, ne signifie rien d'autre sinon que le Dasein est chaque fois déjà dans la vérité et la non-vérité. Le chemin du dévoilement ne se gagne que dans le , dans la distinction ententive des deux et qu'en se décidant pour le premier. La condition ontologique existentiale pour que l'être-au-monde soit déterminé par la « vérité » et la « non-vérité » réside dans la constitution d'être du Dasein que nous avons caractérisée comme projection jetée. Elle entre dans la constitution de la structure du souci. De l'interprétation ontologique existentiale du phénomène de la vérité, il résulte maintenant : 1. la vérité au sens le plus original, c'est l'ouvertude du Dasein dont relève l'être-dévoilé de l'étant intérieur au monde. 2. Le Dasein est cooriginalement dans la vérité et la non-vérité. Ces propositions ne peuvent être tout à fait comprises tant qu'on reste dans l'horizon de l'interprétation traditionnelle du phénomène de la vérité, que s'il est bien clair que : 1. La vérité, entendue comme accord, tire son origine de l'ouvertude et que provenant d'elle, elle se modifie d'une certaine façon. 2. Le genre d'être de l'ouvertude entraîne lui-même que sa modification par dérivation s'aperçoit tout d'abord et commande l'explication théorique de la structure de vérité. |
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L'homme est le berger de l'Être [7] 1947 Mais l'essence de l'homme consiste en ce que l'homme est plus que l'homme seul, pour autant qu'il est représenté comme vivant doué de raison. « Plus » ne saurait être ici compris en un sens additif, comme si la définition traditionnelle de l'homme devait rester la détermination fondamentale, pour connaître ensuite un élargissement par la seule adjonction du caractère existentiel. Le « plus » signifie : plus originel, et par le fait plus essentiel dans l'essence. Mais ici se révèle l'énigme : l'homme est dans la situation d'être-jeté. Ce qui veut dire : en tant que la réplique ek-sistante de l'Être, l'homme dépasse d'autant plus l'animal rationale qu'il est précisément moins en rapport avec l'homme qui se saisit lui-même à partir de la subjectivité. L'homme n'est pas le maître de l'étant. L'homme est le berger de l'Être. Dans ce « moins », l'homme ne perd rien, il gagne au contraire, en parvenant à la vérité de l'Être. Il gagne l'essentielle pauvreté du berger dont la dignité repose en ceci : être appelé par l'Être lui-même à la sauvegarde de sa vérité. Cet appel vient comme la projection où s'origine l'être-jeté de l'être-le-la [Dasein]. Dans son essence historico-ontologique, l'homme est cet étant dont l'être comme ek-sistence consiste en ceci qu'il habite dans la proximité de l'Être. L'homme est le voisin de l'Être. [...] Il est dit dans Sein und Zeit [Être et Temps] (p.38) que toute question de la philosophie « renvoie à l'existence ». Mais l'existence dont on parle n'est pas la réalité de l'ego cogito. Elle n'est pas non plus seulement la réalité des sujets produisant en commun les uns pour les autres et par là même venant à soi. Différente en cela fondamentalement de toute existentia et « existence », « l'ek-sistence » est l'habitation ek-statique dans la proximité de l'Être. Elle est la vigilance, c'est-à-dire le souci de l'Être. C'est parce qu'en cette pensée il s'agit de penser quelque chose de simple que la pensée par représentation reçue traditionnellement comme philosophie y trouve tant de difficulté. Seulement le difficile n'est pas de s'attacher à un sens particulièrement profond, ni de former des concepts compliqués. Il se cache bien plutôt dans la démarche de recul qui fait accéder la pensée à une question qui soit expérience et rend vaine l'opinion habituelle de la philosophie. On répète partout que la tentative de Sein und Zeit a abouti à une impasse. Laissons cette opinion à elle-même. La pensée qui fait quelques pas dans cet ouvrage aujourd'hui encore demeure en suspens. Mais peut-être entre-temps s'est-elle quelque peu rapprochée de son objet. Aussi longtemps toutefois que la philosophie ne s'occupe constamment que de s'ôter à elle-même toute possibilité d'accès à l'objet de la pensée qui n'est autre que la vérité de l'Être, elle échappe assurément au danger de se rompre jamais à la dureté de son objet. C'est pourquoi le fait de « philosopher » sur l'échec est séparé par un abîme d'une pensée qui elle-même échoue. Si un homme avait l'heur d'accéder à une telle pensée, il n'y aurait là aucun malheur. À cet homme serait fait l'unique don qui puisse venir de l'Être à la pensée. |
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Allégeance au national-socialisme et retrait [8] 1943 « La planète est en flammes ; l'essence de l'homme est sortie de ses gonds ; la réflexion historico-mondiale peut venir seulement des Allemands à supposer qu'ils trouvent et défendent l'allemagnité. » 1935 « La Russie et l'Amérique sont toutes deux, au point de vue métaphysique, la même chose : la même frénésie de la technique déchaînée et de l'organisation sans racines de l'homme normalisé. » 1938 « Ce n'est que parce que — et dans la mesure où — l'homme est devenu, de façon insigne et essentielle sujet, que par la suite doit se poser pour lui la question expresse de savoir s'il veut, et doit, être un moi réduit à sa gratuité et lâché dans son arbitraire, ou bien un nous de la société. Ce n'est que là où l'homme est déjà paraissant sujet qu'est donné la possibilité de l'aberration dans l'inessentiel du subjectivisme au sens de l'individualisme mais, ce n'est également que là où l'homme reste sujet que la lutte expresse contre l'individualisme et pour la communauté — en tant que champ et but de tout effort et de toute espèce d'utilité — a seulement un sens. » |
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[1] Extrait du documentaire de Richard Wisser et Walter Rüdelsur, Im Denken unterwegs... (En chemin dans la pensée), © 1975.
[2]
Martin Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique, Conférence de 1929. [3] Parménide affirme « l'être est en effet, mais le néant n'est pas ». [4] Martin Heidegger, Être et Temps (Sein und Zeit - 1927), § 2, Gallimard © 1986, pp. 29-32, Traduction François Vezin. [5] Ibid., § 40, pp. 236-238. [6] Ibid., § 44, pp. 273-274.
[7] Martin Heidegger,
Lettre sur l'humanisme originellement adressée à Jean Beaufret en 1947
(Traduction de Munier, Aubier). [8] Cours particulier de Luc Ferry, Heidegger - L'oeuvre philosophique expliquée, Frémeaux & Associés © 2009, CD3-[9] L'engagement nazi.
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