1841-1842

Religion et anthropologie

par Ludwig Feuerbach

Extrait de « Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie » et de « L'essence du christianisme »

L'Homme est la seule essence

Et l'Homme créa Dieu à son image...

La théologie démystifiée, c'est l'anthropologie

* * *

L'Homme est la seule essence [1]

La philosophie nouvelle, seule philosophie positive, est la négation de toute philosophie d'école, bien qu'elle en retienne en elle-même la vérité, elle est la négation de la philosophie comme qualité abstraite, particulière et scolastique ; elle n'a pas de mot de passe, ni de langue particulière, ni de nom particulier, ni de principe particulier ; elle est l'homme même qui pense, l'homme qui est, et sait qu'il est l'essence consciente de soi de la nature, l'essence de l'histoire, l'essence des états, l'essence de la religion – l'homme qui est, et sait qu'il est l'identité réelle (et non imaginaire) absolue de tous les principes et de toutes les contradictions, de toutes les qualités actives et passives, spirituelles et sensibles, politiques et sociales – qui sait que l'être panthéiste que les philosophes spéculatifs ou plutôt les théologies séparaient de l'homme et objectivaient en un être abstrait, n'est rien que sa propre essence, indéterminée, mais pourtant susceptible de déterminations infinies.

Et l'Homme créa Dieu à son image... [2]

[...] L'homme s'est objectivé, mais n'a pas reconnu l'objet comme son essence (Wesen) ; ce pas est franchi par la religion postérieure ; dans la religion tout progrès est par suite un approfondissement de la connaissance de soi. Mais toute religion déterminée qui taxe ses sœurs plus anciennes d'idolâtrie, s'excepte – cela est nécessaire : sans cela elle ne serait plus une religion – du destin, de l'essence générale de la religion. Elle ne fait que rejeter sur les autres religions ce qui est la faute, si faute il y a, de la religion en général. Parce qu'elle a un autre objet, un autre contenu, parce qu'elle a dépassé le contenu des religions plus anciennes, elle s'imagine qu'elle s'est élevée au-dessus des lois éternelles et nécessaires, qui sont le fondement de l'essence de la religion en général ; elle s'imagine que son objet, son contenu est surhumain. Mais le penseur, pour lequel la religion est l'objet, ce que la religion ne peut être à elle-même, pénètre en cela l'essence cachée à elle-même de la religion. Et notre tâche est précisément de démontrer que l'opposition du divin et de l'humain est illusoire, c'est-à-dire qu'il n'y a qu'opposition entre l'essence humaine et l'individu humain, partant que l'objet et le contenu de la religion chrétienne sont, eux aussi, totalement humains.

La religion, du moins la chrétienne, est la relation de l'homme à lui-même, ou plus exactement à son essence, mais à son essence comme à un autre être (Wesen). L'être divin n'est rien d'autre que l'essence humaine ou mieux, l'essence de l'homme, séparée des limites de l'homme individuel, c'est-à-dire, réel, corporel, objectivé, c'est-à-dire contemplée et honorée comme un autre être, autre particulier, distinct de lui. – toutes les déterminations de l'être (Wesen) divin sont donc des déterminations de l'essence (Wesen) humaine.

La théologie démystifiée, c'est l'anthropologie [3]

Dans le développement de la contradiction entre la foi et l'amour, nous possédons le motif nécessaire, pratique et palpable pour dépasser le christianisme et l'essence particulière de la religion en général. Nous avons démontré que le contenu et l'objet de la religion est totalement humain, que le mystère de la théologie est l'anthropologie, celui de l'être divin, l'essence humaine. Mais la religion n'a pas conscience de la nature humaine de son contenu ; elle s'oppose plutôt à l'humain, ou du moins elle n'avoue pas que son contenu est humain. Le tournant nécessaire de l'histoire est donc cette confession et cet aveu publics de ce que la conscience de Dieu n'est autre que la conscience du genre, et que l'homme peut et doit s'élever seulement au-dessus des limites de son individualité ou de sa personnalité, mais non au-dessus des lois, des déterminations essentielles de son genre ; l'homme ne pouvant penser, pressentir, imaginer, sentir, croire, vouloir, aimer et honorer d'autre essence en tant qu'absolue, divine, si ce n'est l'essence humaine [4].

Notre rapport à la religion n'est donc pas uniquement négatif, mais critique ; nous ne faisons que séparer le vrai du faux – quoique assurément la vérité distinguée de la fausseté soit toujours une vérité nouvelle, essentiellement distincte de l'ancienne vérité. La religion est la première conscience de soi de l'homme. Les religions sont saintes parce qu'elles constituent les traditions de la première conscience. Mais ce qui pour la religion est premier, Dieu, est, comme on l'a démontré, second en soi, du point de vue de la vérité, car il n'est que l'essence de l'homme objective à elle-même, et ce qui pour la religion est second, l'homme doit donc nécessairement être posé et énoncé comme étant premier. L'amour pour l'homme ne peut pas être dérivé ; il doit être originaire. Alors seulement l'amour peut être une puissance authentique, sacrée, sûre. Si l'essence de l'homme est pour lui l'essence suprême, alors pratiquement la loi suprême et première doit être l'amour de l'homme pour l'homme. Homo homini deus est tel est le principe pratique suprême – tel est le tournant de l'histoire mondiale.

[1] Ludwig Feuerbach, Thèses provisoires pour la réforme de la philosophie (58), 1842, traduction de Louis Althusser, P.U.F. Extrait de Denis Huisman et Marie-Agnès Malfray, Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale,  Perrin © 2000, page 358.

[2] Ludwig Feuerbach, L'Essence du christianisme, 1841, traduction de J.-P. Osier, éditions Maspero [Paris, 1982]. Extrait de Ibid., page 361.

[3] Ibid. Extrait de Ibid., pages 362-363.

[4] En y comprenant la nature, car de même que l'homme appartient à l'essence de la nature ce qui vaut contre le matérialisme vulgaire – de même la nature aussi appartient à l'essence de l'homme – ceci contre l'idéalisme subjectif, qui est également le secret de notre philosophie « absolue ». du moins dans sa relation à la nature. C'est seulement par la liaison de l'homme et de la nature que nous pouvons triompher de l'égoïsme supranaturaliste du christianisme.