par Auguste Comte
Extrait de « Cours de philosophie positive » et de « Système de politique positive »
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En étudiant ainsi le développement total de l'intelligence humaine dans ses diverses sphères d'activité, depuis son premier essor le plus simple jusqu'à nos jours, je crois avoir découvert une grande loi fondamentale, à laquelle il est assujetti par une nécessité invariable, et qui me semble pouvoir être solidement établie, soit sur les preuves rationnelles fournies par la connaissance de notre organisation, soit sur les vérifications historiques résultant d'un examen attentif du passé. Cette loi consiste en ce que chacune de nos conceptions principales, chaque branche de nos connaissances, passe successivement par trois états théoriques différents : l'état théologique, ou fictif, l'état métaphysique ou abstrait, l'état scientifique, ou positif. En d'autres termes, l'esprit humain, par sa nature, emploie successivement dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher, dont le caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé : d'abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique, et enfin la méthode positive. De là, trois sortes de philosophies, ou de systèmes généraux de conceptions sur l'ensemble des phénomènes, qui s'excluent mutuellement : la première est le point de départ nécessaire de l'intelligence humaine ; la troisième, son état fixe et définitif ; la seconde est uniquement destinée à servir de transition.
Dans l'état théologique, l'esprit humain dirigeant essentiellement ses recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui le frappent, en un mot, vers les connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par l'action directe et continue d'agents surnaturels plus ou moins nombreux, dont l'intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l'univers.
Dans l'état métaphysique, qui n'est au fond qu'une simple modification générale du premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d'engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l'explication consiste alors a assigner pour chacun l'entité correspondante.
Enfin dans l'état positif, l'esprit humain reconnaissant l'impossibilité d'obtenir des notions absolues, renonce a chercher l'origine et la destination de l'univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s'attacher uniquement à découvrir, par l'usage bien combiné du raisonnement et de l'observation, leurs lois effectives, c'est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude. L'explication des faits, réduite alors à ses termes réels, n'est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et quelques faits généraux, dont les progrès de la science tendent de plus en plus à diminuer le nombre.
Le système théologique est parvenu à la plus haute perfection dont il soit susceptible, quand il a substitué l'action providentielle d'un être unique au jeu varié des nombreuses divinités indépendantes qui avaient été imaginées primitivement. De même, le dernier terme du système métaphysique consiste à concevoir, au lieu des différentes entités particulières, une seule grande entité générale, la nature, envisagée comme la source unique de tous les phénomènes. Pareillement, la perfection du système positif, vers laquelle il tend sans cesse, quoi qu'il soit très probable qu'il ne doive jamais l'atteindre, serait de pouvoir se représenter tous les divers phénomènes observables comme des cas particuliers d'un seul fait général, tel que celui de la gravitation, par exemple.
La philosophie positive, qui, dans les deux derniers siècles, a pris graduellement une si grande extension, embrasse-t-elle aujourd'hui tous les ordres de phénomènes? Il est évident que cela n'est point, et que, par conséquent, il reste encore une grande opération scientifique à exécuter pour donner à la philosophie positive ce caractère d'universalité, indispensable à sa constitution définitive.
En effet, dans les quatre catégories principales de phénomènes naturels énumérées tout à l'heure, les phénomènes astronomiques, physiques, chimiques et physiologiques, on remarque une lacune essentielle relative aux phénomènes sociaux, qui, bien que compris implicitement parmi les phénomènes physiologiques, méritent, soit par leur importance, soit par les difficultés propres à leur étude, de former une catégorie distincte. Ce dernier ordre de conceptions, qui se rapporte aux phénomènes les plus particuliers, les plus compliqués et les plus dépendants de tous les autres, a dû nécessairement, par cela seul, se perfectionner plus lentement que tous les précédents, sans même avoir égard aux obstacles plus spéciaux que nous considérerons plus tard. Quoi qu'il en soit, il est évident qu'il n'est point encore entré dans le domaine de la philosophie positive. Les méthodes théologiques et métaphysiques qui, relativement à tous les autres genres de phénomènes, ne sont plus maintenant employées par personne, soit comme moyen d'investigation, soit même seulement comme moyen d'argumentation, sont encore, au contraire, exclusivement usitées, sous l'un et l'autre rapport, pour tout ce qui concerne les phénomènes sociaux, quoique leur insuffisance à cet égard soit déjà pleinement sentie par tous les bons esprits, lassés de ces vaines contestations interminables entre le droit divin et la souveraineté du peuple.
Voilà donc la plus grande, mais évidemment la seule lacune qu'il s'agit de combler pour achever de constituer la philosophie positive. Maintenant que l'esprit humain a fondé la physique céleste, la physique terrestre, soit mécanique, soit chimique; la physique organique, soit végétale, soit animale, il lui reste à terminer le système des sciences d'observation en fondant la physique sociale. Tel est aujourd'hui, sous plusieurs rapports capitaux, le plus grand et le plus pressant besoin de notre intelligence : tel est, j'ose le dire, le premier but de ce cours, son but spécial.
Les conceptions que je tenterai de présenter relativement à l'étude des phénomènes sociaux, et dont j'espère que ce discours laisse déjà entrevoir le germe, ne sauraient avoir pour objet de donner à la physique sociale le même degré de perfection qu'aux branches antérieures de la philosophie naturelle, ce qui serait évidemment chimérique, puisque celles-ci offrent déjà entre elles à cet égard une extrême inégalité, d'ailleurs inévitable. Mais elles seront destinées à imprimer à cette dernière classe de nos connaissances ce caractère positif déjà pris par toutes les autres. Si cette condition est une fois réellement remplie, le système philosophique des modernes sera enfin fondé dans son ensemble ; car aucun phénomène observable ne saurait évidemment manquer de rentrer dans quelqu'une des cinq grandes catégories dès lors établies des phénomènes astronomiques, physiques, chimiques, physiologiques et sociaux. Toutes nos conceptions fondamentales étant devenues homogènes, la philosophie sera définitivement constituée à l'état positif; mais sans jamais pouvoir changer de caractère, il ne lui restera qu'à se développer indéfiniment par les acquisitions toujours croissantes qui résulteront inévitablement de nouvelles observations ou de méditations plus profondes. Ayant acquis par là le caractère d'universalité qui lui manque encore, la philosophie positive deviendra capable de se substituer entièrement, avec toute sa supériorité naturelle, à la philosophie théologique et à la philosophie métaphysique, dont cette universalité est aujourd'hui la seule propriété réelle, et qui, privées d'un tel motif de préférence, n'auront plus pour nos successeurs qu'une existence historique.
On croyait, il y a encore peu de temps, avoir expliqué la vision, en disant que l'action lumineuse des corps détermine sur la rétine des tableaux représentatifs de formes et de couleurs extérieures. À cela les physiologistes ont objecté avec raison que, si c'était comme images qu'agissaient les impressions lumineuses, il faudrait un autre œil pour les regarder. N'en est-il pas encore plus fortement de même dans le cas présent?
Il est sensible, en effet, que par une nécessité invincible, l'esprit humain peut observer directement tous les phénomènes, excepte les siens propres. Car, par qui serait faite l'observation? On conçoit, relativement aux phénomènes moraux, que l'homme puisse s'observer lui-même sous le rapport des passions qui l'animent, par cette raison anatomique, que les organes qui en sont le siège sont distincts de ceux destinés aux fonctions observatrices. Encore même que chacun ait eu occasion de faire sur lui de telles remarques, elles ne sauraient évidemment avoir jamais une grande importance scientifique, et le meilleur moyen de connaître les passions sera-t-il toujours de les observer en dehors ; car tout état de passion très prononcé, c'est-à-dire celui qu'il serait le plus essentiel d'examiner, est nécessairement incompatible avec l'état d'observation. Mais, quant à observer de la même manière les phénomènes intellectuels pendant qu'ils s'exécutent, il y a impossibilité manifeste. L'individu pensant ne saurait se partager en deux, dont l'un raisonnerait, tandis que l'autre regarderait raisonner. L'organe observé et l'organe observateur étant, dans le cas, identiques, comment l'observation pourrait-elle avoir lieu?
Cette prétendue méthode psychologique est donc radicalement nulle dans son principe. Aussi, considérons à quels procédés contradictoires elle conduit immédiatement! D'un côté, on vous recommande de vous isoler, autant que possible, de toute sensation extérieure, il faut surtout vous interdire tout travail intellectuel ; car, si vous étiez seulement occupés à faire le calcul le plus simple, que deviendrait l'observation intérieure? D'un autre côté, après avoir, enfin, à force de précautions, atteint cet état parfait de sommeil intellectuel, vous devrez vous occuper a contempler les opérations qui s'exécuteront dans votre esprit lorsqu'il ne s'y passera plus rien! Nos descendants verront sans doute de telles prétentions transportées un jour sur la scène.
Les résultats d'une aussi étrange manière de procéder sont parfaitement conformes aux principes. Depuis plus de deux mille ans que les métaphysiciens cultivent ainsi la psychologie, ils n'ont pu encore convenir d'une seule proposition intelligible et solidement arrêtée. Ils sont, même aujourd'hui, partagés en une multitude d'écoles qui se disputent sans cesse sur les premiers éléments de leurs doctrines. L'observation intérieure engendre presque autant d'opinions divergentes qu'il y a d'individus croyant s'y livrer.
Sans admirer ni maudire les faits politiques et en y voyant essentiellement, comme en toute autre science, de simples sujets d'observation, la physique sociale considère donc chaque phénomène sous le double point de vue élémentaire de son harmonie avec les phénomènes coexistants, et de son enchaînement avec l'état antérieur et l'état postérieur du développement humain ; elle s'efforce, à l'un et à l'autre titre, de découvrir, autant que possible, les vraies relations générales qui lient entre eux tous les faits sociaux ; chacun d'eux lui paraît expliqué, dans l'acception vraiment scientifique du terme, quand il a pu être convenablement rattaché, soit à l'ensemble de la situation correspondante, soit à l'ensemble du mouvement précédent, en écartant toujours soigneusement toute vaine et inaccessible recherche de la nature intime et du mode essentiel de production des phénomènes quelconques. Développant au plus haut degré le sentiment social, cette science nouvelle, selon la célèbre formule de Pascal, dès lors pleinement réalisée, représente nécessairement d'une manière directe et continue la masse de l'espèce humaine, soit actuelle, soit passée, soit même future, comme constituant, à tous égards, et de plus en plus, ou dans l'ordre des lieux ou dans celui des temps, une immense et éternelle unité sociale, dont les divers organes individuels ou nationaux, unis sans cesse par une intime et universelle solidarité, concourent inévitablement, chacun suivant un mode et un degré déterminés, à l'évolution fondamentale de l'humanité, conception vraiment capitale et toute moderne qui doit devenir ultérieurement la principale base rationnelle de la morale positive.
[...] nous ne devons pas oublier que les sciences ont, avant tout, une destination plus directe et plus élevée, celle de satisfaire au besoin fondamental qu'éprouve notre intelligence de connaître les lois des phénomènes. Pour sentir combien ce besoin est profond et impérieux, il suffit de penser un instant aux effets physiologiques de l'étonnement, et de considérer que la sensation la plus terrible que nous puissions éprouver est celle qui se produit toutes les fois qu'un phénomène nous semble s'accomplir contradictoirement aux lois naturelles qui nous sont familières. Le besoin de disposer les faits dans un ordre que nous puissions concevoir avec facilité (ce qui est l'objet propre de toutes les théories scientifiques) est tellement inhérent à notre organisation que, si nous ne parvenions pas à le satisfaire par des conceptions positives, nous retournerions inévitablement aux explications théologiques et métaphysiques auxquelles il a primitivement donné naissance, comme je l'ai exposé dans la dernière leçon.
Le digne concours du cœur avec l'esprit fit enfin surgir, au centre de l'anarchie moderne, le dogme fondamental de l'Humanité, seule base possible de la religion universelle, vainement cherchée, depuis vingt siècles, en Occident et en Orient. Notre unité consiste dès lors à rapporter toujours notre existence, privée ou publique, à cet être immense et éternel, spontanément composé de toutes les individualités vraiment assimilables. Sa destinée normale, constamment subordonnée aux lois immuables de l'ordre universel, domine sans cesse l'essor, personnel ou social, de nos sentiments, de nos pensées et de nos actions, qui ne peut se régulariser pleinement qu'en se consacrant à l'aimer et le connaître afin de le servir. De sa seule notion générale, résulte aussitôt la formule sacrée de la religion positive : l'Amour pour principe, l'Ordre pour base, et le Progrès pour but. Afin de mieux guider la vie réelle, cette règle universelle s'y décompose en deux devises usuelles ; l'une, morale et esthétique, vivre pour autrui ; l'autre, politique et scientifique. Ordre et Progrès ; spécialement propres au sexe affectif et au sexe actif.
[1] Auguste Comte, Cours de philosophie positive, Hermann. Extrait de Denis Huisman et Marie-Agnès Malfray, Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale, Perrin © 2000, pages 338-339.
[2] Ibid., 1re leçon, éd. Hatier, pages 22-24. Extrait de F.-J. Thonnard, Extraits des grands philosophes, Desclée & Cie, © 1963, pages 666-668.
[3] Ibid., pages 29-30. Extrait de Ibid., pages 668-669.
[4] Ibid., IV. Extrait de Georges Pascal, Les grands textes de la philosophie, Bordas/SEJER. Paris © 2004, pages 218-219.
[5] Ibid., I. Extrait de Ibid., page 220.
[6] Auguste Comte, Système de politique positive III, Préface. Extrait de Ibid., page 225.