par
Ça
me fascine de penser que la plupart des gestes que je pose n'ont de valeur
qu'en fonction de la signification qu'on leur attribue.
Récemment,
j'étais invité à souper chez Louise. Nous étions sept personnes dont deux
couples : Louise + Claude, et Hélène + Michel. Louise et moi sommes de
vieux amis depuis quinze ans. Elle vit avec Claude et ils élèvent ensemble leur
petite fille Ariane. Hélène est une amie d'enfance de Louise et je la connais
assez bien. Divorcée depuis quelque temps, Michel est son nouveau compagnon de
vie.
Louise
et moi sommes des « toucheux ». Durant la conversation, tout comme
elle, j'aime laisser égarer tendrement ma main vers l'épaule, le bras ou le
genou de mon interlocuteur de façon discrète et un peu machinalement. C'est
comme une caresse que je fais pour appuyer mon propos, attirer l'attention de
celui ou celle à qui je m'adresse.
Durant
le souper, j'étais assis à côté d'Hélène. Son nouveau « chum » était
dérangé de me voir la toucher à tout moment. Je ne m'en étais pas aperçu.
Louise me l'a fait savoir par la suite dans une conversation téléphonique. Nous
étions amusés que cette manie de toucher que nous avons tous les deux, trouble
parfois les gens qui y voient un geste équivoque.
N'est-il
pas curieux que le toucher soit si réprouvé dans notre société? Si le gynécologue
pénètre le sexe de votre femme avec un instrument d'examen médical, vous n'en
ressentirez aucune gène puisque la signification que vous donnez à ce geste est
sans équivoque. Pourtant, si vous n'arrivez pas à interpréter le
geste d'un ami qui la touche à un endroit beaucoup plus neutre, serez vous
inquiet? Cet ami n'est-il pas en train de prendre quelque chose qui vous
appartient? Et votre femme n'est-elle pas en train de vous être infidèle? Si
notre corps nous appartient, chacun pour soi, nous sommes libres de le prêter à
qui on veut. Mais qu'en est-il en amour lorsque le pacte réciproque érotique
signé par l'acte sexuel, fait du corps de l'autre notre propriété exclusive?
Devra-t-on se cacher pour se toucher comme si on volait quelque chose à notre
partenaire? Que vaut l'amour s'il m'aliène de la propriété de ce que je suis,
s'il m'interdit de toucher ou d'être touché? Me libère-t-il ou m'enchaîne-t-il?
Anciennement,
aux fêtes dans les villages, les danses carrées permettaient à chaque homme de toucher
chaque femme sans que ceci ne prête à équivoque. Si vous rêviez de toucher une
belle femme, vous n'aviez qu'à prendre des leçons de danse et accepter de
toucher aussi toutes les autres. Cette façon d'être ensemble et de se toucher
n'est plus populaire. Aujourd'hui, la forme la plus répandue de la danse exige
qu'on se place les uns devant les autres pour bouger sans se toucher. C'est
comme si ce simple geste de caresse était devenu tabou. Le film japonais
« Shall you dance? » est très éloquent à cet effet. Il
illustre si tendrement tout le drame que peut vivre un couple enfermé dans le
tabou du toucher qui est vécu comme un acte interdit. Le pire c'est qu'à force
de vivre ensemble, même les conjoints ne se touchent presque plus et
deviennent parfois le triste gardien d'un pacte désuet qui empêche l'autre de
se donner ce simple petit plaisir. Vous devriez voir la joie de ma belle-mère,
madame Chen, à Noël chaque année, quand il m'est socialement permis, en
arrivant chez-elle, de la prendre dans mes bras pour un instant. Elle que son
mari ne touche plus depuis des années parce que vivre ensemble tue ce plaisir
permis qui n'est plus convoité.
Si
bien qu'après quelques années on ne peut plus toucher personne si on n'a pas un
chien ou un chat. Je hais tous ces animaux familiers qui nous ont volés tant de
caresses entre nous. N'est-il pas curieux que nous en soyons venus à considérer
le toucher d'une race animale différente plus naturel que celui échangé entre
humains? Sauf pour ceux qu'on a intégrés à notre culture humaine – chiens,
chats etc. – il est rare que les animaux touchent une autre race que la-leur.
Bien sûr, ce contact avec un chien ou un chat est sans équivoque, donc
rassurant.
Depuis
quand, madame, date la dernière fois que vous vous êtes permise de toucher un
autre homme que votre partenaire sexuel habituel? Et vous monsieur, ne
pourriez-vous pas serrer dans vos bras cette si belle femme qui vous fait tant
envie sans craindre de bouleverser toute la sécurité émotionnelle bâtie avec
votre partenaire de lit?
Et
si vous le faisiez, que signifierait ce geste pour vous? Une promesse
impossible? L'accès interdit à la Déesse? La rupture d'un pacte, d'une
promesse? Tromper votre partenaire? Un engagement à davantage? Que l'autre vous
accepte comme physiquement accessible? Que vous puissiez encore être désiré(e)?
Une simple présence, un simple toucher humain et rien d'autre? Que voudrait
dire ce toucher?
Chaque
toucher n'a de valeur que par l'interprétation qu'on lui accorde? Par exemple,
si je mets ma main sur la cuisse d'une femme qui est assise à côté de moi au
moment de me lever, plusieurs interprétations sont possibles : Est-ce une
caresse d'amitié?, d'affection? Est-ce que ma main a servi à assurer mon
équilibre au moment de me lever? Est-ce une avance érotique? Un clin d'œil
tactile? Une douceur volée? Voulais-je savoir si sa cuisse était dure, chaude,
humide ou pour quelque autre information que ce soit? Un peu tout ça dans des
proportions diverses? Bref, la signification crée une réalité différente du
geste.
Si
je touche la cuisse d'un enfant, on interprétera ce geste de façon anodine, à
moins qu'on me prête des intentions pédophiles. Si une femme donne la tétée à
son bébé, on sera touché par ce geste naturel et sympathique. Par contre, si un
homme suce le sein d'une femme, on accordera une toute autre signification à ce
contact. Lorsque j'avais 14 ans, j'attribuais une telle charge érotique aux
hanches des femmes, que je m'interdisais de toucher celles de ma blonde en
public. J'aurais eu l'impression de me livrer à une action indécente. J'étais
cependant intrigué de constater que ce geste semblait si naturel quand
j'observais des partenaires danser. J'aurais voulu oser me permettre d'en faire
autant. Pourtant, le geste lui-même était banal. C'est la signification que je
lui donnais qui me séduisait.
Le
toucher est un geste simple qui fait naître des significations variées dans
l'esprit des gens qui tiennent à leur donner une interprétation. Ils y voient
un message. Je pense que notre rapport au toucher peut être malsain aussitôt
qu'il rentre dans le domaine de l'interprétation. Quand même, n'est-il pas
réconfortant d'observer ce geste chez des enfants qui savent encore toucher
n'importe qui, n'importe où, sans attribuer à ce geste d'autre signification
que le contact humain sans attente, c'est-à-dire, toucher pour toucher?
Non.
Tant que le toucher reste équivoque, tant que sa signification n'est pas
clairement établie, il inquiète. Nous avons peur qu'il devienne rupture d'une
promesse, dépossession de nous-même, engagement interdit. Pourtant, mon toucher
ne brise rien ni n'engage autre chose que le moment présent. Attire-t-il de la
jalousie? Alors, pourquoi ne pas vous en permettre autant?
(Lire le texte
de Gabriel Bizzotto : Le Toucher...)
(et aussi Le
calin Sauveur de Nancy Sheehan...)