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Gabriel Bizzotto |
2006-04-22 |
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gbizzotto.free.fr, 2006 |
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Le Toucher [1] |
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Le Toucher n'est pas seulement une boîte R'n B de Paramaribo (Suriname) pleine de blacks en short ultracourt et dont le fessier est l'objet des louanges d'un continent entier pour cette période heureusement révolue que fut la traite des noirs. Le toucher est également une composante « importantissime » de la culture latino-américaine, voire même des pays latins du sud de l'Europe (on exclut la France, donc).
C'était à une fête quelconque dans ce quartier inconnu et lointain appelé Lac sud, peu après mon arrivée au Brésil. Il y avait ce
groupe sympathique qui jouait au snooker (qu'ils prononcent et écrivent sinuca). J'essayais de déchiffrer leur conversation, pas facile au
bout de deux semaines, sachant que je n'ai pratiquement pas réussi à parler pendant six mois.
« pegacervaípramimermão ».
Je vois, il s'agit donc de découper ceci en mots.
« Do you speak english » — « YES ! », j'allais enfin pouvoir communiquer avec quelqu'un.
« YouknowIvbeeninfrancelastyear, howhotthosechicksarebrother-itwaslikepartyeverynight ! »... Il y avait aussi cette fille en jupe argentée. Jolie, souriante, de bonne humeur, brésilienne quoi. Je ne me souviens ni où ni comment, mais elle se rappelait de moi. Au milieu des 30 nouveaux noms et visages par jour, je n'étais pas près de me souvenir de qui que ce soit. Il semblerait que pour parvenir à se rappeler durablement des noms et des visages, il faut avoir baigné un certain temps dans le milieu pour apprendre à reconnaître les modèles, les traits communs. Vous avez déjà essayé d'apprendre par coeur 30 mots de passe d'email en une seule journée ? C'est précisément l'effet que les noms et visages brésiliens font aux gringos. Est arrivée l'heure de se dire au revoir. Sourire, serrer des mains, faire la bise et dire « ciao » (qu'ils écrivent tchau, et n'essayez pas de les convaincre que c'est une erreur) ça je sais faire. Mais voilà ! Cette fille, à qui le petit Français avait manifestement plu, est venue me donner un abraço. Il s'agit de faire la bise, une bise sur la joue, et de serrer l'autre dans ses bras. Il y a façon et façon de donner l'abraço. Et cette façon-là, avec la conviction du corps tout entier, voulait si clairement dire « je te veux » que je n'ai rien trouvé à répondre. Même pas en français. Dépendance C'est plus tard que j'ai découvert que l'abraço fait partie du quotidien. Il suffit d'avoir échangé quelques mots avec une personne dans un environnement amical, c'est-à-dire entouré d'amis communs, pour que la confiance et l'intimité soient suffisantes pour échanger l'abraço pour se dire à bientôt. Les Brésiliens, et encore plus les Brésiliennes, se sont révélés au fil du temps dépendants de l'abraço. Lorsqu'il n'est pas pratiqué régulièrement, il provoque une sensation de manque. Mais ce n'est pas uniquement le fait de prendre l'autre dans ses bras. Il s'agit bel et bien du contact physique en général. Toucher l'autre pour l'appeler, pour le saluer, pour insister sur un point de la conversation. La France n'en est pas encore aux extrémités du Japon, mais c'est probablement le pays dont les us sont, comme la langue, les plus éloignés du substrat commun aux autres pays latins et latinos. Les Français sont froids. Tout le contact que l'on peut espérer entre deux hommes hétéros non parents est une poignée de main. Saluer une femme, si ce n'est pas une poignée de main, se fera avec une bise sur la joue. Et pas de main dans le dos ni sur l'épaule, holà ! Les lieux communs au sujet des Italiens et des Anglais les placent, dans une conversation, dans des situations opposées. Les premiers sont proches de leur interlocuteur, investissant leur espace vital et n'hésitant pas à les toucher. Les seconds sont droits, immobiles et à une distance minimale d'un bras de la personne à qui ils parlent. D'où la blague qui veut qu'un Anglais et un Italien en pleine conversation se déplacent sans arrêt, l'Italien allant vers l'Anglais, et l'Anglais fuyant en arrière. Petite incompatibilité entre cultures : l'Italien va se sentir rejeté et l'Anglais agressé. Un gringo au Brésil se retrouve dans cette situation. Pourtant on s'y habitue très vite, et on y prend goût. Aujourd'hui je n'imagine pas saluer mes amies sans un abraço, ni mes amis sans une tape sur le torse, le dos ou, allez, un abraço ! Un cheiro J'ai demandé à ma copine de répéter la première fois qu'elle m'a envoyé un cheiro (« parfum », mais aussi substantif de « sentir ») par téléphone. Après son explication, j'ai trouvé l'idée tellement évidente, tellement naturelle ! Que celui qui n'a jamais eu un pincement au coeur après avoir perçu pendant une demi-seconde fugace le parfum de l'être aimé lève la main ! Les Brésiliens l'ont incorporé à leurs coutumes. Holà ! J'avais déjà vu ce type récemment, dans les mêmes conditions : au milieu d'amis communs dans un bar. Ça doit être le petit copain d'une amie d'un ami de... quelqu'un. On avait dû échanger 3 mots par hasard. Une fois de plus est arrivée l'heure de se dire au revoir, et... Paf ! Le gars m'a serré dans ses bras, motivé, genre en manque, même si sa copine était juste à côté. Certes, ça ne fait pas de mal, mais évidemment, avec un homme ça n'est pas la même chose. |
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Texte publié sur le site Gabriel in Brazil, 22 avril 2006.
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