040921

La philosophie, cette incontournable... [1]

par Pierre Philippe

SPQ © 2004

On ne peut pas choisir plus mauvais moment pour se questionner sur l'opportunité de l'enseignement de la philosophie dans les collèges. La philosophie, parce qu'elle met l'étudiant en contact avec les grands penseurs, précurseurs de la culture, permet d'acquérir les habiletés de penser le monde et d'examiner la rigueur de la pensée d'autrui. La philosophie est importante parce que notre vie s'inscrit désormais dans un monde où la connaissance scientifique prend le pas sur le savoir traditionnel ; cette science requiert qu'elle soit décodée et évaluée par le citoyen du XXIe siècle. Les décisions politiques qui seront prises dans les années à venir auront un impact incommensurable sur nos vies. Ces décisions se doivent de refléter les valeurs de notre société et non seulement les velléités des groupes d'experts.

L'activité scientifique a de plus en plus besoin d'être évaluée. Or, nos écoles, du primaire jusqu'à l'université, qui ont pour mission de former les esprits, semblent paradoxalement exclure toute possibilité d'évaluation des objets même de l'apprentissage. Je suis toujours surpris de constater, chez les étudiants aux études supérieures de l'université, où il importe d'avoir une tête bien faite, que peu d'entre eux ont une approche épistémologique des connaissances qu'ils acquièrent. Nos étudiants – et à cet égard ceux de la planète – sont profondément rattachés à la pensée positiviste du XVIIe siècle, celle des Newton et Descartes, comme si le paradigme qu'ils incarnent était universel et incontournable. Ce paradigme vise la recherche de lois universelles qui, par définition, ne souffrent pas d'exceptions, excluant par le fait même toute modulation par les contextes. Ce paradigme n'est pas faux puisqu'il est à l'origine de notre monde technologique, mais il n'est pas le seul, ni le plus approprié dans toutes les circonstances. Si les lois universelles existent en physique, il n'est pas certain que le paradigme positiviste soit celui dont nous avons besoin pour penser les problématiques médicales, écologiques, sociales et humaines de notre temps.

Le paradigme cartésien est particulièrement inefficient lorsqu'il est confronté aux problèmes complexes, ceux dont l'explication nécessite d'intégrer l'environnement, le mode de fonctionnement en société, et les valeurs des personnes. Or, une approche philosophique, présentée avec lucidité et pertinence, peut offrir des voies alternatives au paradigme positiviste. Goethe, naturaliste, littéraire et philosophe récusait, dès la fin du XVIIIe siècle, le paradigme positiviste quand il écrivait qu'on « ne peut pas comprendre la fleur en retirant ses pétales ». Goethe voulait dire que tout ne peut pas être analysé, décortiqué comme s'il s'agissait d'une « machine » cartésienne. Dans une machine cartésienne, conçue par l'homme, chaque pièce a une fonction donnée dans un cadre limité, prédéterminé et connu ; on peut donc l'analyser sous toutes ses coutures comme une idée abstraite issue d'un dispositif de laboratoire. Nous pouvons, bien sûr, nous dispenser des lumières de la philosophie si tout doit être consommé comme une certitude ou si tout est linéaire et cartésien. Émuler les conditions du laboratoire suffit alors à trouver les réponses à nos questions. Mais les problématiques du monde moderne ne peuvent plus être analysées comme s'il s'agissait de machines, fonctionnant en vase clos, sans perturbations par le monde extérieur. Tout n'est pas simple et linéaire. Est linéaire ce qui n'est pas contré par des forces antagonistes. Il est difficile d'imaginer une problématique du monde moderne dont les tenants ne sont pas issus d'un rapport de forces.

Incidemment, faire le procès de l'enseignement de la philosophie au collège est une occasion privilégiée de remettre en question l'approche pédagogique globale à tous les niveaux du curriculum. Nous sommes arrivés à une étape de l'évolution des sciences où le positivisme doit être questionné. Certains estiment que les solutions aux grandes problématiques de notre temps sont transdisciplinaires, c'est-à-dire qu'elles ne peuvent pas faire abstraction des contextes qui donnent sens à leur compréhension. Aussi est-il légitime de se poser des questions telles que : doit-on continuer d'enseigner des certitudes dans les écoles, des certitudes déconnectées des véritables problèmes? Nos mathématiques reflètent-elles notre monde ou donnent-elles de ce monde une vision partielle réductionniste? Ne devrait-on pas cultiver le doute scientifique chez les élèves et les instruire à l'aune de la mise en contexte? Ces questions relèvent d'un paradigme bien différent de celui auquel on est habitué, et tiennent d'une réflexion philosophique.

La philosophie est importante pour la société du XXIe siècle parce que l'ère des certitudes est révolue. Les problématiques auxquelles nos sociétés font régulièrement face sont caractérisées par une incertitude profonde. À titre d'exemples, mentionnons le réchauffement de la planète, les vaches « folles », la résistance des bactéries aux antibiotiques, les maladies nosocomiales, les OGM, les hormones de substitution pour la ménopause, etc. Au siècle dernier, il pouvait sembler suffisant pour le citoyen de s'en remettre aux experts, sans se soucier d'une réflexion personnelle responsable pour régler les problèmes de santé et de vie en société. Avec le siècle qui s'amorce, une mutation profonde des mentalités et des pratiques est désormais indispensable. Le citoyen du monde de demain doit être habilité au même titre que le scientifique ou le politique. Il doit avoir appris à penser par lui-même et non à consommer des truismes ou des solutions irréalistes toutes faites, dont la rigidité appartient à un monde fictif. Prenons l'exemple du SIDA dont la cause est bien connue. Il s'agit là d'une certitude cartésienne et linéaire. Pouvons-nous, pour autant, le contrôler? La réponse est non. Pourquoi? Parce que la connaissance des certitudes cartésiennes est insuffisante si l'on ne prend pas en compte le contexte environnemental et social dans lequel la problématique prend toute sa signification. Le contexte c'est, entre autres, ici, la manière dont les personnes à risque forment des réseaux de contacts qui propagent et consolident la transmission du virus. On parle également beaucoup ces temps-ci de la problématique de l'obésité ; des solutions seront sans doute proposées, issues d'une conceptualisation de type rationaliste et linéaire. Comme on peut le constater, la pensée contextuelle est radicalement différente de la pensée cartésienne traditionnelle. Celle-ci excelle dans les domaines de causalité simple ; même le « compliqué », dans la mesure où il est compris et isolé du reste du monde, peut se réduire à des solutions linéaires pertinentes. Mais le « complexe » résiste à l'appropriation, car il comporte des interrelations multiples avec des contextes divers qu'on ne maîtrise, ni d'emblée ni rationnellement.

Dans le monde démocratique de demain, le citoyen devra faire équipe avec les experts. C'est le défi du XXIe siècle. Le contexte de complexité croissante rend impensable, pour une société, d'entretenir l'approche naïve du siècle dernier. Les choses ont changé, et un nouveau type de participation des citoyens doit naître. Cette participation ne peut s'actualiser sans le secours d'une formation à une pensée rigoureuse et d'une pédagogie du contextuel à tous les niveaux du curriculum.


[1] Paru dans le Bulletin de la Société Philosophique du Québec Vol.30, # 3, Automne 2004. Pierre Philippe est professeur titulaire d'épidémiologie à la Faculté de médecine de l'Université de Montréal.


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