Enseigner Dieu dans nos écoles? [1]
par Yvon Paillé
Magazine Médiane © 2006
Un tribunal américain s'est penché, l'hiver dernier, sur une théorie dite du « dessein intelligent » et il a statué qu'elle ne devait pas être enseignée dans les cours de sciences naturelles à l'école, parce que cela constituerait de la propagande à caractère religieux. Précisons que cette théorie met en évidence un fait qui, pour ses tenants, oblige à remettre en cause la théorie de l'évolution issue de Darwin. Celle-ci, bien sûr, se passe entièrement de Dieu et conduit sans doute de nombreux élèves vers l'athéisme.
Le tribunal a probablement raison et cette théorie, apparemment, n'est pas vraiment scientifique, car elle ne respecterait pas le critère de réfutabilité établi par Karl Popper. Il est cependant étonnant que, dans tout le débat qui s'est tenu autour de cette affaire, au Québec particulièrement, personne n'ait songé à la présence d'un troisième joueur aux côtés de la science et de la religion, qui ici s'opposent radicalement. Je veux parler de la philosophie. À mon avis, ce n'est pas sur le terrain de la science qu'il faut poser le problème d'un éventuel « acteur » intelligent à l'œuvre dans la nature, mais sur celui de la philosophie.
Il est en effet très préoccupant que le système éducationnel actuel favorise l'implantation d'une culture scientifico-technique foncièrement athée. Mais la stratégie qui consiste à déformer ou pervertir la méthode scientifique pour parer à cette situation, n'est pas acceptable. Il vaut mieux faire porter son action sur le terrain souvent abandonné de la philosophie. Il importe aussi d'établir clairement que si la raison est la seule faculté vraiment commune à toute l'humanité, celle-ci ne produit pas qu'un seul et unique discours permettant de pénétrer au-delà des apparences que nous présente la réalité.
En effet, il n'y a pas qu'un seul discours rationnel possible sur le monde, la vie et l'être
humain, celui de la science expérimentale. Il y a également un discours plus général, à caractère philosophique, qui est rationnel et qui nous contraint, non pas à adopter une hypothèse particulière, formulée avec rigueur et cohérence, lorsqu'elle est confirmée par l'expérience, mais plutôt à nous doter d'une représentation globale du monde, qui soit logique et qui satisfasse aux exigences de notre esprit. Son but est de nous permettre de situer et de penser notre existence, afin de pouvoir orienter nos actions individuelles et collectives dans le sens de notre plus parfaite réalisation comme êtres humains.Ici se présente le problème des valeurs, sur lesquelles le discours proprement scientifique a peu de chose à dire, si encore il peut dire quoi que ce soit, et qui est pourtant d'importance capitale, tant pour la vie des individus et des sociétés que pour la vie même des sciences et des techniques. Car sciences et techniques sont dépendantes des sociétés, qui veillent à leur développement, en les finançant à coups de subventions plus ou moins généreuses. Or, dans toutes les sociétés, les décisions ne sont jamais prises à la lumière de considérations scientifiques seulement, mais dans un contexte beaucoup plus large, où des considérations éthiques, politiques, religieuses, philosophiques et idéologiques jouent un rôle de premier plan.
Il est bon de se rappeler que le travail scientifique part de l'observation du monde et cherche, en l'analysant minutieusement, à mieux le percevoir, à mieux le connaître, tel qu'il est réellement – et non pas tel qu'il devrait être! Son outil est la raison, on le sait, mais munie d'une méthodologie très précise qui lui assure sa rigueur et son efficacité. Cette méthodologie, dans un véritable processus dialectique où analyse et synthèse se conjuguent, l'oblige à fabriquer des théories toujours plus vastes et plus complexes, qui en intègrent de plus petites,
et cela en nombre le plus grand possible. Ainsi se crée une représentation du monde qu'on estime toujours plus fidèle à ce qui est réellement. Telles sont, par exemple, les théories de la relativité et de l'évolution, qui chapeautent un nombre considérable d'autres théories, et qui reçoivent d'elles indirectement une confirmation. Toutefois ces grandes théories (on les appelle aussi des paradigmes) n'acquièrent pas le statut de « philosophies », elles ne peuvent pas s'universaliser et inclure en elles-mêmes l'être humain pris dans toutes ses dimensions, notamment en sa qualité de sujet raisonnable et libre, faisant lui-même de la science, de la philosophie et de la religion, inséré dans une histoire, une culture, des traditions.Considérons par exemple les questions suivantes : le monde que nous connaissons est-il « le » monde ou « un » monde parmi d'autres, aussi bien dans l'espace que dans le temps? A-t-il eu un commencement ou est-il éternel? Est-il fini ou infini? A-t-il été créé ou non? A-t-il une cause? Intelligente ou non? Libre ou non? Pour répondre à ces questions, et à de nombreuses autres concernant l'homme lui-même, sa place, son statut et son rôle dans l'univers – questions qui ne sauraient être dissociées des premières – il faudrait à la science être beaucoup plus libre quelle ne l'est étant donné sa méthode. Pourtant, ces questions se posent à tout être intelligent, mais ne peuvent pas recevoir un traitement scientifique au sens strict. Un autre discours est par conséquent nécessaire pour leur donner une réponse, laquelle ne sera prise au sérieux que si elle est cohérente et repose sur des arguments logiques pouvant être critiqués et contestés. Ce discours est précisément celui de la philosophie, et c'est pour lui que l'idée d'un être intelligent à l'oeuvre dans la nature présente un sens, s'impose même comme une hypothèse de choix.
Certes, il n'est pas correct de laisser entendre qu'il n'y a qu'un seul discours de « la » science expérimentale. En réalité il y a « des » sciences, qui toutes ont des méthodologies différentes adaptées à leur objet. Par exemple, la biologie et la psychologie tiennent des discours bien différents, tout comme l'histoire et 1'astronomie. Néanmoins, dans tous les cas on analyse toujours ce qui se donne à penser, ce qui se livre à nous dans des phénomènes que nous pouvons observer et jusqu'à un certain point contrôler. Or, pour répondre aux questions de principe énumérées plus haut, il faut un discours d'un autre type, doté d'une tout autre méthodologie. La préciser exactement n'est pas possible, car la philosophie elle aussi, à 1'instar de la science, s'ouvre à la multiplicité. Chaque grande philosophie est comme une science en elle-même, différente de toutes les autres, et elle élabore sa propre méthodologie. De plus, à côté des variations dans la méthodologie, il y a des postulations de départ qui varient aussi considérablement. Ainsi il ne faut pas s'attendre à ce qu'un discours philosophique fasse jamais l'unanimité parmi les philosophes.
Quant aux religions, elles ont elles aussi des discours portant sur les questions de principe, des discours qui dépendent de leurs visions du monde particulières et de leurs systèmes de croyances. Certains philosophes pourront éventuellement être d'accord avec telles ou telles d'entre elles, ils pourront même s'inscrire dans les traditions qu'elles ouvrent et maintiennent dans l'histoire. Cela ne signifiera pas qu'ils auront abandonné la raison et accepté des conceptions irrationnelles, car – et il est important de le souligner – le tout premier acte de l'esprit, pour quelque humain que ce soit, en est un de croyance [2].
Cette croyance première peut avoir une dimension religieuse, si elle consiste à se rattacher consciemment et librement à un être suprême, à une tradition religieuse ou plus simplement au témoignage d'une personne hautement estimée, Bouddha, Jésus, Mahomet, etc. Mais si quelqu'un désire rompre au contraire avec toute espèce de religion et même de mythologie, il sera encore dans l'obligation de faire un acte de croyance. Je ne pense pas ici à la croyance en l'existence du monde qui – souvenons-nous de Descartes – ne peut pas être tenue pour une certitude absolue, mais je pense à la croyance en la raison elle-même. Cette croyance aura nécessairement une dimension mythique, parce que la raison ne peut pas se justifier elle-même rationnellement, elle ne peut être juge et partie dans un procès où elle se proclamerait seule habilitée à juger.
Nous revenons ainsi au problème de Dieu. La science ne sait pas s'il existe ou non, et elle ne le saura jamais. Elle n'étudie que le monde ou la nature et Dieu par définition n'en fait pas partie. Elle n'est donc pas athée, elle est et doit demeurer agnostique. Or, les hommes de science, eux, ne sont pas seulement des hommes de science, ils sont aussi des hommes tout court, et s'il arrive qu'ils se fassent une philosophie en généralisant simplement leur agnosticisme scientifique, ils deviennent des tenants d'une philosophie positiviste. De plus, s'ils adoptent cet agnosticisme comme allant de soi, sans examen réfléchi des enjeux que soulève la question de Dieu pour la vie humaine, ils deviennent en plus des scientistes. J'entends ici par « scientisme » une idéologie qui fait de la science la seule voie d'accès à la vérité, ou encore, qui fait de la science la seule autorité intellectuelle pouvant se prononcer sur n'importe quel sujet.
Concernant la théorie dite du « dessein intelligent » évoquée au début, si cette affaire a soulevé tant de passion et est allée jusqu'à provoquer un procès chez nos voisins du sud, ce n'est pas seulement parce que ces mêmes voisins ont des groupes de citoyens particulièrement bornés, les intégristes chrétiens, qui cherchent à promouvoir leur conception dépassée de la religion chrétienne. C'est parce qu'on touche avec cette affaire, qui renvoie à la grande théorie de l'évolution, à un problème de fond : celui des relations entre la science et le reste de
la culture, dans laquelle se trouvent, avec la philosophie, la religion et la morale, ainsi que de nombreuses idéologies qui dérivent plus ou moins directement d'elles trois et qui toutes impliquent des croyances, des convictions, des choix de valeurs et des options métaphysiques. Or c'est ici que le débat sur Dieu et son rôle éventuel dans l'univers doit se produire et, ajoutons aussi, qu'une position claire doit être prise.Pourquoi sommes-nous forcés de prendre position sur Dieu? Parce que toute philosophie est toujours confrontée à ce problème. Si la science, par principe, en est exemptée, la philosophie, elle, par principe doit l'affronter. C'est le premier et le dernier de ses problèmes, celui qu'elle ne peut jamais éviter. Mais elle ne le résout pas toujours de la même façon, parce qu'aucune preuve absolument convaincante ne peut être donnée pour l'existence de Dieu, si on le considère comme transcendant au monde. Par définition alors il échappe à nos prises. Là-dessus les plus grands philosophes et les plus grands théologiens de toutes les religions s'entendent. Mais cela ne veut pas dire que la seule attitude rationnelle soit l'agnosticisme. À défaut d'une démonstration parfaite, on peut se contenter d'une démonstration imparfaite ; à défaut d'une certitude, on peut se faire une idée plus ou moins probable. Et de toute façon, il peut apparaître comme plus « raisonnable » d'adopter telle position plutôt que telle autre.
Toute personne qui adhère au positivisme athée, qu'elle exerce un métier scientifique ou non, doit être consciente qu'elle fait un choix – fût-ce en refusant obstinément de choisir! – et qu'elle opte pour une certaine philosophie. Elle en fait son système de référence, elle y adhère avec tout son esprit, c'est en lui qu'elle pense sa situation existentielle et que, à l'occasion, elle prend des décisions qui orientent toute sa vie. Ce faisant elle se rapproche de certaines personnes qui partagent sa conviction et se distancie de celles qui pensent autrement. Laquelle de ces deux attitudes, athéiste ou théiste, est rationnelle? Laquelle est irrationnelle? On ne peut le dire a priori. Mais une chose est certaine : le type de rationalité qui caractérise le discours scientifique ne peut pas s'universaliser ; il doit absolument se prolonger dans un discours d'un autre type, qu'on pourrait qualifier de « raisonnable », et qui est celui d'une philosophie.
Sur la question des valeurs, nous avons dit déjà que la science a peu à dire. En fait, elle ne les connaît pas directement. Étant ordonnée essentiellement à découvrir ce qui est, elle ne peut dire ce qui doit être. Elle ne peut se prononcer sur les valeurs qui dictent aux hommes ce qu'ils doivent faire, dans quel sens ils doivent essayer de transformer leur existence et le monde lui-même. Comme pour Dieu (auquel le problème des valeurs est lié d'ailleurs étroitement), la science ne peut pas ici se prononcer. Une valeur n'est pas une réalité
connaissable par expérimentation, ni par raisonnement. À la limite, si l'on supposait qu'il puisse y avoir une sorte de vouloir ou de visée dans la science elle-même, la seule valeur qui mériterait son attention serait sa propre augmentation comme savoir et son prolongement dans la technique, parce que cette dernière est susceptible de l'aider en retour à se déployer davantage comme savoir. Quant à la technique, la seule valeur qu'elle aussi, à la limite, pourrait vouloir cultiver, serait son propre perfectionnement, ainsi que la transformation de toute matière en outil ou en instrument pour le savoir qui la fait évoluer.On objectera que l'usage des sciences et des techniques dans les décisions qui affectent les humains et la société est de plus en plus grand et évident. Cela est vrai, mais leur rôle dans ce cas est clairement subalterne. Plus précisément, une étude à caractère scientifique et technique peut dire, et dans une certaine mesure seulement, ce qui va arriver si telle ou telle décision est prise. Elle ne pourra jamais dire qu'il faut prendre telle ou telle décision. Ici il y va de la vie humaine individuelle ou sociale, qui est orientée par des valeurs n'appartenant pas comme telles à l'ordre du réel donné ou historique.
Les valeurs ne sont pas comme des choses dans la nature, elles sont plutôt comme des idées dans l'esprit ou des phantasmes dans l'imagination. Et je n'entends pas ici fixer leur statut ontologique, mais fournir seulement une analogie. Par ailleurs, il ne faut jamais les confondre avec les buts visés par nos actions, ce qui est une faute des plus courantes. Une valeur est en réalité un motif secret qui fait que tel but nous apparaît bon et doit être voulu ou recherché. L'être des valeurs est en réalité d'une extrême complexité. Celles-ci n'existent que pour un être libre, doté d'une volonté capable de décider et le faisant toujours dans le cadre d'une certaine conception d'ensemble qu'il se fait de l'être humain et de son destin – ou plus concrètement encore de son « avenir » – où se mêlent des idéologies, des philosophies, des croyances à caractère mythique ou religieux, sans parler des sentiments ou de certaines intuitions tout à fait spécifiques. C'est pourquoi il convient d'aborder l'étude des valeurs par le biais de la philosophie et non par celui de la science.
En conclusion, puisque nous avons une intelligence, nous, êtres humains, nous devons insérer cette intelligence dans notre vie individuelle et collective. Il nous faut aussi, en même temps, y insérer des valeurs morales, au nombre desquelles se trouve la vérité, qui a une connivence certaine avec notre intelligence. Or, cet apport de sens, que l'humain doit fournir impérativement au monde, comment comprendre qu'il doive s'insérer dans un univers que régiraient en dernier ressort la Matière et le Hasard? Quelle motivation l'homme aurait-il d'agir moralement, de faire des efforts pour construire une vie humaine ordonnée et sensée, s'il lui fallait affronter un monde ultimement insensé? L'athéisme aurait peut-être des chances d'être vrai s'il favorisait au moins la construction d'une civilisation sensée, s'il nous renforçait dans nos efforts de moralisation ou même seulement de rationalisation de la vie humaine. Mais qui dira que c'est le cas?
Méfions-nous de l'argument disant : depuis des siècles les hommes ont cru en Dieu et ils se sont fait la guerre, ils n'ont pas pu ou su instaurer la justice sur la terre et ils n'ont connu qu'un bonheur passager et précaire, réservé de surcroît à un petit nombre. Cet autre argument a davantage de chances d'être vrai : c'est parce qu'ils n'ont pas cru véritablement en un Dieu d'amour et de justice qu'ils ont construit des sociétés aussi imparfaites et aussi violentes ; c'est parce que leur foi a été trop superficielle ou trop hypocrite, qu'ils n'ont pas mieux réussi dans leur effort de construire des cités et une civilisation vraiment humaines pour tous, procurant le bonheur au plus grand nombre.
Il reste vrai que la science naturelle comme telle doit ignorer Dieu. Elle n'a pas le choix. Mais l'être humain est plus que l'homme de science. Sa vie comporte des dimensions qui échappent entièrement à cette dernière. Philosophiquement, nous avons et nous aurons toujours le choix, soit de penser et de vivre avec Dieu, soit de penser et de vivre sans Dieu. Il faut respecter ceux qui font le deuxième choix, mais ceux-ci devraient aussi respecter ceux qui font le premier et qui se sentent obligés, en vertu de ce choix, de travailler d'arrache-pied pour introduire plus de vérité, de justice et d'amour dans l'existence commune, désormais planétaire, et cela le plus souvent au détriment de leur confort, de leur tranquillité et même de leur bonheur.
[1] Yvon Paillé, Enseigner Dieu dans nos écoles?, Publié dans le 1er numéro du Magazine philosophique québécois Médiane © 2006, pages 78 à 80. (L'auteur est enseignant retraité, Cégep de Trois-Rivières.)
[2] [Voir Augustin.(Et le deuxième, pour le philosophe, est le doute, comme nous l'a enseigné Descartes.)]