Texte référence - octobre 2006
par Marc Mousli [1]
Magazine Alternatives Économiques © 2006
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Ingénieur de formation, Frederick Taylor a mis au point une méthode de rationalisation de la production afin d'augmenter la productivité. Son organisation scientifique du travail a rencontré beaucoup de résistances.
Pour comprendre la révolution introduite par Frederick Winslow Taylor, il faut imaginer ce qu'était une usine américaine au milieu du XIXe siècle. Les dirigeants s'occupaient peu de la production. L'atelier était le royaume des contremaîtres, qui organisaient le travail, fixaient les salaires, embauchaient et licenciaient le personnel. Ils régnaient sur deux catégories de salariés : les manœuvres, dont on n'utilisait que la force physique, et les ouvriers qualifiés.
Ces derniers possédaient un métier et avaient hérité de leurs ancêtres artisans la maîtrise de leur poste de travail. Ils avaient conscience qu'il s'agissait de leur dernière marge d'autonomie, qu'ils défendaient farouchement. Un auteur de l'époque raconte que dans un atelier, « l'un des forgerons entra en furie quand le directeur de la production, lors du tour de l'usine qu'il faisait chaque matin, s'arrêta pendant cinq minutes pour regarder son feu. Le syndicat se saisit de l'affaire, une délégation alla voir le directeur et obtint la promesse que cela ne se renouvellerait plus. » C'est à cette situation que Taylor s'attaqua, avec la vigueur et l'entêtement qui le caractérisaient.
Né en 1856 dans une vieille famille quaker de Philadelphie, Frederick Winslow Taylor est promis à une carrière de juriste, comme son père. Mais il ne s'intéresse guère au droit. Admis à l'université d'Harvard, il préfère, par goût de la mécanique, entrer comme ouvrier dans une petite entreprise appartenant à un ami de sa famille.
Dès ses premiers mois d'atelier, il est choqué par le faible rendement de ses camarades, qui s'organisent entre eux pour limiter leurs efforts et ne travailler le plus souvent qu'au tiers de leur capacité. Leur raisonnement est logique : s'ils sont payés à la journée, ils ne gagnent rien à en faire plus et, s'ils sont payés aux pièces, ils savent que s'ils dépassent trop facilement les quotas de production, le chef d'atelier fera revoir les taux. Ils travailleront alors davantage pour le même salaire. Ils s'arrangent donc pour freiner la production et ralentir les machines. Selon l'expression anglaise, ils « font le soldat », l'armée étant alors considérée comme le modèle le plus achevé de fainéantise.
Le jeune Frederick, lui, est un travailleur acharné. Après sa journée à l'usine, il passe une partie de ses nuits à préparer le diplôme d'ingénieur mécanicien. En 1878, il est chef d'équipe à l'atelier des machines de la Midvale Steel Company. C'est là qu'il engage son combat pour la productivité. Ses premières innovations sont techniques. Il invente de nouveaux outils d'usinage en acier au chrome et au tungstène qui permettent de quadrupler les vitesses de coupe des métaux. Il améliore leur forme et leur refroidissement, ainsi que le réglage des machines. Il étudiera ces questions pendant vingt-cinq ans, avec l'aide ponctuelle de collaborateurs comme Cari G. Barth, un excellent mathématicien, ou Henry L. Gantt, l'inventeur du diagramme de Gantt, un outil de planification des tâches, encore utilisé aujourd'hui.
Vite promu contremaître, il s'attaque au rendement des hommes par les moyens traditionnels : incitations, sanctions, licenciements. Bien entendu, il se heurte à la résistance des ouvriers et son zèle lui fait courir des risques personnels disproportionnés en regard des résultats obtenus. Mais il sait qu'il est possible de produire beaucoup plus en moins de temps. Et il ira jusqu'au bout de ses convictions.
La Midvale Steel lui donne l'occasion d'expérimenter ses idées en lui confiant la conception et l'installation d'un nouvel atelier d'usinage. Il se lance dans l'étude des temps de travail. Ce n'est pas une nouveauté : le chronométrage des opérations de production était déjà pratiqué. Mais Taylor va au-delà. Il effectue de véritables analyses des tâches et met au point la méthode qui le rendra célèbre : il choisit de bons ouvriers, leur demande d'exécuter la même opération, décompose chacun de leurs mouvements, compare leur efficacité et reconstruit la meilleure façon d'opérer - « the one best way » - en enchaînant les gestes permettant d'abattre le plus de besogne rapidement et avec le moins de fatigue possible (voir encadré).
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C'est la base de la révolution taylorienne : le bureau des méthodes prend le contrôle du poste de travail et ne laisse à l'ouvrier que le soin d'exécuter ce qui a été conçu par les ingénieurs. Les tours de main, l'expérience de l'homme de métier perdent beaucoup de leur importance, et la voie est ouverte aux ouvriers dits « spécialisés », c'est-à-dire n'effectuant qu'une série limitée d'opérations parfaitement définies. On les retrouvera sur les chaînes des usines de montage d'automobiles. C'est en s'appuyant sur les travaux de Taylor qu'Henry Ford développera, dès 1903, cette forme efficace mais particulièrement déshumanisante d'organisation, magnifiquement illustrée par Chaplin dans Les temps modernes.
Au début des années 1890, Taylor dirige pendant trois ans une société de fabrication de pâte à papier. La gestion quotidienne lui prend beaucoup de temps, ses actionnaires ne sont intéressés que par les bénéfices immédiats, et ses travaux personnels n'avancent pas. Il se met donc à son compte en 1893, comme ingénieur-conseil. Il publie un premier mémoire sur l'utilisation des courroies, dispositif capital de transmission d'énergie dans les ateliers de l'époque, puis un second sur un système de « salaire différentiel aux pièces » qu'il a mis au point. Un ouvrier « aux pièces » recevait une somme fixe par pièce produite. Taylor, lui, prévoit deux taux : si l'ouvrier respecte la norme fixée par les responsables des méthodes, il est payé nettement plus cher par unité produite que s'il ne la respecte pas.
En 1898, il est recruté comme ingénieur-conseil par la Bethlehem Steel Company, un producteur d'acier. Il va y réaliser ses expériences les plus fameuses. Dans Les principes du management scientifique, publié en 1911, il raconte comment il a quadruplé le tonnage de gueuses de fonte — des lingots de 45 kilos chacun — manutentionnées par Schmidt, un manœuvre peu intelligent mais courageux et âpre au gain. En rationalisant les gestes, en dosant soigneusement le temps de travail et le temps de repos, il fait charger par son cobaye 47,5 tonnes en une journée de 10 heures, au lieu des 12,5 tonnes habituelles. Il récompense Schmidt largement, faisant passer son salaire quotidien de 1,15 dollar à 1,85 dollar.
Taylor arrange un peu l'histoire, pour illustrer toutes les phases de sa méthode. Premier point, le recrutement : il choisit un ouvrier robuste, qui « chaque soir repart chez lui d'un bon pas, aussi frais que le matin en arrivant ». L'homme est également courageux : avant et après sa journée de travail, il bâtit lui-même sa future maison. Deuxième point, la formation : les premiers jours, un assistant suit Schmidt pas à pas, lui montre les gestes à faire, lui indique à quel moment il doit s'arrêter pour se reposer, puis repartir. Troisième élément, le partage du gain : la Bethlehem Steel Company fait l'économie de trois manutentionnaires sur quatre, et Schmidt empoche 70 cents de plus par jour, soit une augmentation de 60%. L'incitation par le salaire fait partie du système, et Taylor pense que « le principal objet du management est d'assurer le maximum de prospérité pour l'employeur, couplé avec le maximum de prospérité pour chaque employé ».
On doit aussi à Taylor l'invention des cadres « fonctionnels ». Le contremaître traditionnel, hiérarchique, continue à diriger l'atelier, à embaucher et à licencier. Mais parallèlement, des spécialistes étudient les temps et les gestes, ils fixent les standards et dirigent techniquement les ouvriers. Taylor avait imaginé huit lignes de commandement spécialisées par fonction. Cette innovation n'a pas eu de succès.
Les méthodes tayloriennes ont mis du temps à se diffuser aux États-unis et dans le monde. Taylor a pourtant consacré les quinze dernières années de sa vie à les faire connaître, comme consultant, auteur et conférencier. Il a formé des disciples de grande qualité, parmi lesquels Franck Gilbreth, spécialiste de l'analyse du mouvement par la photo et le cinéma, et Henry Gantt, déjà cité. Mais, dès l'origine, les oppositions sont fortes. Les syndicats se battent avec détermination contre ce « travail en miettes » et la dépossession des ouvriers qualifiés de leur dernière parcelle d'autonomie. Et ils remportent des victoires : en 1915, après une grève dans l'arsenal de Watertown, près de Boston, le Congrès américain interdit le chronométrage et le salaire aux pièces dans les arsenaux militaires. Taylor est affecté par cet échec. Il meurt le 21 mars 1915.
Le taylorisme finira par être adopté par de très nombreuses entreprises. Mais la guérilla entre les ouvriers et les contremaîtres continuera longtemps. Donald Roy, un sociologue américain, a décrit en détail les stratégies ouvrières de résistance dans les années 40. Trente ans après Taylor, le freinage de la production avait fait plus de progrès que le chronométrage! En France, le plus ardent défenseur du taylorisme est Henry Le Chatelier, un polytechnicien du corps des Mines, premier traducteur de Taylor. Des industriels comme Renault, Michelin ou Panhard envoient des ingénieurs aux États-unis pour étudier les nouvelles méthodes, dont l'introduction dans leurs usines ne se fera pas sans heurts. Frederick Taylor était un homme autoritaire, perfectionniste et ne supportant pas l'échec. Pour mettre toutes les chances de son côté, il travaillait longuement sur les machines, les outils et l'organisation des postes de travail, avant de s'attaquer au rendement des ouvriers. Parallèlement, il mettait en place un système de comptabilité, de gestion, une hiérarchie fonctionnelle et le salaire différentiel aux pièces. Peu d'industriels avaient cette rigueur et cette patience. Pressés de tirer profit du système et peu enclins à en partager les gains, ils ne prenaient pas le temps de la préparation et n'amélioraient ni les outils ni les salaires. Ce qui a contribué à faire détester un système dont les côtés positifs pour l'époque — les progrès techniques, la productivité supérieure avec une fatigue moindre — ont été totalement occultés par l'usage exclusif qui en a été fait pour accroître les profits en instaurant un travail intensif et déqualifiant. (Pour en savoir plus : [3])
Peu d'industriels avaient la rigueur et la patience de Taylor, ce qui a contribué à faire détester ce système.
[1] Mousli Marc, Taylor et l'organisation scientifique du travail, Magazine Alternatives Économiques © 2006, no. 251, pages 83 à 85.
Cet article est le premier [publié par le magazine Alternatives Économiques] d'une série sur les principaux penseurs du management. Au programme: Henri Fayol (#254), Henry Mintzberg (#254), Peter Drucker, Michel Crozier (#258), Michael Porter et bien d'autres.
Marc Mousli, auteur de Négocier publié chez Maxima en 2003 est un spécialiste reconnu du management et de la négociation. Après de nombreuses années de pratique en entreprise, il enseigne aujourd'hui au Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM).
[2] Illustration Gérard Mathieu.
[3] POUR EN SAVOIR PLUS : Les livres de Taylor étant très difficiles à trouver en français, on peut télécharger le texte intégral des Principles of Scientific Management sur http://www.gutenberg.org/ebooks/6435 et Shop Management sur http://www.gutenberg.org/ebooks/6464.
L'atelier et le chronomètre, par Benjamin Coriat, éd. Christian Bourgois, 1994.
L'entreprise efficace à l'heure de Swatch et McDonald's, par Guillaume Duval, éd. Syros-La Découverte, 2000.
Faut-il brûler Taylor ?, par Francis Guérin, éd. Management-société, Caen, 1998.
« Henry Le Chatelier, taylorien français », par Michel Lette, Alternatives Économiques n° 231.
Taylor et le taylorisme, par Michel Pouget, coll. : Que sais-je?, éd. PUF, 1998.
Un sociologue à l'usine, par Donald Roy, coll. Repères, éd. La Découverte, 2006.