1990

Drogue et société [1]
L'information, arme à double tranchant : prévention ou banalisation

par Jean-Marie Domenach

Éditions Masson © 1990

L'idée que l'information, en guérissant de l'ignorance, viendrait à bout de toutes les pathologies sociales est un produit de l'utopie progressiste du XIXe siècle. « Quand on ouvre une école, disait Victor Hugo, on ferme une prison ». Hélas, aujourd'hui, tout le monde va à l'école mais on continue de construire des prisons. Le savoir est indispensable, mais contrairement à ce que croient encore des idéalistes irréductibles, à lui seul, il ne suffit pas à guérir. Il arrive même qu'il fasse autant de mal que de bien. Pourquoi? 

D'abord parce qu'il sert trop souvent d'alibi. Dire qu'on fait le mal, ou qu'on est malade, parce qu'on ignore le bien ou qu'on ignore les causes de la maladie, c'est une façon commune de sous-estimer le mal et de vouloir ignorer sa relation avec une civilisation. C'est ainsi que l'enseignement, la formation, la vulgarisation sont devenus la panacée d'une société qui redoute de se regarder en face et qui manque de l'énergie suffisante pour affronter les forces de mort qu'elle recèle. Les parents qui n'ont plus le courage d'élever leurs enfants s'en remettent aux enseignants. Et si leurs enfants se droguent, ils s'en prendront plus volontiers aux enseignants qu'à eux-mêmes. Cette utopie informationnelle ignore ce qu'est l'information, car diffuser des informations ne suffit pas il faut d'abord savoir si elles sont reçues, et comment. On ne distribue pas des informations comme des vivres ou des médicaments. Il faut les coder de telle manière qu'elles puissent être décodées, ce qui suppose déjà un minimum de vouloir, ou du moins de consentement mutuel.

D'autre part, l'émission peut être brouillée par des interférences, mais elle peut aussi être affaiblie et même pervertie par des facteurs internes. Une information répétitive se dégrade, devient entropique, c'est-à-dire qu'elle ne communique plus rien, ou que, pis encore, elle finit par se retourner contre elle-même, engendrant la saturation et même le rejet. Enfin, elle peut être parasitée, déviée, retournée, et c'est ce qu'on appelle la désinformation, dont on a de nombreux exemples en politique.

Si l'on se place du point de vue du récepteur, ce que l'on fait rarement, on s'aperçoit qu'il est bombardé de messages dont il ne perçoit qu'une petite partie. [...] Or, la capacité du sujet à recevoir et assimiler l'information ne s'est pas étendue à proportion. Il se trouve donc débordé, noyé sous l'excès des messages, et ce d'autant plus que les normes traditionnelles qui l'aidaient à les trier s'écroulent. Surabondance des signes et pénurie des significations, il s'ensuit que l'information se déréalise. Ce qui, naguère, faisait choc, se banalise, et d'autant plus que ces images, ces chiffres, cette masse formidable d'informations est livrée par les médias, c'est-à-dire par un appareil technique qui, comme le mot l'indique, introduit, entre le fait et le receveur, des médiations, des intermédiaires qui cadrent le fait et déjà l'interprètent. La réalité du monde prend place dans un spectacle permanent dont la majorité des gens ne saisissent que des lambeaux. [...]

Si nous remontons du receveur à l'émetteur, un message doit être autorisé. Or, force est de reconnaître que les autorités sont de plus en plus contestées, et de moins en moins sûres d'elles-mêmes. L'autorité médicale n'échappe pas à ce discrédit. Certes, une aura entoure les « spécialistes » ; mais si les spécialistes se contredisent, l'effet est d'autant plus déconcertant. Existe-t-il encore une vérité? Toute une partie de notre philosophie, la plus tapageuse, le met en doute. Seule compte l'interprétation, disent les neo-nietzschéens – c'est-à-dire des interprétations discordantes. L'énergie de croire, et de dire à quoi l'on croit, faiblit autour de nous. Et puisque toutes les opinions, tous les comportements sont justifiés au nom d'une tolérance baptisée maintenant pluralisme, les statistiques, l'ampleur des chiffres peuvent aboutir au résultat contraire à celui qui est cherché puisque tant de gens se droguent, c'est donc qu'il s'agit d'un comportement « normal » ... La masse fait argument.

Ainsi, l'un de mes élèves de Polytechnique me soutenait qu'il n'y a aucune raison de condamner le génocide, puisque c'est une pratique « humaine »... Il est donc naïf d'imaginer que l'information entraîne de soi proscription ou prescription. L'information ne convainc que si elle charrie avec elle une conviction qui suscite d'autres convictions. On connaît certes des exemples de campagnes d'information qui ont entraîné des modifications de comportement (aux États-Unis, en particulier). C'est qu'elles s'inscrivaient dans un contexte global d'intervention et qu'elles étaient soutenues par une conviction sociale, relayées par de multiples actions éducatives et thérapeutiques. [...]

Plus subtilement comment une société qui me tient sous sa dépendance (et Dieu sait si elle abonde en contraintes de toutes sortes) ose-t-elle me prêcher l'indépendance? Ce qu'elle me prêche, en vérité, seul un pouvoir spirituel, une autorité morale aurait le droit de le dire... Nous touchons ici la fragilité de toute action publique engagée par l'État si les autorités intellectuelles et morales ne s'y associent pas (enseignants, prêtres, savants, intellectuels, etc.). Ce qu'on appelle ici information, et qu'on devrait appeler propagande, devrait tenir compte de la « cible », surtout lorsqu'il s'agit d'adolescents en période instable et « réversible ». À qui, en effet, s'adresse-t-on? Sur quels schémas déjà constitués, sur quelle mythologie, quelles aspirations veut-on greffer le refus, le dégoût de la toxicomanie? Parler à la raison ne suffit pas à un âge où prédomine la sensibilité. Il serait intéressant d'étudier de plus près la compatibilité de certaines argumentations rationnelles et scientifiques et les mentalités des jeunes. Je n'en ai pas la possibilité ici et je me bornerai à rappeler que l'homme est aussi un être de désir et que sa passion la plus violente le pousse souvent vers ce qui le détruit la tragédie nous en offre des exemples éminents. [...]

Si l'on veut combattre efficacement la toxicomanie, il faut admettre qu'elle a des liens profonds avec notre culture actuelle, en particulier avec cette oscillation de l'individualisme exaspéré au conformisme pour être « soi », on fait comme les autres, on imite les autres. La pathologie est collective, elle est mimétique, même si chaque cas est particulier et relève d'un itinéraire personnel. Il s'ensuit qu'on ne peut se borner à opposer une « information » à ce qui exprime un désir, ou un manque à désirer, ce qui revient au même, et des faits, des chiffres, des explications techniques à ce qui est négation de la réalité. [...] Certes, la propagande contre la toxicomanie sera négative ; mais le refus de la drogue n'aura d'impact véritable que s'il engage des autorités collectives et individuelles non seulement le corps enseignant. Le corps médical et tout ce qu'on appelait naguère les élites, mais les parents eux-mêmes dont la résistance, parfois si faible, est au fond appelée, souhaitée par beaucoup. Résistance offensive l'informateur ne condamne pas, il comprend, mais il prend position, il avertit, il exhorte. La toxicomanie, surtout chez les jeunes, est un voyage aux frontières, une épreuve des limites. Et que dire si nous n'osons pas tracer des limites? [...]


[1] Jean-Marie Domenach, Drogue et société, Masson © 1990

Références :
Domenach J.M., Le Retour du Tragique, Seuil, 1967.
Perrin M., Point de vue anthropologique sur les drogues toxicomanogènes, In Drogue et Civilisation, Refus social ou acceptation, Pergamon Press, 1982, pp. 127-138.
Source reproduite : http://www.drogue-danger-debat.org/enjeux/enjeuxsplash.htm#Domenach (page consultée le 8 janvier 2010).


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