Martin Duru |
2009-04-01 |
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Philosophie Magazine © 2009 |
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Pierre Bourdieu, Sur la télévision [1] |
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La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d'une partie très importante de la population. Pierre Bourdieu, Sur la télévision, 1996 * * * Selon le sociologue, le champ médiatique, soumis à la logique de marché, manipule le téléspectateur. Mais ce dernier est-il si dupe ? Patrick Le Lay a-t-il lu Bourdieu ? En 2004, l'ex-PDG de TF1 créait la polémique pour avoir déclaré que la vocation de sa chaîne était de ménager du « temps de cerveau disponible » aux annonceurs, au premier rang desquels Coca-Cola. Cette affirmation cynique entre en résonance avec les analyses critiques de Pierre Bourdieu sur la télévision. En 1996, au Collège de France, le sociologue donne sur ce thème deux leçons... filmées et diffusées sur Paris Première. Il constate tout d'abord que la télévision est devenue le principal média et même la « source unique d'informations » pour «la partie très importante des gens qui ne lisent aucun quotidien». Ce « monopole défait » est ensuite jugé dangereux, car la télévision est inféodée à la logique du marché et au règne corollaire de l'Audimat. Les chaînes privilégient le fait divers au questionnement de fond, et cette « censure » qui s'abat sur la réflexion est une forme de « violence symbolique ». Une violence produite, inconsciemment ou non, par les journalistes. Ici, Bourdieu fait intervenir son concept clé de « champ ». Un champ est un espace social ayant ses lois propres, et où les acteurs occupent des positions dominantes ou dominées. Au sein du champ médiatique, les rapports de force sont sanctionnés par les ventes ou l'audience. L'habitus professionnel des journalistes — l'habitus renvoyant, chez Bourdieu, au système de dispositions qui structure les représentations et les conduites dans un champ — consiste à traquer l'événementiel, le scoop. Or cette quête mène à une « construction sociale de la réalité capable d'exercer des effets sociaux de mobilisation (ou de démobilisation) ». Concrètement, traiter le thème des banlieues sous l'angle des émeutes peut former des « cerveaux » obsédés par la sécurité, voire xénophobes. L'impact se répercute alors dans le champ de la politique... On ne peut guère reprocher à la télévision son manque de sensationnalisme. En revanche, l'analyse de Bourdieu assimile le téléspectateur à un récepteur passif et manipulé, ce qui a été contesté par certains sociologues des médias ; les messages peuvent très bien être interprétés et recodés par leurs destinataires. Par ailleurs, Bourdieu adopte la posture de l'intellectuel dominant qui descend dans la caverne de Platon : les téléspectateurs sont prisonniers des apparences, les journalistes sont les « marionnettes » d'une « structure qu'il faut dégager et mettre au jour », une mission qui incombe au sociologue éclairé. En 1963, le même Bourdieu écrivait : « Les intellectuels ont toujours peine à croire aux défenses, c'est-à-dire à la liberté des autres, puisqu'ils s'attribuent volontiers le monopole professionnel de la liberté d'esprit. » Pour (se) zapper, on n'est jamais aussi bien servi que par soi-même. Pierre Bourdieu, Sur la télévision, suivi de L'Emprise du journalisme, Liber © 1996. BOURDIEU EN 6 DATES 1930. Naissance à Denguin (Pyrénées-Atlantiques). 1954. Il obtient l'agrégation de philosophie. 1964. Il rejoint l'EHESS et publie sa première oeuvre majeure. Les Héritiers. Les étudiants et la culture (coécrit avec Jean-Claude Passeron, Minuit). 1981. Il devient professeur titulaire de la chaire de sociologie au Collège de France. 1995. Il soutient activement les mouvements sociaux et fonde « Raisons d'agir », une collection à la fois militante et universitaire, se plaçant « à la gauche de la gauche ». 2002. Mort à Paris. |
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[1]
Martin Duru, Phrase choc :« La télévision a une sorte de monopole de fait sur la formation des cerveaux d'une partie très
importante de la population », Philosophie Magazine, No. 28 © avril 2008, p. 78.
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