2005-06-20 |
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L'Express, 20 juin 2005 [1] |
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La vérité sur les violences conjugales |
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SOMMAIRE |
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Discours prononcé le 16 juin 2005, à Lyon. Les dérapages de la vie à deux ne suffisent pas à définir le « terrorisme conjugal » |
M.-F. Bazzo : Élisabeth Badinter, Entretien avec Marie-France Bazzo, Radio-Canada, 28 mai 2003. * * * Dans les enquêtes et discours sur les violences conjugales, le partage des rôles sonne comme une évidence : les hommes sont coupables et les femmes sont victimes. Un présupposé justifié par les faits, étayé par les statistiques, quand il s'agit des violences physiques, coups, viols, meurtres. Mais, dans la plupart des cas, incantations et travaux mélangent tous les types de violence conjugale, celle des poings et celle des mots. C'est l'addition à laquelle s'est livrée la seule étude sérieuse menée en France sur ce sujet, l'« Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France » (Enveff), rendue publique en 2001. De ses conclusions est sorti un « indice global » de la violence conjugale : 10% des femmes s'en déclarent victimes. Ce chiffre effrayant et la terminologie utilisée occultent le fait que les trois quarts de ces « violences» sont des agressions psychologiques — insultes, dénigrement ou harcèlement. Une question se posait : et les hommes, massivement accusés à l'aune de ces agressions psychologiques, ne leur arrive-t-il pas d'en être victimes, eux aussi ? Selon l'étude réalisée par l'institut BVA pour L'Express, hommes et femmes se déclarent à peu près également victimes de cette guerre conjugale, qu'on doit hésiter à qualifier de « violence », fléau trop grave pour être abandonné aux mots. Il faut s'en tenir aux faits : c'est le sens du combat mené sur ce sujet par la philosophe Élisabeth Badinter, dont nous publions le discours prononcé lors d'une conférence-débat organisée, le 16 juin, à Lyon, par Amnesty International. |
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C'est dit tout net, de tableau en tableau. La guerre conjugale se pratique à deux. Sondés par l'institut BVA sur les tensions qu'ils ont pu vivre durant les douze derniers mois de leur vie de couple, les Français de 20 à 59 ans ont tous le sentiment d'avoir traversé au moins l'une des situations testées dans cette étude. 44% des personnes interrogées ont essuyé, de la part de leur conjoint, des remarques désagréables sur leur propre famille ou sur leurs amis(es). 34% se sont sentis dévalorisés et critiqués. 30% ont été la cible d'une jalousie questionneuse : « Où étais-tu, avec qui ? » 29% ont vu l'autre décider de dépenses importantes sans tenir compte de leur avis. Et 25% ont dû supporter de le voir « cesser de parler, refuser totalement de discuter », bref, faire la gueule. Il y a pire, mais c'est un peu plus rare. 23% se sont entendu balancer des remarques désagréables sur leur physique — « T'es moche ! » — et 22% sur leurs performances sexuelles. 23% accusent leur conjoint d'avoir méprisé leurs opinions en privé, et parfois en public (13%). Mais le plus intéressant n'est pas là. La surprise, ce sont les hommes. Comme les femmes, ils se plaignent d'être à l'occasion rabroués, maltraités, déconsidérés. Plus souvent que les femmes, ils dénoncent le harcèlement jaloux de leur conjointe : 18% d'entre eux (pour 12% des femmes) déclarent que l'autre les empêche de parler à d'autres femmes (hommes). 34% des hommes (26% des femmes) déclarent que l'autre exige de savoir avec qui et où ils étaient ; 33% (27% des femmes) que l'autre décide de dépenses importantes sans tenir compte de leur avis. Ce seraient les femmes qui hésiteraient le moins à décocher des critiques sur l'apparence physique. Et elles ne seraient pas les dernières à lancer des insultes ou des injures : 15% des hommes l'affirment, alors que 8% des femmes en accusent leur conjoint. Certes, il s'agit de déclarations. À manier avec précaution, donc. Mais il n'est pas forcément facile, pour un homme, de se dire l'objet de pressions psychologiques. Sur quelques questions, les femmes sont plus nombreuses que les hommes à se déclarer victimes : leur conjoint les « dévaloriserait » plus souvent (37%, contre 30%) et s'attaquerait en particulier plus facilement à leurs compétences sexuelles (25%, contre 19%). À noter : sur certaines questions, les femmes répondent de façon plus pessimiste que dans l' « Enquête nationale sur la violence envers les femmes en France » de 2001. Le cadre de notre sondage, moins sombre et plus léger, a sans doute contribué à dédramatiser le sujet, et libéré la parole. S'il montre bien que les hommes et les femmes sont aussi capables les un(e)s que les autres de « violences » conjugales, il ne dit rien, évidemment, de toutes les querelles qui dérapent, le plus souvent au détriment des femmes, dans le fait divers. |
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Cette approche fait un amalgame entre toutes les sortes de violences, pourtant de nature différente : violences en temps de guerre et en temps de paix. Violences d'État et violences privées. La violence du mari ou du compagnon, celle du harceleur sexuel ou moral, du soldat ou du trafiquant. Amalgame aussi entre la Parisienne harcelée dans les transports et la petite Nigérienne victime d'un trafic sexuel ou la Jordanienne victime d'un crime d'honneur. Violence psychologique et violence physique. Violence des États totalitaires et patriarcaux, et violence des États démocratiques. Cette approche admet aussi un continuum des violences en mettant sur le même plan la menace d'une gifle conjugale et la lapidation d'une femme adultère : « La main aux fesses dans le métro, les sifflets dans la rue, les coups, les insultes, les humiliations du conjoint, les mariages forcés, les filles violées, etc. » (Collectif national pour les droits des femmes, 2005). Faute de distinctions, on additionne des actes hétérogènes qui ressemblent à un inventaire à la Prévert, où tout vaut tout : l'agression verbale, les pressions psychologiques et les atteintes physiques. Enfin, il me semble qu'on est peu regardant sur les statistiques utilisées et encore moins sur leurs sources ou leur interprétation. Ainsi, dans l'opuscule d'Amnesty, on lit : « Au moins 1 femme sur 3 a été battue, forcée à des rapports sexuels ou violentée d'une manière ou d'une autre à un moment de sa vie » (Population Reports, n° 11, Johns Hopkins, School of Public Health, déc. 1999). Que signifie « violentée d'une manière ou d'une autre » ? Faute de précision, on ne retiendra qu'une chose, à savoir que 1 femme sur 3 est battue ou violée. Pis : sur Internet, on trouve que « près de 50% des femmes dans le monde ont été battues ou maltraitées physiquement à un moment de leur vie par leur partenaire ». Selon le Conseil de l'Europe, la violence domestique est, pour les femmes de 16 à 44 ans, la principale cause de mort et d'invalidité, avant le cancer ou les accidents de la route. Propos lancés par les féministes espagnoles en 2003, cités partout, notamment dans le rapport du Conseil de l'Europe. Ai-je été la seule à sursauter en lisant cela ? Les statistiques de l'Inserm indiquent que, pour 2001, 2 402 femmes âgées de 16 à 44 ans sont mortes des suites d'un cancer ! L'Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (Population & sociétés, janvier 2001) révèle un indice global de violence conjugale à l'encontre des Françaises de 10%, qui se décompose bizarrement ainsi : insultes et menaces verbales (4,3%), chantage affectif (1,8%), pressions psychologiques (37%), agressions physiques (2,5%), dont répétées (1,4%), viols et autres pratiques sexuelles imposées (0,9%). Les journalistes et les politiques traduisent : 10% de femmes sont battues en France. Tous les 8 mars, nous avons droit à cette affirmation erronée, sans que jamais personne ne songe ni à consulter les chiffres ni, évidemment, à les rectifier. Quatrième illustration de l'utilisation publicitaire des statistiques : en 1980, deux chercheuses, Mmes Linda MacLeod et Andrée Cadieux, publient un rapport sur la femme battue au Québec et annoncent les chiffres de 300 000 femmes battues et de 52 femmes assassinées par leur conjoint ou ex-conjoint. Durant vingt-quatre ans, les « 300 000 » deviennent le leitmotiv des mouvements féministes québécois, jusqu'à ce que l'Institut de la statistique du Québec publie une enquête digne de ce nom, en 2004, qui ne compte plus que 14 209 femmes se disant victimes de violences conjugales. Quant aux 52 Québécoises assassinées par leur conjoint ou ex-conjoint, les chiffres publiés par la Sécurité publique du Québec en 2000-2001 donnent 14 femmes et 7 hommes assassinés par leur conjoint. Linda MacLeod a reconnu son erreur dès 1994. Elle s'est défendue en disant : « Je me sentais sûre de ce chiffre, parce qu'il reflétait une réalité corroborée par ceux et celles qui travaillaient sur la ligne de front. C'était une supposition admise. » Je ne mets pas en doute la bonne foi de ces chercheuses, mais je ne peux m'empêcher de penser que c'est moins la vérité que l'on cherche que la confirmation de présupposés. On charge la barque des violences masculines, on gonfle les chiffres au maximum au point de les défigurer, comme si s'exprimait là le désir inconscient de justifier une condamnation globale de l'autre genre. L'enjeu n'est plus la condamnation des hommes violents, la seule légitime à mes yeux, mais celle des hommes en général. D'où ma stupéfaction devant l'utilisation par les Nations Unies, reprise par Amnesty, de l'expression « violence de genre ». Expression tirée des travaux des féministes anglo-saxonnes les plus radicales, publiés dans les années 1980-1990. Que signifie « violence de genre » ? Faut-il comprendre que la violence est le propre du mâle ? Que la masculinité se définit par la domination et l'oppression de l'autre sexe ? Que les femmes ignorent la violence ? L'enjeu des termes est considérable. Car, si l'on admet cette notion de « violence de genre », on en revient à une définition duelle et opposée de l'humanité : les bourreaux contre les victimes, ou le mal contre le bien. Je pense, pour ma part, que l'on commet une double erreur. D'une part, le concept de « violence de genre » ne me paraît pas fondé. D'autre part, en globalisant la violence masculine, sans la moindre distinction qualitative, culturelle et politique, on se condamne à n'y rien changer. |
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Les dérapages de la vie à deux ne suffisent pas à définir le « terrorisme conjugal » Pour tenter de convaincre que la violence n'est pas le propre d'un genre, je m'en tiendrai aux violences conjugales dans les démocraties occidentales, où l'on est censé avoir une approche plus fouillée et plus scientifique de la question. Premier constat : les enquêtes à notre disposition, tant en France qu'en Europe, notamment celles du Conseil de l'Europe, me semblent trop souvent partielles et donc partiales. Elles sont partielles parce qu'elles ne concernent que les victimes femmes. On a choisi partout, délibérément, d'ignorer s'il y avait des hommes victimes. La justification avancée de cette omission est toujours la même. Elle tient en deux arguments : nous n'avons pas de statistiques, mais nous avons de bonnes raisons de croire que 98% des violences conjugales sont le fait des hommes (cf. Marie-France Hirigoyen dans L'Express du 25 avril 2005 : « Les hommes ? On ne les a pas sondés. On leur confère par définition le statut d'agresseurs : ils le sont dans 98% des cas »). Quant à la violence des femmes, elle ne serait qu'une légitime défense contre la violence première des hommes. Second constat : faute de travaux indiscutables, les chiffres les plus fantaisistes circulent. Exemple : y a-t-il en France 6 femmes tuées tous les mois par leur conjoint ou ex-conjoint, soit 72 par an, ou 400, comme on l'a dit à l'émission de TF 1 Le Droit de savoir ? Et comment évaluer l'ampleur et la signification de ce phénomène quand les statistiques judiciaires et policières ne distinguent pas entre les femmes mortes de violences conjugales et les autres ? En attendant, je voudrais montrer que la violence n'a pas de sexe, en mettant en lumière quelques aspects de la violence féminine dont on ne parle que rarement. En ce qui concerne la violence conjugale féminine, comme d'habitude, il nous faut recourir aux travaux du continent américain pour y voir plus clair. En particulier, à la dernière enquête faite pour l'Institut de la statistique du Québec par Denis Laroche, dont les conclusions ont été entérinées par le très féministe Conseil du statut de la femme du Québec en février 2005. À ma connaissance, c'est la première enquête francophone de grande envergure concernant les violences conjugales, qui traite à la fois de la violence masculine et féminine. C'est aussi la première enquête qui distingue violence grave et violence mineure, en dressant une liste de 10 situations de violences physiques qui vont de la menace aux actes. D'où il ressort quatre informations essentielles : dans les cinq dernières années qui précèdent l'enquête, 92,4% des hommes et 94,5% des femmes se sont déclarés exempts de violence physique. En 2002, au Québec, 62 700 femmes et 39 500 hommes se sont dits victimes de violence conjugale (toutes violences confondues). Les actes d'agression subis par les hommes et les femmes ne sont pas exactement les mêmes. Les femmes sont plus victimes de violences physiques graves que les hommes. Parmi elles, 25% ont été battues (pour 10% d'hommes), 20% ont failli être étranglées (4% des hommes), 19% ont été menacées avec une arme (8% des hommes). Sept fois plus de femmes que d'hommes ont été victimes d'agression sexuelle. En revanche, selon les études canadiennes, hommes et femmes sont quasi à égalité face aux « violences » psychologiques. Les Canadiens ont repris du psychologue américain Michael P. Johnson (2000) la distinction, qui me paraît fondamentale, entre deux types de violences conjugales : le « terrorisme conjugal » et la « violence situationnelle ». La violence grave qui s'effectue dans un « contexte de terrorisme conjugal » se définit par la volonté d'annihiler le conjoint, de toutes les manières, psychologiquement et physiquement. Cette violence-là provient majoritairement des hommes. Alors que la majorité des hommes victimes de leur conjointe le sont dans un contexte de « violence situationnelle », qui renvoie soit à l'autodéfense de la femme, soit à la violence réciproque, soit à la lutte pour le pouvoir des deux conjoints. Au passage est introduite la notion de « violence interactive », essentielle pour comprendre une bonne partie des violences conjugales. On remarquera donc que, si les femmes sont majoritairement victimes de violences, et en particulier physiques, il leur arrive à elles aussi d'exercer cette violence-là, quand elles sont en position de domination physique ou psychique. Pour s'en convaincre, il faut se pencher sur la violence des femmes à l'égard des plus faibles. D'abord à l'égard des enfants, sujet peu évoqué, quelques études donnent à réfléchir. Le dernier rapport de l'Odas (Observatoire national de l'action sociale décentralisée, dont dépend l'Aide sociale à l'enfance), de décembre 2004, indique le chiffre de 89 000 enfants en danger en France, dont 18 000 enfants maltraités. Le rapport d'activité 2002 de l'Accueil téléphonique pour l'enfance maltraitée indique que 76,2% des auteurs de mauvais traitements sont les parents, dont 48,8% sont les mères et 27,4% sont les pères des tout-petits, chiffres qui sont probablement sous-estimés. Enfin, le rapport de l'Unicef 2003, sur les décès d'enfants des suites de maltraitance dans les nations riches, fait état de 3 500 décès d'enfants de moins de 15 ans par an. Le rapport ne précise pas la proportion de pères et de mères infanticides, mais il serait mal venu d'en accuser un seul des deux sexes. Une enquête épidémiologique est en cours en France, effectuée par l'Inserm. Les premiers résultats révèlent une sous-estimation des morts par maltraitance d'enfants de moins de 1 an, qu'on aurait attribuées à la « mort subite du nourrisson » (cf. Journal de l'Inserm, mai-juin-juillet 2003). Or qui, majoritairement, prend soin des nourrissons dans notre société ? Enfin, je me contenterai de mentionner l'existence de la pédophilie féminine, qu'on a semblé découvrir depuis à peine un an avec les procès d'Outreau et d'Angers. Je rappelle que dans ce dernier, on comptait, dans le box des accusés, 29 femmes et 37—hommes. Mais sur cette violence-là, nous n'avons, à ce jour, aucune étude sérieuse. Au demeurant, les enfants ne sont pas les seuls êtres faibles susceptibles de pâtir de la violence féminine. La maltraitance des vieilles personnes est un autre sujet qui implique cette violence féminine. En 2003, le ministre des Personnes âgées faisait état du chiffre de 600 000 qui seraient maltraitées. Maltraitance souvent d'origine familiale, à domicile. Mais, que ce soit dans les familles ou dans les institutions, ce sont les femmes qui s'occupent majoritairement des vieux, comme elles s'occupent majoritairement des plus jeunes. Reste un sujet toujours tabou qui n'a fait l'objet que de très rares et parcellaires travaux — spécialement en France : la violence au sein des couples de lesbiennes. Une étude de l'Agence de santé publique du Canada de 1998 conclut qu'il y a la même proportion de violence dans les couples gays et lesbiens que dans les couples hétérosexuels. Toutes violences confondues, 1 couple sur 4 fait état de violence en son sein. De tous ces chiffres fastidieux, mais nécessaires, il ressort qu'on ne devrait pas parler de « violence de genre », mais de « droit du plus fort ». Un seul crime est indiscutablement plus propre aux hommes qu'aux femmes, c'est le viol, aujourd'hui puni en France aussi sévèrement que le meurtre. Reste qu'hommes et femmes, lorsqu'ils sont en position de domination, peuvent déraper dans la violence. Les photos d'Abou Ghraib en Irak l'ont démontré, comme l'avait déjà démontré la participation des femmes dans les génocides nazi et rwandais. Que les hommes aient été dans l'Histoire les grands responsables de la violence physique est une évidence. Ils sont, depuis des millénaires, les détenteurs de tous les pouvoirs — économiques, religieux, militaires, politiques et familiaux, c'est-à-dire les maîtres des femmes. Mais, dès lors que l'on assiste au partage des pouvoirs qu'appelle la démocratie, il est inévitable que de plus en plus de femmes, en position de domination, tendent à en abuser, c'est-à-dire à être violentes à leur tour. Par ailleurs, il faut reconsidérer le concept de violence, utilisé aujourd'hui pour désigner n'importe quel acte, hors de tout contexte. Le même mot ne peut pas s'appliquer à un geste déplacé dans un lieu public et à un viol. Ni s'appliquer non plus à de nombreuses situations qui figurent dans les enquêtes de violences conjugales. Une remarque désagréable, une insulte, un acte autoritaire déplacé ou même la menace d'une gifle ne peuvent être, en tant que tels, assimilés à une atteinte destructrice de l'autre. Les dérapages de la vie à deux ne suffisent pas à définir le « terrorisme conjugal », qui est d'une tout autre nature et que de nombreux spécialistes définissent aujourd'hui comme « une dynamique de couple où l'un des partenaires porte atteinte à l'intégrité et à la dignité de l'autre par un comportement agressif, actif et répété dont le but est de le contrôler ». Il me semble aussi déraisonnable de mettre sur le même plan la violence contre les femmes observée dans les États démocratiques et celle observée dans les États patriarcaux, non démocratiques. Dans ces derniers, la violence contre les femmes est une violence fondée sur des principes philosophiques, traditionnels et religieux qui sont à l'opposé des nôtres. Ce sont ces principes qui doivent être combattus. Seules l'éducation des femmes et leur mobilisation finiront par mettre fin à cette aliénation systématique, qui donne tous les droits à un sexe et tous les devoirs à l'autre. En revanche, la violence à l'égard des femmes dans nos sociétés est tout à fait contraire à nos principes. Elle appelle la répression de ses auteurs, mais, contrairement à ceux qui disent que toute société est structurellement violente à l'égard des femmes, je pense qu'elle révèle avant tout une pathologie psychologique et sociale, qui nécessite des soins et une réflexion sérieuse sur nos priorités. L'augmentation de la violence que l'on observe dans les sociétés occidentales, quel que soit l'âge, le sexe, et le contexte social, est peut-être à mettre en relation avec une incapacité de plus en plus grande à supporter la contrainte des devoirs et une propension inquiétante à confondre droits universels et désirs individuels. L'hiver 2005 nous a appris qu'il y avait une forte augmentation de la violence des jeunes, dans les écoles, les collèges et les lycées — jusqu'aux maternelles — et qu'elle touchait toutes les classes sociales. Énervements, incivilités, insultes et coups sont devenus l'expression d'une agressivité banale, y compris à l'égard de ceux qui sont censés nous aider et nous protéger, comme les professeurs ou les médecins. Entre 1999 et 2003, l'Insee indique que le nombre de Français victimes d'agressions (injures, menaces, coups) a crû de 20%. Dans ces conditions, on devrait s'interroger sur notre incapacité de plus en plus grande à supporter les frustrations et à maîtriser notre agressivité. C'est notre éducation qui est en cause, et non nos principes. C'est elle qu'il faut changer. Depuis une trentaine d'années, l'épanouissement individuel et la satisfaction de nos désirs ont pris le pas sur le respect de l'autre et de la loi commune. Cela concerne tant les hommes que les femmes et n'a rien à voir avec ce qui se passe dans d'autres régions du monde où, à l'opposé, la loi est un carcan et où l'épanouissement individuel n'a tout simplement pas de sens. En vérité, nos sociétés ont autant besoin de réapprendre la notion de devoir que les autres, de réclamer leurs droits. En voulant à tout prix confondre les deux contextes, on se condamne non seulement à l'impuissance, mais aussi à l'injustice. À force de crier à la « violence de genre », on se rend coupable d'un nouveau sexisme qui n'est pas plus acceptable que le premier. |
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[1]
Élisabeth Badinter, La vérité sur les violences conjugales, texte paru dans L'Express,
lundi le 20 juin 2005, mis en ligne sur ce lien :
[2]
Élisabeth Badinter, Entrevue avec Marie-France Bazzo, Indicatif présent, Radio-Canada, 28 mai 2003
à l'occasion de la parution de son dernier ouvrage
Fausse route.
Présentation de l'éditeur : |
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