2003-04-01 |
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Sciences et Avenir © 2003 |
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La fin d'Homo psychologicus [1] |
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Nul n'ignore plus combien la science expose l'humanité à renoncer à ses illusions de toute-puissance : Copernic arracha les hommes du centre de l'univers, Darwin les inscrivit dans la lignée des animaux et la psychanalyse ruina la confiance qu'ils plaçaient dans leur ego. Trois humiliations dont Freud croyait couronner le processus. Il ne pouvait imaginer les réserves en désillusions que recelait encore le darwinisme. Avec l'extension de la théorie de la sélection naturelle, les hommes se découvrent les purs produits du hasard, sans légitimité ni initiative sur leur destin. L'humiliation est à présent hyperbolique. La sagesse serait de s'accommoder de cette nature chaotique qui voue notre espèce à n'être pas davantage que le résultat de mutations aléatoires ayant résisté aux pressions du milieu. À sa manière, Nietzsche offrait le programme d'une semblable sagesse, en énonçant que « la vie est volonté de puissance », c'est-à-dire intensification sans objet. Mais d'autres se confieraient plutôt à la pratique du zen pour maîtriser l'immaîtrisable... Régulièrement, des tentatives s'expriment pour contester à Darwin son refus d'assigner un sens à l'évolution. Ainsi, le psychologue Jean Piaget opposa aux biologistes François Jacob et Antoine Danchin la notion de phénocopie pour démontrer qu'un phénotype peut, par un effet de simulation puis de substitution, se transformer en génotype. L'enjeu était pour lui de refuser qu'on prête une origine aléatoire aux mécanismes de l'intelligence et qu'on les présente au contraire comme « une adéquation proprement dite et détaillée à la réalité ». Récemment, une équipe d'épidémiologistes suédois mit en évidence la corrélation des comportements alimentaires de grands-parents avec la prédisposition génétique au diabète ou à l'obésité chez leurs petits-enfants. On voulut y voir la preuve d'une transmission des caractères acquis (cf. Le Monde du 28 décembre 2002). Mais le darwinisme ne paraît pas devoir céder de terrain, et la conjonction de ses hypothèses avec les développements de la biologie moléculaire lui donne aujourd'hui un crédit qui menace de priver de fondement l'exercice d'une pensée autonome. Quoi de plus humiliant que d'être considéré comme un conteneur à gènes ? Appliquée aux molécules et non plus seulement aux plantes ou aux animaux, la théorie darwinienne nous désigne comme des « machines à survie » pour des gènes à peu près immortels, qui s'abritent dans nos corps, afin de se reproduire, de s'améliorer ou de muter. Le corps de l'homme ? Une « colonie de gènes ». Sa conscience ? « L'aboutissement d'une tendance évolutionnaire à l'égard de l'émancipation des machines à survie qui exécutent les ordres de leur maître absolu : le gène » (Richard Dawkins). On ne saurait aller plus loin dans l'offense infligée à la haute idée que l'humanité s'était forgée d'elle-même et que la philosophie occidentale confortait. La culture universelle, pourtant, ne témoigne-t-elle pas en faveur de cette idée ? Elle n'est pas davantage qu'une soupe dans laquelle surnagent des concepts, des pratiques, des rites et des croyances — autant d'unités d'information engrangées dans le cerveau et communiquées par imitation et contagion. Des unités que Dawkins a baptisées « mèmes » parce que, comme les gènes, elles se répliquent en vertu de dispositifs de sélection (cf. Le gène égoïste, 1976 ; Armand Colin, 1997). « Une mélodie monte dans les rêveries d'un compositeur solitaire. Elle s'empare du cerveau du chanteur. Puis elle infecte la conscience de millions de personnes. Cette mélodie est un mème.» (Howard Bloom, Le principe de Lucifer, Le Jardin des livres, 2001). On en dirait autant d'un concept scientifique, d'une croyance religieuse ou d'une doctrine politique : ils incubent chez quelques individus avant de se déclarer, comme des virus qui se propagent et infléchissent le cours de l'histoire des hommes. « Nous sommes les produits de deux réplicants aveugles, les gènes et les mêmes », proclame Susan Blackmore, auteur de The Meme Machine (Oxford University Press, 1999). Voilà qui suffirait à justifier la constitution du darwinisme en paradigme intégralement explicatif. Un site signé Pascal Jouxtel, décrit le « contagionnisme », ou « mémétique », cette épidémiologie des représentations à laquelle l'anthropologue Dan Sperber attache son nom et qui s'annonce comme science totale : une « démarche consistant à prendre conscience du fait que nous ne sommes pas les auteurs de nos pensées, mais seulement leur lieu d'habitation, et à essayer de vivre avec ça. » Essayons donc... Telle est la façon dont le darwinisme aurait résolu « le problème de l'existence de l'homme » (Dawkins). Nous sommes donc des organismes qui abritent environ 30 000 gènes égoïstes et aussi des individus dotés d'un système nerveux qui forment des groupes comme autant de super-organismes dédiés à la reproduction, à la mutation, à la sélection et à l'amplification de mèmes. Darwin ne nous a pas seulement débarrassés de Dieu, il nous dispense en outre d'être des sujets autonomes. L'heure n'est plus à l'humiliation, mais à l'humilité. À moins qu'elle n'invite à un surcroît d'imagination. |
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[1] Texte paru dans Science et Avenir Hors-Série N° 134, Le monde selon Darwin, p. 82.
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