Textes références

Susan Blackmore

2002-07-27

 

Susan Blackmore © 2002

L'évolution des machines mémétiques [1]

 

La science de la mémétique fait face à un sérieux problème. Le concept de « mème » dérive de la biologie évolutive et de la « théorie des réplicateurs ». Dans ce contexte, il est bien compris même s'il est fortement débattu. Mais sur l'Internet et dans le discours courant, le mot « mème » est terriblement maltraité. On le confond avec « idée » ou « concept », ou le traite comme quelque chose d'éthéré ou d'immatériel, et qui n'aurait rien à voir avec les comportements et les objets.

On ne peut empêcher l'usage du terme « mème » sous différentes significations, mais on court ainsi le risque de perdre de vue l'importance de l'idée originelle en créant une grande confusion. Alors j'espère qu'il sera utile d'exposer les grandes lignes aussi bien sur les origines de la mémétique que sur le concept fondamental de « mème » en tant que réplicateur agissant de manière évolutive. J'emploierai le concept pour explorer l'évolution des « machines humaines » et des plus récentes « machines à mèmes » qui ont évolué à partir de nous.

L'histoire commence en 1976 avec la publication du livre très populaire Le gène égoïste de Richard Dawkins, biologiste travaillant sur la théorie de l'évolution. Ce livre répandit l'opinion de plus en plus partagée parmi les biologistes selon laquelle la sélection naturelle se réalise, non pas dans l'intérêt des espèces impliquées ni des groupes ou ni même des individus, mais simplement dans l'intérêt des gènes. Bien que la sélection se réalise principalement au niveau du l'individu, c'est l'information possédée par les gènes qui sera copiée. Ces derniers sont des réplicateurs et c'est la compétition entre eux qui conduit à l'évolution des structures biologiques.

En l'expliquant, Dawkins voulait illustrer le principe de Darwinisme universel. L'intuition fondamentale de Darwin fut brillante : une idée si renversante et d'une telle simplicité qu'elle fût considérée comme « la meilleure idée jamais conçue par un être humain ». La voici : — si les êtres vivants varient de telle manière que ceci améliore leurs chances de survivre‚ s'ils produisent davantage de rejetons qui puissent survivre, et si les quelques survivants transmettent leurs caractéristiques à la génération suivante, alors les caractéristiques qui les ont aidés à survivre seront plus répandues dans la prochaine génération. Ainsi, les membres de la génération suivante auront évolué d'une façon ou d'une autre par rapport à la génération précédente — ils seront mieux adaptés au milieu dans lequel la sélection s'est produite. Ceci, comme Darwin l'avait vu, est un processus inévitable qui se produit naturellement si les conditions sont favorables.

Dennett l'a défini comme l'algorithme évolutif : si vous conjuguez variation, hérédité et sélection, on doit nécessairement obtenir de l'évolution. On obtient « une forme à partir du chaos, sans l'aide de l'Esprit ». (Dennett, Darwin's Dangerous Idea, 1996, p. 50) (Darwin est-il dangereux ?, Odile Jacob © 2000) [Ainsi, à partir d'une situation aléatoire, une création se détermine — sors du chaos — sans le concours d'aucune intention volontaire.]

On doit noter deux caractéristiques importantes au sujet de ce processus :

  1. Il va obligatoirement se produire de façon naturelle si les trois conditions se retrouvent. Il n'y a ici aucune magie, aucune théorie obscure. Une fois qu'on a compris les effets de la variation produite par copie sélective, le résultat est évident — c'est d'une grande simplicité.

  2. Le processus ne demande ni concepteur ni plan. Il ne se dirige pas nécessairement vers quelque chose en particulier parce que tous les changements sont le fruit du hasard et de la nécessité. Ainsi le processus de sélection n'est réalisé par aucun plan, schéma ou projet prémédité, mais régulé par le vent et la météo, par le besoin de nourriture et d'oxygène, et par l'appétit des prédateurs. La biologie n'a besoin d'aucun Dieu. L'évolution n'est le produit d'aucun projet. C'est ce que Dennett appelle « la dangereuse idée de Darwin ». On dit souvent qu'en biologie rien n'a de sens sauf ce qui est éclairé par la Théorie de l'évolution.

Nous savons tous comment fonctionne ce processus pour les gènes, mais en approfondissant la notion de Darwinisme universel, Dawkins se demanda s'il pouvait exister d'autres types de réplicateurs sur la planète. Depuis, on a découvert de nombreux types, dont le système immunitaire et le processus neural. Mais Dawkins a soutenu que sous nos yeux, bien qu'il erre encore maladroitement dans son bouillon de culture primitif, il existe un autre réplicateur — une unité d'imitation. Il l'appela meme [traduit en français par mème] (rimant en anglais avec cream ou seem) [le son français rime avec même] dérivant du grec pour « ce qui est imité ». Il donna comme exemples « les ritournelles, les idées, les phrases toutes faites, les vêtements à la mode, les arrangements floraux ou les façons de construire les arches. »

Vers 1998, le terme est passé dans la langue anglaise et apparut d'abord dans le Oxford English Dictionnary défini ainsi :

Meme (mi:m), n. Biol. (shortened from mimeme ... that which is imitated, after GENE n.) "An element of a culture that may be considered to be passed on by non-genetic means, esp. imitation". [« Élément d'une culture qui peut se transmettre par des moyens non génétiques, plus particulièrement par l'imitation. »]

C'est-à-dire que le mème désigne tout ce qui est copié d'une personne à l'autre. Tout ce que vous avez appris en l'imitant de quelqu'un d'autre est un mème ; chaque mot du langage, chaque rengaine ou manière de parler. Toute histoire que vous avez déjà entendue, chaque chanson que vous connaissez est un mème. Le fait que l'on conduise la voiture à gauche ou à droite, que l'on boive de la bière blonde, que l'on pense que les tomates séchées au soleil sont avariées, que l'on mette un jean ou un tee-shirt pour travailler, illustre des mèmes. Le style de votre maison et de votre vélo, le tracé des routes dans votre ville et les couleurs des autobus — sont tous des mèmes.

Il n'y a rien d'ésotérique dans ces mèmes. Ce sont de vrais comportements et de vrais artefacts familiers et quotidiens. Ils sont tout ce qui est copié.

Nous constatons qu'une grande partie de la culture est constituée de mèmes. Toutefois il est facile de déborder en concevant chaque expérience comme un mème, mais ceci nous égare. Nous avons besoin, au contraire, de nous référer à une définition claire. Le point central du concept de mème est qu'il s'agit d'une information imitée d'une personne à une autre. En outre, beaucoup de ce qui se passe dans l'esprit de l'homme n'a rien à voir avec les mèmes :

  1. La perception et la mémoire visuelle se passent de mèmes. On peut regarder une belle scène ou savourer une délicieuse nourriture et se rappeler les moindres détails sans pour cela y impliquer de mèmes (à moins d'associer des mots à cette expérience).

  2. Ce ne sont pas tous les exercices d'apprentissage qui impliquent des mèmes. Ce que vous apprenez tout seul dans des conditions classiques (associations), ou par conditionnement opérant (tentatives et erreurs), se passe de mémétique. De nombreuses créatures sont capables de multiples apprentissages sans l'usage des mèmes, car elles ne peuvent transmettre ce qu'elles ont appris à l'autre. Peut-être qu'une capacité limitée d'imitation existe chez les oiseaux, les dauphins, et probablement chez certains primates. Les chimpanzés et les orangs-outans peuvent être capables de formes très limitées d'imitation, mais il n'y a que les hommes qui soient capables d'imitation suffisamment étendue et générale pour qu'une deuxième réplique devienne possible et ainsi, conduire à l'évolution mémétique.

Nous devons nous rappeler que ce nouveau type d'évolution ne s'effectue ni dans l'intérêt des gènes ni dans celui des individus qui portent les mèmes, mais dans l'intérêt exclusif des mèmes. Voilà pourquoi les mèmes, tout comme les gènes, sont dits égoïstes. Les répliques ne sont pas égoïstes dans le sens qu'ils auraient des désirs ou des intentions comme peuvent en avoir les êtres humains — ça leur est impossible — ils sont seulement des bits d'information, ou bien codés dans l'ADN, ou bien copiés par imitation. Ils sont égoïstes dans le sens qu'ils seront copiés si l'occasion se présente à eux. Dans le cas des mèmes, ils nous utilisent pour se faire copier sans se préoccuper des effets qu'ils auront sur nous ou sur nos gènes ou sur notre planète.

Nous pouvons maintenant parler du point de vue du mème, et dans cette perspective, la question importante est pourquoi certains mèmes survivent et sont copiés dans de nombreux cerveaux ou objets fabriqués alors que beaucoup d'autres ne le sont pas. Le principe général pourrait être conçu ainsi : Certains mèmes réussissent à se faire copier parce qu'ils sont bons, utiles, vrais ou beaux, alors que d'autres le sont quand même bien qu'ils soient faux et inutiles.

Du point de vue des mèmes, cela est sans rapport. Si un mème a l'occasion de survivre et d'être répliqué, ainsi en sera-t-il. Généralement, nous les humains, nous essayons de sélectionner les idées vraies plutôt que les fausses, les bonnes plutôt que les mauvaises ; après tout, notre biologie nous a organisés pour ne faire que ça, mais nous le faisons d'une façon imparfaite, et nous laissons toutes sortes d'opportunités à d'autres mèmes de se copier — nous utilisant comme machine à copier.

Examinons quelques exemples de mèmes égoïstes qui survivent bien, en dépit de leur inutilité, leur fausseté et même leur nuisance. Le plus simple consiste en une série de phrases virales qui s'autoreproduisent, de simples groupes de mèmes. Un groupe de mèmes qui travaillent ensemble est appelé complexe co-adapté de mèmes ou mèmeplexe. Par exemple, il y a le virus courant reçu par courriel qui presse de transmettre une mise en garde urgente à tous vos amis. Ces messages souvent vous avertissent d'un faux danger, comme un virus qui détruira tout ce qui est contenu sur votre disque dur. Si vous les croyez et transmettez le message, ce petit mèmeplexe peut continuer de se faire copier de nombreuses fois. En fait, c'est le message lui-même qui est le virus. Non seulement ce type de virus enraye le système, mais lorsque les personnes comprennent leur erreur, elles envoient souvent de nouveaux messages disant à leurs amis précédemment contactés de ne pas y croire, ce qui congestionne à nouveau le système. Certains de ces virus ont perduré cinq ans et plus.

La structure de base de ce type de virus est une instruction du type copie-moi qui s'appuie sur des menaces et des promesses. Une structure analogue peut se trouver aussi dans d'autres mèmeplexes encore plus importants. Par exemple, Dawkins utilise le catholicisme comme exemple d'un groupe de mèmes qui existe avec succès depuis des siècles, même s'il est faux. Pendant la sainte messe, le vin est supposé se transformer littéralement en sang du Christ. Ceci est de toute évidence un non-sens puisque le vin sent et goûte toujours pareil, et n'a d'aucune façon les caractéristiques du sang du Christ dans un test d'ADN. Malgré tout, des millions de personnes croient toujours ces prétentions, tout comme ils croient au paradis et à l'enfer, à un Dieu invisible et tout-puissant, au Christ né d'une vierge et à la Sainte Trinité.

Pourquoi ? Une partie de la réponse est que ces mèmeplexes ont la même structure que les simples mèmes viraux. Mais la religion emploie aussi d'autres expédients mémétiques. L'idée d'un Dieu nous séduit à cause de notre désir de comprendre nos origines et notre raison d'être sur terre, et d'avoir un être suprême qui nous protège. Si Dieu avait comme attribut la visibilité, de toute évidence on verrait qu'il n'existe pas. On ruse alors en prétendant qu'il est invisible. Dieu peut voir tous nos péchés et nous punira, mais nous n'aurons la preuve de cela qu'après notre mort. Et si l'on a la curiosité de vouloir vérifier, on nous rappelle que la foi est une bonne chose, mais que poser des questions est mauvais (à l'opposé de ce qui se passe en science). En outre les mèmes poussent à épouser un catholique et à mettre au monde de nombreux enfants dans la foi, ou de convertir les autres. En donnant son argent aux pauvres on s'assure d'une meilleure place au paradis, tout comme en contribuant à la construction et à l'entretien de grandes églises, de cathédrales et de monuments qui inspireront d'autres porteurs de mèmes. Dans ce stratagème, l'argent et l'effort sont investis en vue de propager les mèmes. Les mèmes nous font travailler à leur propagation.

Les mèmes comme la religion, les cultes, les manies et les thérapies inefficaces ont été décrits comme des virus de l'esprit, car ils infectent les personnes et exigent leurs ressources en dépit de leur fausseté. Certains auteurs ont mis en exergue ces types pernicieux de mème et ils ont même prétendu que tous les mèmes sont viraux. Toutefois, les mèmes peuvent varier à dans une large gamme. De manière générale, nous pouvons dire que certains mèmes subsistent parce qu'ils sont bons, vrais, utiles ou beaux, alors que d'autres subsistent même s'ils n'ont aucune de ce qualités. D'autres ne font que prétendre être bons ou utiles. D'un côté il y a les virus, les religions, les cultes et les fausses croyances. De l'autre il y a nos plus précieux outils de survie, tel notre langage, la technologie et les théories scientifiques. Sans les mèmes, nous ne pourrions pas parler, écrire, jouir des contes et des chansons ou faire la plupart des choses que nous associons à l'idée d'être humain. Les mèmes sont les instruments avec lesquels nous pensons et notre esprit est une masse de mèmes.

Notez que les mèmeplexes qui se reproduisent avec succès n'ont pas été créés intentionnellement par qui que ce soit, mais seulement par le processus de sélection mémétique. Vraisemblablement, d'innombrables mèmes compétitifs ont toujours existé — que ce soit les religions, les théories politiques, les façons de guérir le cancer, les modes vestimentaires ou les styles musicaux — l'important au sujet de l'évolution mémétique est que ceux qui nous submergent actuellement, sont ceux qui ont survécu dans la compétition à se faire dupliquer. Ils étaient dotés de ce qui leur était nécessaire pour être de bons reproducteurs.

La théorie de la mémétique nous présente une manière totalement nouvelle concevoir le monde, et tout particulièrement l'évolution humaine. Par exemple, elle nous fournit de nouvelles explications aussi bien pour l'évolution de l'énorme cerveau humain que pour celle du langage — tous deux difficilement explicables à partir de la simple hypothèse évolutionniste.

La taille du cerveau humain est un curieux mystère. Coûteux à construire et à entretenir, et périlleux à accoucher, sa grosseur est à la limite de ce que les gènes peuvent fabriquer de viable. Comparativement aux grands singes, il est trois fois plus volumineux en proportion du poids du corps. Mais pourquoi ? Les théories traditionnelles l'expliquent par les avantages génétiques produisant une facilité accrue pour la chasse, ou pour l'habileté à creuser, ou encore sa capacité à maintenir la cohésion de vastes groupes dotés d'habiletés sociales complexes. La mémétique fournit une explication complètement différente.

Le moment décisif s'est produit avant la découverte des outils de l'âge de pierre et l'expansion du cerveau, peut-être y a-t-il deux millions et demi d'années, lorsque les premiers hominidés commencèrent à imiter. L'imitation authentique se produit lorsque l'habileté ou le nouveau comportement d'un autre animal est copié. Ceci est difficile à faire et demande un grand pouvoir cérébral. Son équivalent est plutôt rare dans le règne animal. Mais une fois surgi, nous pouvons imaginer que nos premiers ancêtres imitèrent de nouvelles capacités utiles à la chasse, à la cueillette et à la préparation de la nourriture, aussi bien qu'à allumer le feu ou à confectionner des vêtements.

En même temps que ces premiers mèmes se diffusèrent, il devint de plus en plus important de pouvoir les acquérir. Ainsi les humains qui furent les meilleurs à imiter ont prospéré. Les gènes qui leur ont donné cette habileté et les plus gros cerveaux en résultant, se diffusèrent. Chacun devint meilleur à imiter, accroissant toujours davantage la taille du cerveau.

Quand chacun commença à imiter, les mèmes furent libérés et purent commencer à entrer en compétition entre eux pour être dupliqués. Parallèlement à certaines habiletés utiles comme allumer le feu, se diffusèrent aussi d'autres mèmes moins utiles comme la décoration corporelle et d'autres plutôt coûteux comme par exemple l'énergique, mais futile, danse de la pluie. Du point de vue des gènes les humains devaient être exigeants sur le genre de choses à imiter ; les gènes permettant une imitation sans discrimination étant éliminés. Mais comment les gènes peuvent-ils s'assurer que leurs porteurs ne copient que les mèmes utiles lorsque les mèmes changent continuellement ? Une bonne stratégie pourrait être de copier les meilleurs imitateurs parce qu'ils sont tout probablement porteurs des versions fidèles des mèmes les plus couramment utiles. Ceci donne une meilleure position aux meilleurs imitateurs, améliore leurs chances de survie et aide ainsi à diffuser les gènes qui en ont fait de bons imitateurs — les gènes pour imiter les danses de la pluie tout comme les habiletés utiles. Si cette évolution mémétique va trop loin, les gènes répondront avec des améliorations dans l'imitation sélective, mais leur réponse sera toujours subséquente à la compétition mémétique. De cette façon, les mèmes tiennent toujours les rênes. Ceci est le processus que j'ai nommé poussée mémétique : Les mèmes sont en concurrence entre eux et évoluent dans une direction. Les gènes répondent ensuite en améliorant l'imitation sélective. Ceci conduit à accroître les capacités cérébrales et le volume du cerveau.

Finalement, les gens ont avantage à s'accoupler avec les meilleurs imitateurs parce que, dans l'ensemble, ils ont davantage d'habiletés à survivre. Cela signifie qu'une sélection sexuelle, guidée par les mèmes, pourrait avoir joué un rôle dans la création de nos cerveaux volumineux. En choisissant le meilleur imitateur pour s'accoupler, les femmes aident à propager les gènes nécessaires pour copier les rituels religieux, les vêtements colorés, le chant, la danse ou la peinture, selon la direction que l'évolution mémétique prend. Par ce procédé, l'héritage de l'évolution mémétique passée s'emboîte dans nos structures mentales et nous devenons des créatures musicales, artistiques ou religieuses. Nos volumineux cerveaux sont des dispositifs d'imitation sélective construits par et pour les mèmes, autant que pour les gènes.

L'origine du langage peut s'expliquer avec le même mécanisme. Les questions concernant les origines et la fonction du langage ont été si controversées qu'à partir d'aussi loin que 1866, la Société de linguistique de Paris bannit toute spéculation ultérieure sur le problème et aujourd'hui encore, il n'existe en général aucun consensus. Les théories les plus populaires se rallient généralement à un probable avantage génétique. La théorie de la poussée mémétique se démarque puisqu'elle est basée sur l'avantage des mèmes.

Pour comprendre son fonctionnement, nous devons nous demander quel type de mèmes aurait le mieux survécu et se serait diffusé dans le groupe émergeant des mèmes de nos premiers ancêtres ? La réponse générale pour tout réplicateur est ceux qui possèdent une grande fidélité, fécondité, et longévité — en d'autres mots, ceux qui font de nombreuses copies d'eux-mêmes, des répliques soignées et durables.

Les sons peuvent être imités par plus de gens en même temps que les gestes ou d'autres actions physiques. Certains sons peuvent avoir été reproduits plus soigneusement et plus fréquemment que d'autres selon leurs significations ou selon les capacités auditives, vocales ou mémorielles de chacun. Les sons eux-mêmes peuvent avoir des rôles concurrentiels quand à leur signification et, dans cette compétition, les meilleurs réplicateurs auraient prospéré. Les salves sonores hachées en mots détachés seraient copiées plus fidèlement puisque cette forme de numérisation permettrait une reproduction plus efficace. L'utilisation de différents agencements de mots en diverses circonstances aurait ouvert de nouveaux créneaux pour davantage de mèmes. Dans cette compétition, les sons reproductibles avec la plus haute qualité auraient submergé les plus pauvres.

Maintenant examinons l'effet sur les gènes. Les meilleurs imitateurs sont plus aptes à survivre, obtiennent les meilleures positions et s'allient les meilleurs partenaires. Par conséquent les gènes qui possèdent l'habileté d'imiter les sons gagnants se multiplient dans leur groupe. Je suppose que, à travers ce procédé, ces sons aient graduellement poussé les gènes à créer un cerveau spécialement habile à les reproduire. Le résultat fut la capacité humaine d'élaborer le langage. Celle-ci fut conçue par la compétition mémétique et la coévolution mèmes-gènes.

L'ensemble du processus de poussée mémétique est un exemple de réplicateurs coévoluant avec leur appareillage à copier. Tout comme l'ADN a dû jadis évoluer parallèlement avec son appareillage cellulaire de reproduction, les mèmes ont coévolué avec les cerveaux humains qui les ont copiés. Mais l'imitation humaine peut être imprécise. Contrairement au processus d'imitation chez les autres espèces, elle est nettement suffisante pour soutenir l'évolution mémétique, mais dispose d'un grand potentiel d'amélioration. Ainsi nous pouvions nous attendre à ce qu'un dispositif de copie amélioré apparaisse — et cela s'est produit. Du crayon à l'imprimerie, du téléphone au fax et des ordinateurs à l'Internet, l'appareillage de duplication s'est amélioré, et davantage de mèmes sont en train de se répandre de plus en plus rapidement.

Prenons un exemple simple : l'invention du fax. Quand les fax devinrent disponibles, les gens ont réalisé qu'ils pourraient s'échanger l'information plus rapidement. Ils se sont donc acheté un fax. Cela les encouragea à envoyer plus de messages fax et encouragea leurs amis et collègues à s'acheter un fax aussi. Les mèmes envoyés et les machines qui les copiaient se sont multipliés ensemble — et vu que les messages fax se rendaient plus rapidement que les lettres, tout le processus des échanges mémétiques s'est accéléré. Ce même procédé eut lieu avec l'Internet. Une fois le courriel rendu possible, de plus en plus de gens l'ont exigé, et envoyèrent de plus en plus de messages. L'infosphère se répandit rapidement.

De notre point de vue, nous pourrions penser que l'Internet est une merveilleuse technologie que nous avons créée pour notre plaisir et pour nous faciliter la vie. Du point de vue des mèmes, nous les humains, nous sommes les machines mémétiques primitives qui les ont aidé à créer de meilleures machines mémétiques au profit des mèmes eux-mêmes. Quand on voit un bureau bondé d'esclaves asservis au déluge des mèmes à traiter — tapant des données à longueur de journée — se dépêchant en vue de traiter encore davantage de données — on peut raisonnablement se demander à qui cela sert-il. Selon la mémétique, tout ceci est un vaste processus évolutionniste qui se déroule au profit de la reproduction des mèmes. Nous devrions nous attendre à l'explosion actuelle d'information.

Pour terminer, la mémétique a des implications sur notre propre nature. Selon Dennett, une personne est « une forme particulière de singe infesté de mèmes ». Nous recueillons tous d'innombrables mèmes du début à la fin de notre vie et ceux-ci (tout comme nos gènes et le milieu dans lequel nous vivons) font de nous les individus uniques que nous sommes. Mais n'existe-t-il pas un réel soi qui a une conscience et un libre arbitre ? Je ne le crois pas. Le soi n'est qu'un mot autour duquel les mèmes se greffent. Tous les types de mèmes profitent du fait que nous ayons une fausse idée du soi-même ancrée en nous. Ainsi, le concept du soi n'est qu'un mèmeplexe compliqué, créé par et pour les mèmes eux-mêmes, et destiné à assurer leur propre protection et multiplication.

Dès lors, comment pouvons-nous vivre avec l'idée réductrice que nous ne sommes que des mèmeplexes ? Certains philosophes ont soutenu qu'il ne pourrait en résulter qu'un inutile fanatisme ou une terrible dépression. En réalité il est possible d'abandonner l'idée d'un soi intérieur et de vivre simplement sa vie avec l'idée que c'est une mèmeplexe. Assez étrangement, cela ne semble pas rendre les personnes pires ou plus misérables, mais constitue plutôt une forme de libération. Dawkins conclut Le Gène égoïste ainsi : « Nous sommes les seuls sur terre à pouvoir nous rebeller contre la tyrannie des réplicateurs égoïstes. » Je dirais plutôt que nous sommes des machines à mèmes créées par et pour les réplicateurs égoïstes que sont les mèmes. Notre seule vraie liberté ne se réalise pas lorsque nous nous rebellons contre la tyrannie des réplicateurs égoïstes, mais au contraire, lorsque nous réalisons qu'il n'y a personne contre qui se rebeller.

[1] Conférence donnée au Congrès international d'ontopsychologie et mémétique, Milan 18-21 mai 2002.
(Traduction F. Brooks) Texte original : The Evolution of Meme Machines. (Lien de la traduction de Pascal Jouxtel)

Bibliographie
Susan Blackmore (1999), La théorie des mèmes, Max Milo © 2005.
Richard Dawkins (1976), Le Gène égoïste Odile Jacob © 2003.
Daniel Dennett (1996), Darwin est-il dangereux ?, Odile Jacob © 2000. R. A. Aunger, Darwinizing Culture: The Status of Memetics as a Science, OUP Oxford © 2001.

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