Textes références

Manuel de Diéguez

2002-05-27

 

 

Qu'est-ce que la philosophie ? [1]
Réponse à un savant inquiet

 

La philosophie est un héroïsme de la pensée et il faut avoir le coeur bien accroché pour s'y exercer.

L'homme de génie se nourrit de miel et de poison.

Manuel de Diéguez

* * *

Cher Monsieur,

On entre en philosophie comme on entre dans les ordres. Mais la porte de ce monastère n'est pas celle de l'extase devant un beau coucher de soleil. La lumière qui éclaire la discipline de la pensée ne remplit de joie que ceux qui sont appelés à la recevoir. Pour que vous compreniez mieux les risques que la philosophie fait courir à un esprit scientifique tel que le vôtre, il faut que vous vous demandiez pourquoi « la science ne pense pas », comme dit Heidegger, et cela au point que la finalité naturelle et le mérite propres de ce genre de savoir sont précisément de demander à des informations exactes d'exorciser bien plus sûrement que ne le faisait la théologie les dangers que la pensée proprement dite fait courir à une espèce craintive. Certes, la science présente l'avantage de définir plus clairement que la croyance les mots qu'elle emploie — ce qu'il faut mettre grandement à son crédit — mais elle n'en retire aucun bénéfice. Quelles sont donc les contrefaçons de la raison véritable qui lui font tourner le dos aux leçons de la raison critique et à la vocation de comprendre l'humanité et son histoire qui définissent la philosophie ?

L'homme de science se plante devant le monde et lui dit : « À nous deux ». Mais il ne lui pose que des questions biaisées de telle sorte qu'elles le contraignent à définir le verbe comprendre, non point dans la signification qui lui appartiendrait s'il était découvert, mais seulement en mettant la raison à l'écoute de la finalité pratique que la science attendra d'elle et qu'elle lui ordonnera de lui fournir. Je ne sais si vous avez lu Der Teil und das Ganze [La Partie et le Tout] de Heisenberg, ouvrage qui a été traduit en français. Vous y verrez le mathématicien des relations d'incertitude s'opposer vigoureusement à ses collègues qui mettaient la raison en demeure de proclamer que tout phénomène prophétisable serait expliqué du même coup. Pourquoi sa répétition le rendrait-elle compréhensible ? Tout examen critique des raisons psychologiques qui rendront convaincantes les preuves du « sens » procurées par la régularité du monde se trouvera évacué d'avance d'un esprit scientifique, parce que l'intelligible est censé fabriqué par le profitable.

Le philosophe est un anthropologue qui observe l'autorité que la science prétend imposer souverainement à la nature. Il sait que toute démonstration concerne la personnalité intellectuelle du récipiendaire au plus profond de son inconscient. Il recourt à des radiographies des convictions subjectives qui sous-tendent le verbe comprendre au coeur de la physique mathématique des origines à nos jours. En l'espèce, tout phénomène qui se révélera prévisible à coup sûr se rendra nécessairement exploitable, donc rentable, de sorte que le bénéfice assuré que le savant retirera d'une définition si bien apprêtée à la finalité à laquelle on lui demande de « répondre » se métamorphosera en prétendu « fondement objectif » de l'intelligibilité recherchée par l'expérimentateur. Dès lors, la constance des redites de la matière sera censée produire du « sens en soi ».

Mais vous m'écrivez que vous souffrez de l'angoisse et de la solitude. Comment un esprit leurré par les vains efforts auxquels il s'exerce afin de « faire parler raison » à la nature ne se dirait-il pas que nul autre ne la fait « parler » que lui-même ? Du coup, il lui faut choisir : ou bien il déserte l'ascèse traumatisante de l'introspection socratique et il se livre à la seule extase qu'on puisse recevoir d'une nature entêtée à demeurer muette. Le beau spectacle d'un coucher de soleil que vous invoquez comble d'aise le « Vicaire savoyard » de Rousseau. Naturellement, ce sera la hiérarchie des valeurs de la personne concernée qui commandera les prédéfinitions de la « vérité », donc du sens qu'elle donnera au verbe comprendre. C'est pourquoi Wittgenstein résolvait le problème d'une pichenette : les questions insolubles — au sens finaliste que la science donne à cet adjectif — ne devront pas être posées. C'est également ce que dit le croyant : s'il tombe en extase devant la divinité, ce sera la preuve qu'elle existe.

Votre formation scientifique et vos talents vous tournent vers la nature. J'ai déjà dit que la vocation du philosophe le rend attentif à l'homme et à son Histoire — d'où il résulte qu'il faut avoir la tête politique pour philosopher : c'est l'observation de la cité qui conduit Platon à l'examen critique de l'encéphale des Athéniens. Le rude chemin du « Connais-toi » est une ascèse formatrice de l'homme d'État. Notre espèce est-elle éducable ? Comment lui enseigner la raison ?

Quinte-Curce raconte qu'Alexandre s'était fait proclamer fils de Zeus par l'oracle d'Hamon dans le désert de la Haute-Égypte, mais que son armée refusait de se prosterner devant son général divinisé. Elle alléguait que la démocratie est égalitaire et qu'elle ne saurait s'accommoder de marques d'adoration des citoyens à l'égard de l'un de leurs semblables, du moins de son vivant — car, après sa mort, on pourra limiter, dit Calliclès, les dégâts de ces prosternements sur l'esprit civique des Grecs. Mais lorsqu'une ville de l'Inde se rendit à Alexandre pour la seule raison que l'un de ses archers avait blessé le dieu d'une flèche à la cuisse, l'armée comprit de quelle utilité sont les hommes-dieux à la guerre ; car, disaient les Indiens, « nous combattons les hommes, non les dieux ». « Sache donc, Alexandre, que si nous avions mis la main sur le coupable d'un si grand crime, nous te l'aurions livré aussitôt afin que tu en tires une juste vengeance. »

Mais l'Occident ne s'est-il pas donné un brillant successeur des hommes-dieux ? Si vous n'êtes pas horrifié et terrifié par le spectacle qu'offrent à la pensée des centaines de millions de vos semblables persuadés que du pain et du vin achetés le matin se métamorphoseraient en chair et en sang réels sur les autels, si vous ne vous demandez pas pourquoi ils ne sont pas épouvantés par leur folie, et si vous ne vous demandez pas non plus et avec effroi comment le cerveau du super singe fonctionne à se dédoubler de la sorte dans l'irréel, c'est parce que vous croyez dur comme fer à un prodige non moins saisissant : vous croyez à la métamorphose des régularités muettes de la matière en signifiants.

Quelle est la psycho-physiologie d'un signifiant ? Comment ce personnage se cache-t-il parmi les atomes ? Comment se fait-il que votre science soit eucharistique ? Comment se fait-il qu'elle transsubstantifie les coutumes de la nature en pain de votre savoir ? Votre oracle est commode. Vous l'avez baptisé « le rationnel ». Il procède de votre verbe, comme le miracle de l'autel. Mais Heisenberg demandait à ses collègues : « Est-ce que je puis dire que je comprends la trajectoire d'un avion quand j'ai couché l'équation de son parcours sur le papier ou bien seulement après m'être informé auprès du pilote de sa destination, donc des motivations qui le guident ? » Depuis Platon, la philosophie est une anthropologie de la démence : elle est stupéfiée de ce que l'homme se croie pensant.

Mais j'en reviens à la vocation thérapeutique de la philosophie : la solitude et l'angoisse dont vous souffrez proviennent de ce que le verbe comprendre exerce une fonction médicale. Il est construit sur des finalités, donc sur des motivations. Chacun juge à son aune si de tels ingrédients sont signifiants ou insuffisants. Vous vous dites qu'il est crucifiant de vivre dans un univers dépourvu de toute finalité et de toute motivation. Mais vous n'êtes pas né pour cette ascèse-là. La hiérarchie des valeurs de « Socrate » lui fait juger élévatoire l'ascèse du néant. Pourquoi l'Athénien a-t-il préféré boire la ciguë mortelle que d'appeler savoir l'ignorance des physiciens ? Quelles valeurs l'ont-elles dirigé vers la grandeur spirituelle de courir au suicide sacrificiel plutôt que de céder à la folie délirante de ses concitoyens ?

Le texte le plus extraordinaire de la philosophie est sans doute le Parménide de Platon. On y appelle l'Un ce que les chrétiens appelleront la totalité divine et dont saint Anselme soutiendra que si elle n'existait pas, elle ne serait pas la totalité, puisque l'« être » lui manquerait. Pour Parménide, en revanche, ce terme n'aurait aucun sens si la totalité pouvait « exister », car dans ce cas, elle se composerait nécessairement de parties, de sorte qu'elle apparaîtrait délimitée. La totalité n'est donc autre que l'infini ; et elle ne serait plus l'infini si elle était limitée par le tracé d'une frontière. (Voir dans la section L'avenir anthropologique de la psychanalyse, Freud et la philosophie.)

La raison humaine s'imagine comprendre à encercler, alors que cette opération toute pratique conduit nécessairement à l'anéantissement de la compréhensibilité véritable, puisqu'elle vise à exorciser la menace de l'infini. Le verbe être est donc inadéquat par définition pour « désigner », donc enfermer la « vérité », si celle-ci n'est autre que la totalité et si la totalité ne saurait se trouver circonscrite. Mais sitôt que vous essayez de saisir la totalité, vous perdez la capacité de vous définir comme « sujet de conscience », parce que la conscience ne peut porter que sur des sujets délimités et vous n'êtes précisément pas délimitable comme conscience.

Ne montez pas sur cette galère. Elle vous conduirait de vertige en vertige. Vous vous diriez : « Cette totalité qui m'habite, que me dit-elle ? » Pourquoi « Dieu » est-il censé posséder la totalité insaisissable que je suis à moi-même précisément quand je me dissous dans le rien ? Alors, je ne vois rien, je ne saisis rien, je ne sais rien, je ne comprends rien. Mais pourquoi ai-je mis l'infini qui m'habite sur les épaules d'un personnage imaginaire — celui que je deviens pourtant à moi-même quand je cesse d'« exister » ? Que signifie le gigantesque exorcisme auquel se livrent mes congénères, que signifie leur fuite effarée, que signifie leur panique devant le vide ? Leur dérobade remonte à Platon lui-même : pourquoi a-t-il conclu qu'il fallait « tuer Parménide », lequel soutenait que l'Un, donc la totalité, n'« existe » pas ? Pourquoi dit-il que la cité, la politique et la science sont nées de ce « parricide » originel ? C'est qu'il faut faire « exister » le néant afin que la connaissance cernée, localisée, arrimée puisse surgir dans l'enceinte de l'infini et s'entourer des barrières protectrices que figurent les verbes « exister » et « comprendre ».

Vous voyez à quel point j'ai raison de vous conseiller de vous tenir éloigné de ces mystères. Ne courez pas après la lumière que Socrate a rencontrée pour s'y être plongé jusqu'au suicide inclus. La philosophie est la discipline du tragique et de la nuit. Vous m'écrivez que les réponses expriment un « processus actif d'énonciation identitaire ». Mais la philosophie est une « recherche identitaire » inclassable (voir Lettre à Marilyse Devoyault sur la liberté). Quelle est l'« identité » scientifique, donc prétendument délimitée, de Socrate ou de Parménide ? Ont-ils perdu leur temps, eux qui n'ont pas « trouvé la solution » de se fuir, de s'enclore, de se parquer derrière des barrières ? La pensée est à elle-même sa récompense spirituelle, et ce trésor-là s'appelle la liberté.

Cent cinquante ans après Darwin et trois quarts de siècle après Freud, l'évolution du cerveau de notre espèce depuis notre évasion partielle de la zoologie intéresse les pionniers du « Connais-toi ». Ils observent notre encéphale dans le miroir de nos trois derniers dieux uniques. C'est une bonne route que celle de la lucidité pour comprendre notre Histoire ; mais la route de la pensée est celle du plus grand courage. Le héros du courage le plus colossal s'appelle Socrate. Il est plus colossal que jamais, le courage de la lucidité qu'appelle notre époque : il sera colossal, le courage de penser le retour à la loi du plus fort, le courage de penser la morale, le courage de penser la peur de la pensée et le courage de reconstruire la politique.

Une seule route demeure ouverte au courage le plus colossal de la philosophie : celle de peser le cerveau des évadés de la zoologie. Le 6 février 2000, j'écrivais à Marilyse Devoyault : « Le philosophe est le poète de l'intelligence et c'est le sang de l'intelligence qui coule sur l'autel où il est sacrifié. Pour comprendre la pensée comme tragédie et comme témoignage spirituel, il faut vous souvenir que Socrate a bu la ciguë, et que la philosophie est la seule discipline digne d'avoir été fondée par un martyr. » Vous dites avoir lu cette lettre sur son site. Le courage le plus colossal, les chrétiens en ont fait celui du martyr.

La philosophie est une discipline testimoniale. Mais ce courage-là est heureux parce qu'il est celui des donateurs. Socrate dansait dans sa prison. Laissons les martyrs de la pensée offrir un coq à Esculape.

[1] Publié sur le défunt site de Marilyse Devoyault le 27 mai 2002.

Philo5
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