Nietzsche et sculpture de soi
par François Brooks
Puisse chacun avoir la chance de trouver justement la conception de la vie qui lui
permet de réaliser son maximum de bonheur.
Michel Onfray (CHP #14, CD9 [5]) citant Nietzsche (Aurore (4-345))
Comment mener une vie philosophique ? (Ibid. CD4[4])
Michel Onfray a mis beaucoup d'énergie pour cadrer Nietzsche dans une idéologie hédoniste. En le citant ici, il le présente comme un défenseur de l'autonomie de la « sculpture de soi », idéologie à laquelle je souscris entièrement.
Mais en lisant l'aphorisme au complet, (cité ici) il ne me semble pas revêtir le même sens :
« Notre bonheur n'est pas un argument pour ou contre. -- Beaucoup d'hommes ne sont capables que d'un bonheur minime : ce n'est pas un argument contre leur sagesse si celle-ci ne peut pas leur donner plus de bonheur, tout aussi peu que c'est un argument contre la médecine si certains hommes sont inguérissables et d'autres toujours maladifs. Puisse chacun avoir la chance de trouver la conception de l'existence qui lui fasse réaliser sa plus haute mesure de bonheur : cela ne pourrait pas empêcher sa vie d'être pitoyable et peu enviable. »
Sous cet angle, l'interprétation semble plutôt : Même si chacun avait la chance de trouver la conception juste de l'existence lui permettant de réaliser son maximum de bonheur, ça n'empêcherait pas pour autant sa vie d'être possiblement pitoyable et peu enviable.
Oh ! Quelle différence !
Mais Onfray nous avait prévenus : on peut tout faire dire à Nietzsche. Ses multiples traductions et l'assemblage varié de ses aphorismes permettent d'étayer les thèses le plus contradictoires, le transformant tout autant en penseur nazi qu'en antinazi. Trois facteurs brouillent son œuvre. D'abord, nous ne pouvons pas le lire dans le texte original puisque nous ne comprenons pas l'allemand, et nous savons que toute traduction est imparfaite. Ensuite son écriture aphoristique, de nature fragmentaire, ne nous livre pas le contexte dans lequel il vivait au moment où l'idée écrite lui a traversé l'esprit. Et pour finir, nous savons qu'il vivait dans un corps malade, syphilitique, à la recherche d'un fragile équilibre influencé par des humeurs cyclothymiques, et sombra dans la démence à 45 ans.
« Dis-moi ce dont tu as besoin et je te trouverai une citation de Nietzsche [...] Pour l'Allemagne et contre l'Allemagne, pour la paix et contre la paix, pour la littérature et contre la littérature.[1] » Ceci me rappelle La Bible immorale de Normand Rousseau (Éditions Louise Courteau © 2006) où l'auteur parvient à mettre en évidence les dangers de dérapage lorsqu'on éclaire ce livre saint à la lumière de la moralité laïque de notre époque.
Chaque lecture, comme le souligne Barthes, est écriture de soi. Nous choisissons les matériaux pour nous sculpter nous-mêmes ici et là dans les influences médiatiques qu'on laisse nous pénétrer, consciemment ou non. Mais, puisque l'on peut utiliser tous matériaux pour assembler l'œuvre d'art qu'est notre vie, ne doit-on pas préférer des matériaux solides que du sable instable qui se prête à l'illusion d'optique ? Mais qui peut dire si le sable d'aujourd'hui ne sera pas le béton de demain ?
Quel visage est le plus en colère ?
Vous pensez que c'est celui de gauche ?
Vous changeriez d'avis en reculant de deux mètres.
Ceci dit, chaque philosophe nous propose un concept original qui, pour certains, paraît menaçant. Mais si leur fréquentation nous construit une existence sensée, vertueuse et louable où est le problème ?
[1] Kurt Tucholsky, Fraulein Nietzsche, Vom Wesen des Tragischen (Mlle Nietzsche - L'essence du tragique), 1932, mis en exergue de son livre par D. Losurdo. (Lien cité...)