Commenter et comprendre
(réflexion sur
les conditions de possibilité)
par François Brooks
Le formatage médiatique de nos cerveaux nous amène une certaine paix par le valium « généralisation ». Mais l'approfondissement des nouvelles et événements par l'étude des conditions de possibilité nous amène à une lucidité sereine. Comment sortir du commentaire pour simplement comprendre?
Les idées des autres, les nouvelles et événements, me portent à juger sans comprendre. Bien/mal, désirable/scandaleux, amour/haine, mon premier rapport au monde est le jugement. Celui-ci suscite en moi des sentiments bruts qui me positionnent dans un jeu de société bien répandu : As-tu vu...? C'é rien que des... C'é-tu Dieu possible!... Wow! Être ensemble c'est le plus souvent échanger sur les sentiments qui nous animent à propos des sources auxquelles on s'alimente l'esprit. On interprète les informations et les commente sans fin mais les avons-nous comprises? [1]
J'aime calmer mon esprit en casant les idées, événements et nouvelles dans des catégories linguistiques bien contrastées : bien/mal, noir/blanc etc. Tant qu'une idée m'obsède c'est que son statut n'est pas clair. J'ai besoin de la comprendre pour la juger, la caser. Je clos souvent par des jugements arbitraires regroupant le monde en genre distincts : les femmes sont comme ceci, les hommes comme cela ; les vieux, les jeunes, les juifs etc. La généralisation est un valium commode mais est-elle bien conforme à la réalité? N'endort-elle pas l'esprit plutôt que d'aider à l'apaiser par la compréhension?
Fichte nous dit que comprendre consiste à rapporter à soi toute la réalité. Mais cette compréhension peut-elle se faire en profondeur sans connaître les conditions de possibilités? Pour qu'un événement ait lieu, pour qu'une idéologie prenne de l'ampleur, un certain nombre de conditions doivent apparaître. Par exemple, le marxisme est-il concevable à l'époque néolithique? Pour qu'un phénomène surgisse, une chaine circonstancielle doit se mettre en place. Mon étonnement, alimenté par le désir d'analyser d'autres époques avec des grilles philosophiques postérieures, ne serait-il que la manifestation de mon ignorance de cette chaîne? La pratique courante qui consiste à essayer de comprendre d'autres époques avec des systèmes de pensée a posteriori peut être divertissante mais conduit-elle à une réelle compréhension de ces temps éloignés? Comment comprendre véritablement? Comment arriver à désapprendre les idéologies qui ont suivi pour percer les mystères de l'Histoire?
Kant désigne le « transcendantal » comme tout ce qui est condition de possibilité : « J'appelle transcendantale toute connaissance qui ne porte point en général sur les objets mais sur notre manière de les connaître, en tant que cela est possible a priori » [2] Autrement dit, le « transcendantal » consiste à voir le monde tel que l'on est, et non pas tel qu'il est réellement. Toutes notre vie et nos pensées sont une expérience transcendantale, c'est-à-dire une réalité qui transcende le réel, qui le transforme en expérience qui n'est pas la réalité des choses elle-même mais une réalité créée par notre pensée. Il s'agit des formes a priori de la sensibilité (espace, lieu - temps, époque) et de l'entendement (catégories universelles de la pensée - bien/mal, noir/blanc) qui ne découlent pas de l'expérience mais la rendent possible. Ces formes sont la condition de possibilité de toute connaissance. Par exemple, l'exaltation ressentie face à un coucher de soleil ne résulte pas de l'expérience de le voir, mais de conditions préalables : les formes que lui a données l'influence culturelle dans laquelle nous baignons. Comme nous avons appris à associer le coucher de soleil à un moment idyllique, nous le casons dans les « belles » choses de la vie. Mais en soi, peut-on dire que le spectacle de ce moment de la journée soit objectivement beau?
Comprendre les philosophes c'est connaître les conditions de possibilité qui accompagnent le surgissement de leurs pensées. Est-ce bien possible? Si je rapporte à moi toute la réalité, comme le dit Fichte, là s'arrête toute ma compréhension. Mais c'est déjà un début. Il faut bien commencer quelque part. Comprendre véritablement serait alors une vaine quête hors des limites des conditions qui ont rendu possible ma compréhension. C'est pourtant la quête de Dilthey qui distingue expliquer et comprendre. L'explication procédant de cause à effet comme dans les sciences de la nature ; la compréhension déterminant pour sa part le sens des phénomènes étudiés par les sciences de l'esprit (psychologie, sociologie). Ainsi, on peut s'interroger sans fin sur ce que l'on appelle « compréhension véritable », mais une chose est claire, celle-ci relève toujours du sens que chacun donne aux choses par son biais culturel.
Quand j'ai compris je me tais. Il n'y a plus rien à dire. Mon esprit se calme et devient lucide ; il n'a plus besoin du valium « généralisation ». Quand on me fait connaître toutes les conditions de possibilité qui ont concourues à l'apparition d'une situation, mon jugement devient libre. Si je prends alors parti, c'est par décision volontaire, et non pas sous l'influence de l'un ou l'autre média généralisateur. Il est un point où la liberté devient incompatible avec l'empaquetage médiatique ; c'est là où on confond commenter et comprendre.
[1] Cf. Typologie du discours « Commenter ».
[2] Kant, Critique de la raison pure 1787, introduction, §VII, III, 43.