Bien et Mal : Catégories autogénératrices
par François Brooks
L'illusion de pouvoir s'extraire des catégories du bien et du mal est peut-être celle de la philosophie la plus tenace. Spinoza, Leibniz, et Nietzsche en ont réfléchi un bout sur le sujet. Mais on voit mal comment un grand esprit comme Nietzsche a pu s'y laisser prendre, alors que le fait même de se poser « par delà le bien et le mal » constitue d'emblée le statut d'un nouveau « bien » qui s'oppose au concept où nous vivrions « dans le bien et le mal » posé comme un « mal ».
Bien | Mal |
« Par delà le bien et le mal » | « Dans le bien et le mal » |
Ceci constitue à mon sens le mensonge fondateur du livre de la Genèse. En défendant à Adam et Ève de manger du fruit de l'Arbre de la science du bien et du mal [1], c'est Dieu lui-même qui crée le mal par cette interdiction. Pire, comme il a aussi créé le serpent, il a mis en place toutes les conditions de la désobéissance. Dieu crée donc le serpent, outil de transgression, la femme pécheresse et l'homme désobéissant.
Comment peut-on avoir la naïveté de penser que l'on puisse désirer positivement sortir de la pensée manichéenne en appliquant son principe de base pour s'en extirper? Aussi bien prétendre pouvoir échapper à la loi des contraires ou encore vivre hors du monde.
Mais, me direz-vous, comment échapper au malheur qui nous ronge l'esprit en devenant disciple de Mani? Si le bien et le mal sont des catégories auxquelles nous ne pouvons échapper, comment vivre sereinement? Qui dit que nous devrions nous extirper du monde pour y parvenir? D'ailleurs, est-ce réaliste? Ne peut-on pas être tout-à-fait serein considérant prioritairement l'amour, la beauté et l'harmonie comme valeurs fondamentales, se délivrant ainsi de l'obsession d'éradiquer le bien et le mal en inventant un truc de passe-passe métaphysique pour se donner l'illusion de les faire disparaître? Sans laisser place à l'obsession manichéenne maladive qui nous fait voir le mal partout, ne peut-on pas simplement essayer de développer nos aspects positifs?
Peut-être Schelling peut-il nous aider avec sa philosophie de l'identité. Quand il affirme l'unité du sujet et de l'objet, de l'esprit et de la nature, de l'idéal et du réel, on peut y ajouter l'identité du bien et du mal. Ainsi donc, si l'un est l'autre (en creux) nous prenons en même temps la mesure de la nécessité de la distinction. Car, dans « identité » la binarité ne disparaît pas, elle est constitutive de l'unité. Sans la binarité, point d'unité possible. C'est le concept même d'unité qui comprend la multiplicité. Penser l'unité en refusant de voir la binarité c'est vouloir se situer « par delà le bien et le mal ». Aussi bien prétendre pouvoir sortir du monde. Et même si on pouvait sortir du monde, comment alors avoir la moindre emprise sur lui? Seul les morts sortent du monde. Ils ne sont plus (sinon que des souvenirs dans la tête des vivants). Je me demande si, dans le projet de se situer « par delà le bien et le mal » il n'y aurait pas une sorte d'instinct de mort à l'œuvre? Nietzsche lui-même s'en serait défendu mais sa philosophie ne contenait-elle pas les germes de la pensée Nazi qui s'était, pour un temps de l'histoire, située au delà du bien et du mal?
Peut-être alors doit-on voir dans Mani et Nietzsche une complémentarité morbide. L'un voulant tout régir en étiquetant tout de bien et de mal ; et l'autre, stigmatisé par l'horreur d'une idée aussi terne et mortifère — voulant à son tour tout régir — jeta sans ambages le bébé avec l'eau du bain en se positionnant par delà le bien et le mal. Quand on analyse les déboires historiques de ces idéologies n'est-on pas tenté de les situer toutes deux du côté du mal?
Et du coup, ce texte que je suis en train d'écrire semble une tentative de m'approprier le bien. Ainsi donc, le bien et le mal restent des catégories autogénératrices.
CQFD
[1] Louis Segond et Lemaistre de Saci, Bible, Genèse 3, Bible Online Édition du Millénium © 2000.