par François Brooks
Il est assez rare de rencontrer quelqu'un qui respecte notre liberté d'opinion et apprécie notre façon de voir le monde sans chercher à interférer avec notre point de vue. D'aucuns, aussi philosophes soient-ils, cherchent à nous influencer et gagner notre adhésion. Être seul à voir le monde de notre unique point de vue semble le fléau auquel l'homo sapiens prosélyte s'attaque avec le plus d'acharnement. Essayons de décortiquer les principales stratégies rencontrées couramment que l'on met à contribution pour sortir de notre irréductible solitude et gagner les autres à nos conceptions.
Dans l'arène rhétorique, il y a cinq moyens d'obtenir ce que l'on désire :
L'autorité
l'intelligence,
le sentiment
le harcèlement
et l'opinion entendue.
Chacun n'est évidemment pas complètement pur et isolé, mais en gros, on peut distinguer l'une ou l'autre de ces cinq méthodes chaque fois qu'un individu cherche à nous persuader d'adhérer à sa vision ou nous faire agir comme il le souhaite.
1. Peut-être l'argument le plus décisif est-il l'autorité. Comment faire pour résister au moyen de conviction imposé par la force? Le fusil sur la tempe produit l'effet magique de rendre à peu près tout le monde nerveusement coopératif. Mais c'est aussi le moyen le plus rébarbatif. On devient la chose de celui qui agit sur nous. Notre volonté est complètement évacuée et cède la place à celle de l'autre. C'est la dynamique même du viol. Bien entendu, toutes sortes de moyens plus ou moins subtils peuvent se substituer au fusil. Pour peu que vous soyez engagé dans un commerce qui vous fait dépendre de votre interlocuteur, votre véritable liberté de penser ne tient qu'au bon vouloir de celui-ci et à votre attachement envers ce que vous attendez de lui. L'exemple le plus évident est peut-être celui de l'enfant qui doit tout — et en premier lieu sa propre survie — à ses parents. Combien il est facile d'abuser celui qui dépend de la nourriture du gîte et des soins qu'on lui prodigue! Que ce soit le travailleur dépendant de son salaire ou l'enfant des soins de ses parents, l'autorité impose un argument de force difficile à contrer qui fait de notre liberté un pieux souhait. Comment arguer triomphalement avec l'enseignant juge et partie dont dépend nos notes si indispensables à la réussite scolaire?
2. L'argument d'intelligence fonctionne avec la coopération de l'interlocuteur qui a mis sa foi dans le raisonnement rationnel, puissant maître qui, de nos jours, semble régner sur tout. Se contredire soi-même, afficher sa propre incohérence, est le péché mortel de notre actuelle société. Comme nous sommes constamment mis au défi de ne pas enfreindre le sacro-saint principe de non-contradiction, nous obtempérons sous peine d'essuyer le mépris de notre intelligence, de perdre la face. L'argument d'intelligence possède cependant un coté positif attrayant : il nous laisse libre d'adhérer ou non au principe de cohérence et ainsi nourrit le sentiment que notre consentement est issu de notre propre volonté. Ici, ce n'est pas la force qui agit, mais l'engagement mutuel à ne pas enfreindre une règle du jeu à laquelle on a consenti librement dès le départ. Mais l'argument d'intelligence souffre souvent de l'absence d'arbitre crédible. Ainsi, chacun y va de sa propre argumentation s'appuyant sur des références mal connues de son interlocuteur et, bien qu'on se sente parfaitement justifié dans notre raisonnement, il est parfois difficile de le faire valoir à l'autre pour qui nos références ne sont que des points aveugles. Par contre, entre joueurs honnêtes toujours prêts à apprendre de la différence de l'autre, la juxtaposition des arguments peut mener à d'étonnantes découvertes autrement inaccessibles.
3. L'argument sentimental fait appel à l'humanité, notre sens altruiste et communautaire. C'est peut-être, de tous, le consentement accordé de meilleure grâce. En répondant à une sollicitation sentimentale, j'établis une relation qui installe l'harmonie. L'autre est un alter ego en qui il me fait plaisir de projeter les sentiments dans lesquels j'aime me reconnaître. Mais la manipulation en est la face négative. Pour peu que mon solliciteur soit bon comédien, il peut me faire aussi bien sa chose que le tyran dominateur. Cependant, c'est de bonne grâce qu'on viendra ainsi chercher mon consentement. Les solliciteurs d'aide aux œuvres humanitaires sont passés maîtres pour obtenir notre coopération en jouant sur cette corde sensible. Quiconque n'y répond pas s'en retourne plus ou moins avec le sentiment d'être un monstre. Comme il n'y a à peu près rien qui n'ait davantage de valeur que l'amour-propre, tout ce qui sollicite son augmentation nous convainc assez facilement sans recours à la force ni à l'intelligence. On consent pour être aimé, parce que l'on a besoin de l'amour de l'autre comme d'une drogue qui nous soulage de l'inconfort de l'isolement.
4. Le harcèlement est peut-être le moyen actuellement le plus répandu de tous. Les solliciteurs commerciaux nous assènent mille fois par jour d'un matraquage publicitaire nous répétant inlassablement que leur produit est nécessaire, si bien que, l'esprit squatté par les répétiteurs omniprésents, nous nous transformons en zombis consentants. Ce moyen outrepasse notre volonté, mais pour peu qu'il soit appliqué avec doigté et fasse appel à nos valeurs fondamentales — toujours nourries à même l'argumentation répétée —il est indolore et, lorsque inopportun, sa gentille tyrannie passe pour un bruit de fond berçant. Nous sommes ainsi hypnotisés sans nous en rendre compte et consentons à la volonté du message. De tous les moyens, c'est pour le libre penseur le plus odieux. Il s'empare de notre volonté en nous imposant un contexte obsessionnel qui pour nous rendre notre liberté exige l'obtempération. TV, radio, panneaux, Internet, cinéma, écoles etc. notre espace social est complètement occupé par ce harcèlement accepté de bonne grâce parce qu'il nous laisse l'impression d'agir en toute liberté avec l'illusion d'un consentement volontaire. C'est le plus difficile à combattre. Ceux qui élèvent des enfants soumis à cette influence en savent quelque chose. Ceux-ci n'ont parfois aucun autre moyen à leur disposition pour fléchir la volonté des tuteurs tyranniques et des manipulateurs sentimentaux.
5. L'opinion entendue est un moyen de conviction universel qui agit de manière souterraine mais influence pourtant plus que tout autre. Il a à voir avec l'acceptation ou le rejet. Quand on appartient à un groupe, il se forme une communauté, aussi petite soit-elle, d'opinions entendues auxquelles il est impossible d'échapper. L'humain est avant tout un être social peuplé d'une culture qui l'agit. Et pour peu qu'il refuse d'adhérer aux avis, opinions ou lois de la communauté qui le contient s'expose à l'excommunication qui le privera de tous les avantages secondaires qui en découlent. Il est entendu par exemple que l'on doive travailler pour vivre, arrêter au feu rouge, aller à l'école ou respecter l'horaire. La ponctualité est un exemple parfait d'entente tacite. La soumission personnelle à l'horaire et aux cadences du groupe est une opinion entendue sur laquelle on argumente rarement. Elle a un côté tyrannique mais puisqu'on s'y soumet généralement de bonne grâce, elle ne peut être considérée comme telle. On peut aussi la considérer comme un argument d'intelligence, ou sentimental, ou encore comme une forme de harcèlement, mais elle répond spécifiquement à aucun puisqu'elle régit nos opinions et comportements de manière si fondamentale que rien ne peut être pensé sans « l'opinion entendue ». C'est aussi ce que l'on appelle en philosophie les « conditions de possibilités ». Il est à peu près impossible d'échapper à l'opinion entendue puisque toute proposition contient des présupposés auxquels on doit consentir pour que l'argumentation prenne son sens.
Mais, me direz-vous, où doit-on classer l'antiviolence de Gandhi ou de Jésus-Christ? Cette forme de persuasion n'est-elle pas incontournable? À quelle classe appartient la rhétorique de ceux qui se font faibles (féministes, sionistes, homos, étudiants, pauvres, etc.) pour gagner l'autorité de dire aux forts qu'ils sont immoraux? J'y vois un mélange subtil introduit par la chrétienté (tendre l'autre joue, rendre le bien pour le mal, etc. [1]). C'est une forme d'autorité inversée jouant d'intelligence sur nos sentiments, et qui, accompagnée d'un harcèlement médiatique bien orchestré, crée dans les populations une opinion entendue hors de laquelle il est impossible de concevoir notre culture commune. C'est une boucle fermée sur elle-même qui s'auto-génère [2].
Tous ces moyens font pression pour nous motiver à engager notre liberté de penser ou d'agir selon les souhaits de ceux qui cherchent à remporter notre adhésion. Ils peuvent se colorer d'humour, de paternalisme, de terreur, d'estime ou d'hostilité. Le ton choisi pour convaincre fera toute la différence dans les sentiments qui accompagneront mon consentement. Dale Carnegie en a fait le point central de sa réussite dont il donne les clefs dans Comment se faire des amis. Aucun argument ne compte davantage que de mettre notre interlocuteur dans une disposition favorable. Nous nous réjouissons de vivre dans une société où nous n'avons jamais été aussi libres de nos opinions. Pourtant, n'est-il pas étonnant que certains négligent encore cet aspect aussi fondamental en cherchant à convaincre leur interlocuteur avec hostilité, usant d'arguments spécieux appuyés sur de maigres références citées parfois à contresens et usant d'une autorité manifestement invalide? À moins d'avoir le fusil sur la tempe, on peut toujours en rire...
[1]
Ne rendez à personne le mal pour le mal .
Recherchez ce qui est bien devant tous les hommes. (Épitre de Paul aux
Romains Ch. 12 V. 17)Si quelqu'un te
frappe sur une joue, présente-lui aussi l'autre. Si quelqu'un prend ton manteau,
ne l'empêche pas de prendre encore ta tunique
(Luc Ch. 6 V. 29).
Louis Segond,
Bible, 1910, Bible Online, Éditions du Millénium © 2002,
V-1.11.
[2] Cf. : Douglas Hofstadter, Je suis une boucle étrange, Éditions Dunod © 2008.