par François Brooks
L'esprit nous permet de créer des réalités qui ne peuvent s'observer dans la vie de tous les jours. Ainsi, Schrödinger, physicien autrichien qui s'est intéressé activement à la mécanique quantique (science qui étudie de quoi est faite la matière) a imaginé une expérience impossible qui nous permet de comprendre sa discipline.
Un peu d'histoire. Les philosophes matérialistes de l'Antiquité, dont Démocrite et Lucrèce, avaient postulé que toute matière pouvait être coupée en deux presque indéfiniment, la limite étant l'atome (du grec atomos, qu'on ne peut diviser). L'atome était, par définition, la plus petite partie de matière insécable. Impossible de diviser l'atome, pensaient-ils. Il était le matériau de base, la brique avec laquelle tout est fabriqué.
On sait que l'atome n'est plus insécable depuis la bombe atomique. On étudie maintenant ses particules : électrons, protons, neutrons, quarks, photons, neutrinos, muons etc. Et comme la physique est une science exacte, elle a besoin d'observer ce qu'elle étudie. Mais voilà, à ces échelles sub-microscopiques, l'observation pose un immense problème. Les particules un peu à la manière des êtres humains, changent d'état lorsqu'on les observe. Tout nu sur une plage isolée à vous faire bronzer, vous aurez un comportement différent que si vous êtes dans la foule où, par exemple, vous revêtirez tout au moins un bikini. Pour les particules, c'est pareil. Ils sont pour ainsi dire influençables. Nos instruments d'observation changent leur état. Les électroniciens le savent bien. En effet, le voltmètre est lui-même un circuit électronique qui déséquilibre le circuit qu'il mesure. Il faut connaître l'impédance du voltmètre pour estimer son influence sur l'exactitude de la lecture.
En fait, les particules ne sont pas vraiment « influençables ». Simplement, leur état nous est inconnu sans les observer. Et cet état est soumis à une sorte de probabilité. Il faut arrêter la pièce lancée pour savoir si elle est côté pile ou face. Mais si son état naturel est de tourner indéfiniment, nous dirons qu'elle a une chance sur deux d'être côté pile ou face à tout moment. Alors que c'est à l'arrêt que l'observation est possible, il faut donc soumettre la particule à un statut particulier pour la voir. Notre regard (la mesure) influence donc le phénomène observé puisqu'il demande à la matière, comme le photographe nous demande de ne plus bouger, de s'arrêter dans une position qui ne lui est pas naturelle pour être vue. Cette torsion de la réalité est analogue à notre sempiternelle volonté de distinguer le corps de l'esprit alors que l'un est impossible sans l'autre. Les particules sont à la fois onde et matière ; la distinction se fait au moment de la mesure.
Venons-en au chat de Schrödinger. Pour une heure, notre physicien a imaginé enfermer un chat dans une boîte avec un compteur Geiger actionnant un marteau qui va briser une fiole renfermant un poison volatile mortel s'il détecte un changement d'état d'une particule atomique enfermée elle aussi avec le chat. Comme la particule a une chance sur deux de changer d'état dans l'heure où commence l'expérience, notre chat a une chance sur deux de vivre ou mourir. Le chat n'est ici qu'un accessoire émotionnel pour susciter notre intérêt intellectuel.
La clef de l'expérience est ici. Comme le chat est enfermé dans une boîte d'acier, il nous est impossible de savoir si, au bout d'une heure, il sera mort ou encore en vie. La seule manière de le savoir est d'ouvrir la boîte. Mais voilà, tant que la boîte reste fermée, le chat peut aussi bien être mort que vivant. Impossible de le savoir sans ouvrir la boîte. L'idée suggérée ici est que l'état du chat, mort ou vivant, dépend de notre observation ; celle-ci va pour ainsi dire créer son état. En quelque sorte, c'est notre observation qui tue ou rend la vie à notre chat. Au bout d'une heure, au moment d'ouvrir la boîte, il y a la même chance qu'il soit mort ou vivant : une chance sur deux. Tant que l'on n'ouvre pas la boîte le chat n'est ni mort, ni vivant, ou il est les deux à la fois. Il en est ainsi des particules subatomiques. Tant qu'on ne le mesure pas, l'objet quantique est indéterminé ; on ne sait pas s'il est onde ou matière.
Cette expérience, sous le regard de la physique quantique, semble nouvelle pourtant elle devient familière si on y réfléchit à la lumière de la question classique suivante : Un arbre qui tombe dans la forêt, fait-il du bruit s'il n'y a personne pour l'entendre? Berkeley l'éclaire de façon magistrale en nous faisant voir comment l'esprit crée ce qu'il observe, alors que, privé de l'observation, tout est possible, y compris une boîte dans laquelle un chat est mort et vivant en même temps.
[1] Voir l'article de Wikipédia : Chat de Schrödinger.