par
Notre
joyeuse langue française nous a donné comme outil de communication un moyen qui
passe inévitablement par le discours où la structure de notre pensée doit
s'exprimer sous forme de sujet-verbe-complément-/-introduction-développement-conclusion.
Mais toute pensée doit-elle respecter cette forme pour être reconnue comme
telle? Les mots qui nous viennent hors de toute structure apparente n'ont-ils
aucune valeur communicationnelle? Un livre lu par bribes peut-il être compté
pour lu quand même?
À
la suite de Freud,
qui a essayé de donner quelque validité à des bribes de pensées éparses et hors
contexte Lacan en
a dit long sur le sujet. Ils ont conçu à cet effet un lieu nommé inconscient pour lequel ils ont
travaillé toute leur vie à échafauder une validité. Mais c'est le poète Paul
Valéry qui, pour moi, a su le mieux exprimer dans ses Histoires brisées [1] l'importance des bribes qui jaillissent
dans notre esprit et le foisonnement de significations qu'elles peuvent prendre
par les contextes dans lesquelles elles peuvent surgir. En voici quelques
unes :
...l'être
fait pour l'oubli...(p. 46)
Connaître
et ne pas comprendre (p. 41)
Toute
œuvre littéraire est à chaque instant exposée à l'initiative du lecteur. (p. 58)
... il y
avait une Tristesse en forme d'Homme qui ne se trouvait pas sa cause dans le
ciel clair. (p. 39)
Je
me voyais me voir. (p. 10)
Un
beau vers redevient – comme l'effet de son effet – cause harmonique de
soi-même... (p. 11)
Qu'est-ce
qu'une interrogation? C'est faire dépendre la proposition [...] d'une opération ultérieure. (p. 11-12)
Valéry
met ici en évidence qu'une pensée qui se cherche boucle sur elle-même et
produit littéralement un effet Larsen qui l'annule.
Le
poète est un infirme lucide qui se sert des mots comme d'une béquille pour
exprimer l'indicible. Comment se dire? Comment s'exprimer? Comment accéder à
l'existence alors que tous nos moyens d'expression sont formatés et toujours là
à nous trahir? Je m'entends critiquer les gens d'un autre lieu, ou d'une autre
époque alors que je ne dispose que de bribes éparses pour juger et que mon
jugement boucle sur lui-même, coincé dans une forme appelée grammaire,
télévision ou religion. Que puis-je véritablement connaître d'eux? C'est donc à
ma condition radicale d'isolement que je m'en prends lorsque je crois critiquer
une cible hors de portée de ma compréhension.