061006

Marchandisation de l'être

par François Brooks

En arrivant au travail, je vois deux collègues. Marc bavarde sur son téléphone cellulaire pendant que Luc, reconnu pour sa volubilité est pourtant assis silencieusement à côté de lui :

 

Luc – Bonjour.

Moi – Bonjour, ça va?

Luc – Ça va. Et toi?

Moi – Ça va. Pourquoi est-ce que tu te laisses insulter comme ça?

Luc – Comment ça?

Moi – Ben oui! De toute évidence, Marc détestes tellement ta compagnie qu'il préfère payer pour bavarder avec quelqu'un d'autre que de te parler gratuitement.

– (sourires mutuels)

 

* * *

 

Dans une société où tous les besoins fondamentaux sont comblés à coût raisonnable, si la valeur suprême consiste à faire de l'argent, l'objectif ultime sera-t-il de monnayer le moindre de nos besoins à aller jusqu'à transformer en marchandise même les choses les moins évidentes?

 

Mais quels sont donc nos besoins? En les classant par ordre prioritaire, voyons où nous en sommes. Il y a d'abord les six besoins fondamentaux qui sont si nécessaires qu'ils mettraient notre survie en péril pour peu qu'ils soient négligés pendant une période plus ou moins prolongée :

 

Respirer, se nourrir, se vêtir, se loger, se soigner et se protéger. Nous éprouvons d'autres besoins qui ne sont pas vitaux mais n'en sont pas moins nécessaires : Se reproduire, travailler, communiquer, penser, se divertir, s'éclairer etc.

 

Depuis les 60 dernières années, il semble qu'une course effrénée vers la marchandisation se soit engagée. Pas un seul domaine de notre existence n'est resté exempt d'une forme de « taxage ». À commencer par tout ce que les conjoints se donnaient gratuitement au nom d'un idéal commun appelé « famille ». La conjointe qui accomplissait l'ordinaire familial sans autre but que sa réalisation personnelle au travers de sa progéniture s'est transformée en travailleuse de telle sorte, par exemple, que le marché de la restauration a littéralement explosé. Nourriture, entretien des vêtements, service de propreté, soins aux enfants, éducation etc. sont tous devenus des secteurs économiques florissants. De même pour l'entretien général de la maison et l'apprentissage des garçons, services traditionnellement assumés par le mari. On habite maintenant un condo entretenu par un palier administratif qui est venu se glisser entre la famille et la municipalité. Et la garderie, l'éducation et l'apprentissage sont désormais des services pris en charge par l'État. Un couple qui travaille, c'est le temps familial transformé en valeur monnayée. Bref, il semble que la dissolution des familles puisse se comprendre par des motifs tout autres que l'émancipation des femmes : elle a engendré le développement lucratif d'un secteur de l'économie auquel autrefois les épouses suppléaient gratuitement dans l'intention d'un noble dessein. On a monnayé la noblesse. Désormais, tous les secteurs de l'activité familiale ont éclaté en autant d'activités économiques.

 

Dernièrement, c'est jusque dans nos plus divers moyens de communiquer que la marchandisation s'est taillée une place redoutable. À commencer par la société du spectacle qui, comme Guy Debord l'a si brillamment démontré, fait de chacun de nous des consommateurs de mises en scènes. TV, radio, journaux, Internet, téléphone, quel que soit le média, il s'est transformé en moyen de communication où, lorsqu'il est utilisé, d'une manière ou d'une autre, quelqu'un touche un dividende sur votre attention. Il faut reconnaître qu'il y a du génie à avoir réussi la transformation des conversations humaines en paquets de minutes que l'on achète pour pouvoir se parler! Après l'utopie de l'ubiquité corporelle à laquelle l'automobile avait répondu admirablement, c'est maintenant l'ubiquité de nos esprits qui circulent par téléphone cellulaire.

 

Chacun accepte ce nouvel ordre des choses puisque, bien sûr, chacun aime être payé. Comment critiquer un système duquel on pense profiter? Mais n'existe-t-il aucun autre ordre supérieur qui puisse s'affirmer autrement que par la sanctification monétaire? Gurdjieff justifiait les tarifs élevés de ses séminaires en arguant que s'ils étaient gratuits l'élève n'en profiterait pas. La valeur consacrée est le prix que l'on doit payer ; peu importe si la chose que l'on convoite n'a aucune valeur monnayable, si on arrive à en réguler la distribution, on peut lui donner une vocation économique. Ainsi en est-il devenu de la simple parole entre les humains.

 

À l'aurore de l'industrialisation au XIXe siècle, en créant le salaire horaire, nous avons mis en branle un processus de monétarisation de l'être qui allait transformer la moindre de nos activités en commerce. L'aliénation que Marx avait si bien débusquée ne s'est pas arrêtée au salaire horaire de l'humain dépossédé de son travail, elle a maintenant progressé pour envahir la moindre de nos activités quotidiennes. À quand le « taxage » sur notre liberté de penser? Quand devrons-nous payer des droits d'auteur sur l'utilisation de nos moyens d'expressions symboliques? Quand Larousse nous demandera-t-il de lui payer des royautés pour utiliser les mots de son dictionnaire? Les droits d'utiliser une langue ne seront-ils pas aussi un jour « marchandisés »? J'entends déjà une voix au téléphone qui, en plus de nous offrir d'« économiser » avec un tarif inégalable à la minute, nous offrira une réduction substantielle sur les droits d'utiliser la langue de Confucius plutôt que celle de Shakespeare. D'ailleurs, c'est déjà ce qui se passe en Chine pour les livres. Saviez-vous qu'à Taïwan, l'édition chinoise d'un manuel Microsoft se vend moitié moins cher que l'édition anglaise?