par
En arrivant au travail, je
vois deux collègues. Marc bavarde sur son téléphone cellulaire pendant que Luc,
reconnu pour sa volubilité est pourtant assis silencieusement à côté de
lui :
Luc – Bonjour.
Moi – Bonjour, ça va?
Luc – Ça va. Et toi?
Moi – Ça va. Pourquoi est-ce que tu
te laisses insulter comme ça?
Luc – Comment ça?
Moi – Ben oui! De toute évidence,
Marc détestes tellement ta compagnie qu'il préfère payer pour bavarder avec
quelqu'un d'autre que de te parler gratuitement.
– (sourires mutuels)
* * *
Dans
une société où tous les besoins fondamentaux sont comblés à coût raisonnable,
si la valeur suprême consiste à faire de l'argent, l'objectif ultime sera-t-il
de monnayer le moindre de nos besoins à aller jusqu'à transformer en
marchandise même les choses les moins évidentes?
Mais
quels sont donc nos besoins? En les classant par ordre prioritaire, voyons où
nous en sommes. Il y a d'abord les six besoins fondamentaux qui sont si
nécessaires qu'ils mettraient notre survie en péril pour peu qu'ils soient
négligés pendant une période plus ou moins prolongée :
Respirer, se nourrir, se vêtir, se loger, se soigner et se
protéger. Nous éprouvons d'autres besoins qui ne sont pas vitaux mais n'en
sont pas moins nécessaires : Se reproduire, travailler, communiquer,
penser, se divertir, s'éclairer etc.
Depuis
les 60 dernières années, il semble qu'une course effrénée vers la
marchandisation se soit engagée. Pas un seul domaine de notre existence n'est
resté exempt d'une forme de « taxage ». À commencer par tout ce que
les conjoints se donnaient gratuitement au nom d'un idéal commun appelé
« famille ». La conjointe qui accomplissait l'ordinaire familial sans
autre but que sa réalisation personnelle au travers de sa progéniture s'est
transformée en travailleuse de telle sorte, par exemple, que le marché de la
restauration a littéralement explosé. Nourriture, entretien des vêtements,
service de propreté, soins aux enfants, éducation etc. sont tous devenus des
secteurs économiques florissants. De même pour l'entretien général de la maison
et l'apprentissage des garçons, services traditionnellement assumés par le
mari. On habite maintenant un condo entretenu par un palier administratif qui
est venu se glisser entre la famille et la municipalité. Et la garderie,
l'éducation et l'apprentissage sont désormais des services pris en charge par
l'État. Un couple qui travaille, c'est le temps familial transformé en valeur
monnayée. Bref, il semble que la dissolution des familles puisse se comprendre
par des motifs tout autres que l'émancipation des femmes : elle a engendré
le développement lucratif d'un secteur de l'économie auquel autrefois les
épouses suppléaient gratuitement dans l'intention d'un noble dessein. On a
monnayé la noblesse. Désormais, tous les secteurs de l'activité familiale ont
éclaté en autant d'activités économiques.
Dernièrement,
c'est jusque dans nos plus divers moyens de communiquer que la marchandisation
s'est taillée une place redoutable. À commencer par la société
du spectacle qui, comme Guy Debord l'a si
brillamment démontré, fait de chacun de nous des consommateurs de mises en scènes. TV, radio, journaux, Internet,
téléphone, quel que soit le média, il s'est transformé en moyen de
communication où, lorsqu'il est utilisé, d'une manière ou d'une autre,
quelqu'un touche un dividende sur votre attention. Il faut reconnaître qu'il y
a du génie à avoir réussi la transformation des conversations humaines en
paquets de minutes que l'on achète pour pouvoir se parler! Après l'utopie de
l'ubiquité corporelle à laquelle l'automobile avait répondu admirablement,
c'est maintenant l'ubiquité de nos esprits qui circulent par téléphone
cellulaire.
Chacun
accepte ce nouvel ordre des choses puisque, bien sûr, chacun aime être payé.
Comment critiquer un système duquel on pense profiter? Mais n'existe-t-il aucun
autre ordre supérieur qui puisse s'affirmer autrement que par la sanctification
monétaire? Gurdjieff justifiait les tarifs élevés de ses séminaires en arguant
que s'ils étaient gratuits l'élève n'en profiterait pas. La valeur consacrée
est le prix que l'on doit payer ; peu importe si la chose que l'on
convoite n'a aucune valeur monnayable, si on arrive à en réguler la
distribution, on peut lui donner une vocation économique. Ainsi en est-il
devenu de la simple parole entre les humains.
À
l'aurore de l'industrialisation au XIXe siècle, en créant le salaire
horaire, nous avons mis en branle un processus de monétarisation de l'être qui
allait transformer la moindre de nos activités en commerce. L'aliénation que Marx avait si bien
débusquée ne s'est pas arrêtée au salaire horaire de l'humain dépossédé de son
travail, elle a maintenant progressé pour envahir la moindre de nos activités
quotidiennes. À quand le « taxage » sur notre liberté de penser?
Quand devrons-nous payer des droits d'auteur sur l'utilisation de nos moyens
d'expressions symboliques? Quand Larousse nous demandera-t-il de lui payer des
royautés pour utiliser les mots de son dictionnaire? Les droits d'utiliser une
langue ne seront-ils pas aussi un jour « marchandisés »? J'entends
déjà une voix au téléphone qui, en plus de nous offrir
d'« économiser » avec un tarif inégalable à la minute, nous offrira
une réduction substantielle sur les droits d'utiliser la langue de Confucius
plutôt que celle de Shakespeare. D'ailleurs, c'est déjà ce qui se passe en
Chine pour les livres. Saviez-vous qu'à Taïwan, l'édition chinoise d'un manuel
Microsoft se vend moitié moins cher que l'édition anglaise?