060504
Conscience et illusion
par François Brooks
Encore
un titre de Science & Vie qui m'a fait rigoler. Lu rapidement, ça
fait « Science de la conscience ».
Qu'arrivera-t-il le jour où je pourrai regarder – au moyen d'un appareil
médical sophistiqué – la cellule qui se regarde
regarder la cellule qui
regarde...? Un microphone placé devant un haut-parleur produit un effet bien
connu en audio : l'oscillation boucle et produit un sifflement
insupportable. Comment doit-on appeler
cet effet Larsen pour la pensée? Serait-ce la mystérieuse folie qui nous fait si
peur? Comment bloquer cette boucle monstrueuse autrement que par le rire...?
Bon,
à part cette rigolade provoquée par le titre accrocheur, ce numéro comprend une
suite de trois articles dont deux font état de travaux
scientifiques actuels et un autre qui propose une réflexion philosophique fondamentale.
Le premier fait état de L'expérience qui
a
permis de voir notre conscience.
Grosse promesse! Mais en réalité, tout ce qu'on peut voir c'est une carte
topographique de l'activité de notre cerveau. Selon que l'on voit telle ou
telle chose, certaines zones seront ou non excitées. On aurait bien sûr préféré
une machine à voir nos pensées mais on est loin des prétentions des titres
accrocheurs. En fait, on n'arrive pas à trouver le décodeur qui permettrait
d'interpréter empiriquement cette masse de neurones électriques gorgés de sang
pour en représenter les images que l'on voit dans notre tête. Mais ce que nous
vivons et que nous avons appris à concevoir sous forme d'images picturales
est-il bien la réalité? Dans cette exploration de la
conscience, on part de l'hypothèse de Freud qui oppose
la conscience à l'inconscient et on cherche à inventer un appareil qui
restituera le modèle de ce psychiatre neurologue.
Ceci donne un modèle de la
conscience illustré dans le 2e article qui est représenté par
un faisceau lumineux classique ou par un schéma de type électrique « input-output ». Ce modèle oppose la conscience à
l'inconscient. La conscience est au cœur de notre cerveau ; on lui donne
la place d'honneur.
Mais, à la conscience, ne
pourrait-on pas aussi bien opposer l'illusion? Quand on sait que le monde, tel
qu'on le perçoit, est une construction d'illusions plus ou moins fonctionnelles,
l'hypothèse de l'inconscient n'en est qu'une parmi d'autres. Je pense que nous
devrions tenir compte de ce facteur incontournable : la réalité de l'illusion
qui constitue le monde propre à chacun. D'abord, lorsque nous pensons à quelque
chose, l'image mentale qui nous habite est loin d'être uniquement picturale.
Elle est constituée aussi de composantes auditives, tactiles, etc., bref
d'informations factuelles immédiates de chacun de nos huit
sens. Il faut aussi prendre en compte l'effet historique joué par notre
mémoire, et c'est là qu'une autre forme d'illusion s'ajoute à notre réalité.
C'est dans l'illusion construite au cours de la vie de chacun que la réalité de
l'image mentale prend forme dans la conscience. L'affectivité, c'est la mémoire nous
dit en substance Laborit dans Mon oncle
d'Amérique. J'ajoute que c'est cette mémoire qui actualise l'illusion
de la conscience.
Un
nouveau né qui n'a jamais vu un boulon mettra des années pour en concevoir l'utilité.
Mais l'objet n'en sera pas moins présent à sa conscience pour autant. Cette conception
est ce que j'appelle l'illusion fonctionnelle puisque
l'objet en soi ne devient fonctionnel que dans la mesure où on lui donne une
place dans notre univers conceptuel. Aussi, le boulon peut-il se transformer en
une foule d'autres fonctionnalités ; on peut en faire mille utilisations
différentes, selon le rôle qu'on veut lui faire jouer dans notre univers
personnel. L'instance que l'on choisit est une illusion, puisqu'elle
dépend de l'état de conscience où on se trouve au moment ou cet objet rentre en
contact avec nos sens et dépend aussi du type de personne qui en a conscience.
Bref,
la conscience revêt une telle variété d'aspects, qu'il est bien illusoire de
vouloir la saisir (la photographier) sans tenir compte du fait que celui qui
l'aura saisie ne sera que victime de l'illusion qu'il s'en est créée.
Bien
sûr, mais, me direz-vous, comment se cristallise dans la matière de notre
cerveau cette illusion fonctionnelle? Autrement dit, comment établir un
rapport empirique entre la réalité dont nous avons conscience et l'état de nos
neurones? N'y aurait-il pas un moyen technique de « visualiser »
directement les images qui nous passent par l'esprit? Penser notre activité
cérébrale comme un écran de cinéma constitue une déformation culturelle. Nous
en sommes captifs parce que notre culture actuelle privilégie ce mode de
communication. On en vient à croire que c'est sous cette forme que nous devons
faire émerger la réalité de notre conscience et nous la représenter. Le
troisième article, La part du mystère,
me semble particulièrement éloquent à ce sujet :
« Une
conception directement héritée de la philosophie de l'Allemand Edmund
Husserl (1859-1938) et que le Français Henri Bergson (1859-1941)
formula ainsi : "Aucun phénomène matériel, aucune modification
cérébrale ne sauraient être coextensifs à l'immensité infinie d'un état d'âme ;
il n'y a pas dans
l'anatomie du système nerveux de quoi rendre compte de la profondeur et de la
richesse inépuisable du plus humble fait spirituel. " Pour ces "phénoménologistes", ce
serait une question de nature de la conscience, pas de sophistication des méthodologies
et des outils d'investigation. Une conception toujours d'actualité et qui
risque de mettre encore longtemps la science au défi. »
Un état d'âme est un phénomène d'une complexité qui n'a rien
à voir avec les réductionnismes auxquels la science nous a habitués. Il faut
tenir compte d'une infinité de facteurs pour constituer la réalité qui est
représentée dans notre conscience par une forme d'illusion qui créé notre
individualité. Mais la science qui se croit détentrice de la réalité a-t-elle
des chances de la voir véritablement si elle se pose comme autre chose qu'une
illusion parmi tant d'autres? Quand la science établit le fait que notre
cerveau nous trompe, a-t-elle encore le loisir de continuer son discours
sans tenir compte de ce fait fondamental à chaque fois qu'elle remonte à
nouveau sur le podium pour nous présenter d'autres découvertes? Peut-elle se
permettre des titres accrocheurs sans perdre de sa crédibilité?