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2005-12-17 |
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Querelle des Universaux |
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SOMMAIRE |
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De la pipe de Magritte au Dieu des théologiens
André Martinet, Éléments de linguistique générale, 1960. « Ceci n'est pas une pipe », affirme Magritte. Pourtant, la peinture ne représente rien d'autre, et en plus, avec un hyperréalisme qui ne prête à aucune confusion. Mais bien sûr : ce n'est que l'image d'une pipe. Le peintre illustre admirablement la question cruciale de la Querelle des Universaux : Quand nous parlons, nos mots ont-ils une existence réelle ? Quelle forme de réalité engendrent-ils ? Magritte oblige à ouvrir les yeux sur une réalité évidente que nous escamotons sans cesse. Son tableau suggère une interrogation toute simple, mais redoutable : Quand je dessine pourquoi y voyez-vous autre chose qu'une peinture ? Avec le style surréaliste, il forçait le mystère qui fait apparaître une vérité imaginaire n'ayant rien à voir avec la réalité actuelle. [1b]
Mais la toile du peintre est-elle bien la réalité ?
Le tissu sur lequel il dessine pourrait aussi être un vêtement en puissance pour le tailleur,
une toile de tente pour le campeur, ou n'importe quoi d'autre pour qui n'est pas peintre.
Le dyslexique, dit-on, éprouve un problème d'apprentissage de la langue écrite. Quand il lit, il lui est difficile de voir autre chose que la calligraphie immédiate sous ses yeux. Il doit faire, pour chaque mot, un exercice volontaire complexe pour assembler les syllabes et basculer dans l'idée que le symbole écrit représente. Dépasser la réalité manuscrite et accéder à la signification abstraite lui demande une attention considérable. Aussi, lit-il lentement. En termes lacaniens, on pourrait dire qu'il s'enfarge continuellement entre le signifiant et le signifié (le symbole et la chose réelle). Si le dyslexique ne perd jamais le contact avec la réalité calligraphique, la majorité y prête si peu attention que nous voyons les Universaux comme une réalité évidente.
La Querelle des Universaux renaît à chaque époque sous une appellation nouvelle.
Au XXe siècle,
Mais qu'est-ce que la réalité ? Si l'humain est un être symbolique, Platon n'avait-il pas raison de dire que seule l'Idée est réelle ? Et si le Verbe n'est pas réel, Dieu, qui ne se présente à nous que sous des « représentations scripturales bibliques », l'est-il ? Voilà bien la dangereuse question que Guillaume de Champeaux aurait voulu régler une bonne fois pour toutes. |
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Quand nous parlons, nous n'utilisons que des mots : rien d'autre que des Universaux, c'est-à-dire des signes généraux
pour exprimer notre pensée.
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« À vrai dire, c'est Platon qui inventa les Universaux, dans le mythe de la caverne où il les met en scène déguisés en Idées. Mais revenons à ceux d'Avicenne. De quoi s'agit-il ? Pour le comprendre, aidons-nous d'un exemple : je suis un être vivant, précisément un animal, mais je suis aussi un bipède au teint clair, aux yeux bleus, né en Italie, à Naples, et au fur et à mesure que je rapproche l'objectif, j'en viens à dire combien je suis grand et gros et vieux et insupportable. Pratiquement, je suis parti de caractéristiques universelles, pour arriver à des caractéristiques individuelles. Reste à définir jusqu'à quel niveau une définition peut mériter le titre d'« universelle », et à partir de quand elle n'est qu'« individuelle ». Et, enfin, pourquoi se donner tout ce mal ? Pour remonter à l'Un (avec un U majuscule) qui a imaginé les Universaux, avant de les semer en nous. Allah [2], dit Avicenne, avant de créer le cheval, devait déjà avoir en tête l'idée du cheval. D'où l'existence de la « chevalinité », à savoir quelque chose de commun à tous les chevaux qui se trouve également dans notre cerveau et qui, chaque fois que nous voyons un cheval, nous fait nous exclamer : « Ça, ça doit être un cheval ! » Mathématiquement parlant, la « chevalinité » serait le plus petit commun dénominateur de tous les chevaux. Mais cela ne suffit pas : à y bien réfléchir, il n'y a pas deux « individus » qui soient parfaitement pareils. Même les jumeaux ne le sont pas. [...] Malgré cela, ils ont pourtant des caractéristiques en commun. » [3] |
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« Abélard distingue vox (son naturel) de sermo (signification des mots) auquel il reconnaît une universalité. Abélard se demande également si les Universaux sont liés à une des dénominations fondamentales de la chose, ou, si en conséquence de leur signification, ils pourraient encore exister même si les objets qu'ils désignent n'existaient plus, comme par exemple le nom de « rose » si la rose n'existe plus. Abélard distingue pour cela, la fonction dénominative de la fonction significative d'une expression. Le nom de la rose ne peut plus être prononcé lorsqu'il n'y a plus de roses, néanmoins la phrase « il n'y a plus de roses » a une signification. Dans son écrit Sic et Non (Oui et Non), Abélard rassemble une somme de phrases contradictoires tirées de la Bible et des Pères de l'Église. Il montre ainsi que les textes des autorités nécessitent une exégèse et ne doivent pas être adoptés sans critiques. Il fournit par là un apport considérable au développement de la méthode scolastique, pour exposer différents avis et leurs raisons, les évaluer, et trouver une solution dans la mesure du possible. » [4] |
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Toutes les polémiques philosophiques s'enracinent dans la Querelle des Universaux. Elle est le prototype de toute discussion, toute divergence. Parce que parler, c'est réduire le monde — essentiellement irréductible, singulier — à des catégories générales qui ne tiennent jamais compte de toutes les particularités individuelles.
À première vue, cette divergence semble une banale affaire de point de vue, mais la querelle des Universaux n'est pas une mince affaire. Elle confrontait des théologiens du Moyen-Âge qui argumentaient sur les versets bibliques. Il ne s'agissait pas de tergiverser comme on le fait aujourd'hui sur l'existence de Dieu ou la vérité des révélations, mais sur les fondements du langage. Quand l'Évangile affirme que « le Verbe s'est fait chair » pour dire que Dieu s'est incarné, on pense que Jésus est le Dieu venu sur terre. Ce faisant, on escamote l'essentiel : c'est que Dieu et la parole — le Verbe — c'est la même chose. Autrement dit, le langage est Dieu. Toute expression verbale revêt une forme de la puissance divine ; elle est magique. Lorsque je demande « apporte-moi le marteau », il se produit une magie conceptuelle qui vous hypnotise et vous pousse à m'apporter exactement ce que je désire. Ma seule parole a provoqué une transformation sur la matière. C'est fantastique ! Je possède, par le verbe (ma parole), une parcelle de la magie créatrice divine. N'oublions pas que l'existence de Dieu ne se manifeste que dans les Écritures et par la parole de ses messagers. La magie créatrice divine n'est rien d'autre. Mais la magie n'opère pas toujours selon ma volonté. C'est bien connu, le langage est source de malentendus ; tout discours engendre débats et querelles interminables. Pourquoi ? Parce que le langage n'est que représentation ; c'est-à-dire des abstractions universelles à partir des sons de voix qui ne sont que du vent qui s'est pris dans mes cordes vocales. Lorsque nous nous laissons aller à se faire hypnotiser par ceux-ci, nous perdons notre liberté proverbiale ; le charme des signifiants impose des interprétations auxquelles l'esprit ne peut échapper. Ainsi, les théologiens disputaient sur les interprétations bibliques en postulant un Dieu antérieur. Qui donc peut connaître les intentions d'un Dieu qui le précède ? Des querelles interminables s'engageaient, allant même jusqu'à affirmer une réalité au mot « cheval » ; une réalité conceptuelle précédant l'existence de celui-ci. Et Dieu dit : « Que le cheval soit ! » Et le cheval fut ainsi créé par la parole.
Au XXe siècle,
Pourtant, de nos jours, la pensée des Anciens n'est pas encore révolue. Pensons seulement à l'ordinateur. Sartre affirmerait qu'il ne saurait exister de calculs sans que l'ordinateur qui les produit ne précède. Mais nous savons tous qu'il a fallu d'abord le concevoir avant qu'il n'existât. Ainsi, comme le dilemme de l'antériorité de l'oeuf ou de la poule, la Querelle des Universaux, n'est toujours pas close. La conception de l'Homme en tant qu'être symbolique le précède-t-elle sous quelque forme que ce soit ? Existe-t-il un Dieu antérieur à l'Homme ? Gödel dirait à raison que la question est indécidable et que Sartre n'a rien prouvé sinon qu'il a adopté une position d'autorité. |
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Depuis que l'Homme s'est mis à réfléchir sur lui-même, il a toujours été obsédé par ses origines.
Encore aujourd'hui, même après avoir découvert des causes de plus en plus lointaines, on investit
toujours des sommes colossales pour explorer l'espace, rechercher les origines des planètes, des galaxies et de l'Univers.
D'où venons-nous ?
Nous sommes jetés dans le monde, disent
Avant moi, il n'y avait rien. Avant ma naissance, je n'étais rien ; l'Univers entier était néant.
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[1a]
[1b]
[1c]
Distinguer réel,
réalité
et vérité : [2] En théologie monothéiste, la divinité se désigne indifféremment sous les noms de l'Un (pour Plotin), Hachem (le Nom) (pour Moïse), Dieu (pour les chrétiens) ou Allah (chez les musulmans). Quel que soit le nom, on désigne essentiellement la même chose : un être suprême unique focalisant tous les attributs de l'Univers. C'est pour ainsi dire, l'infinité personnalisée ou dénommée. [3] Luciano De Crescenzo, Les grands philosophes du Moyen-Âge, Éd. De Fallois © 2003, p. 65-66. [4] Peter Kunzmann, Franz-Peter Burkard et Franz Wiedmann, Atlas de la philosophie, Librairie Générale Française (Livre de Poche, La Pochothèque), © 1993, p. 75.
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