2004-11-09 |
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Rien d'autre [1] |
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Cher Joaquim, Merci pour la belle participation épistolaire au 54e Philo sans fumée. Je ressens, en vous lisant, une rare communion. Paradoxalement, c'est dans l'aveu mutuel de notre incapacité de communiquer véritablement que je sens l'authenticité de la rencontre. Ce doute nous amène à voir les insurmontables illusions qui nous composent — doute transformé en simple présence réciproque — parce que l'on n'a rien d'autre pour communiquer que d'être présent l'un à l'autre. Rien d'autre que notre culture boiteuse, nos balbutiements incertains, notre genèse personnelle, nos environnements limités. Rien d'autre ! La société de consommation agit comme un prix de consolation à nos vies médiocres et isolées. Elle permet de tout acheter, tout avoir. Comme si l'audiophile pouvait avoir accès à une meilleure musique que celle que ses modestes oreilles peuvent entendre, à une meilleure vision que ce que nos modestes yeux peuvent voir, à un meilleur lieu où habiter que nos corps qui se dégradent jour après jour et d'où nous ne sortirons pas vivants ; le désir consumériste porte à tout sublimer. Rien d'autre. Le thème « On n'a rien d'autre ! » revient souvent dans mes réflexions ces temps-ci. Il m'incite à la compassion pour mes pairs. Je nous vois, êtres humains, tellement démunis dans nos prétentions à la liberté. On n'a pourtant rien d'autre que notre seule vie, d'où l'importance de se convaincre de l'apprécier. C'est ce que vous faites si aimablement en reconnaissant en moi des qualités qui sont, bien sûr, d'abord en vous avant de me les projeter. Et vous avez raison. Non parce que je reconnais les avoir véritablement ; ces qualités apparaissent en moi de façon si furtive ; je sais combien elles sont ténues. Je dis « vous avez raison » parce que l'on n'a rien d'autre que cette vie ; alors on choisit de projeter le meilleur de soi en espérant le susciter, comme un pari où l'on implore l'autre de jouer gagnant. Les gens qui m'émeuvent le plus sont ceux qui, jour après jour, vivent une vie que j'estime médiocre, et qui pourtant la trouvent appréciable. Généreusement, ils la font valoir, et ils ont raison parce qu'ils n'ont rien d'autre alors aussi bien se convaincre du meilleur. Cette réflexion m'est survenue en visionnant le film Gladiateur. À l'époque où le philosophe Marc Aurèle était César, le général Maximus — brillant combattant pour l'établissement de l'Empire romain —, tombe en disgrâce sous l'empereur Commode. Il régresse pour ne plus être qu'un simple gladiateur voué à mourir dans l'arène. Mais il fait le choix de l'honneur et du courage. Il était perdu, mais il lui restait encore le choix de ce qu'il laisserait dans la mémoire de la postérité. Je ne me sens pas courageux, mais je reconnais pourtant le courage dans chaque être qui choisit délibérément d'embellir la vie qui file entre ses doigts, et sur laquelle nous avons si peu de pouvoir. Merci d'avoir prêté attention à cette réflexion. Votre appréciation ne tombe pas dans un miroir aveugle. Vous comptez pour moi. Bon voyage et dites bonjour au printemps du pays d'Eva Duarte, alors qu'ici le froid s'installe cruellement. Les feuilles soufflées par le vent sont tombées des arbres en fin de semaine, et tout sera encore gris pendant quelque temps jusqu'à ce que la lumière revienne avec la neige. Mes plus chaleureuses salutations à vous, Joaquim.
François Brooks |
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[1] En réponse à la lettre de M. Joaquim en participation au 54e Philo sans fumée.
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