Passages choisis 050506
par Bertrand Vergely
Éditions Albin Michel © 2004
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p. 7
La première leçon d'un cours de philosophie consiste à rappeler que les philosophes ne sont pas là pour croire, ni pour faire croire, mais pour penser, et faire penser. Ce qui se comprend. Croire, n'est-ce pas adhérer par principe ? Et se lier ainsi, n'est-ce pas renoncer à penser, à juger, à critiquer ? Celui qui croit cesse d'examiner. Il adhère. Il ne remet pas en cause. Le philosophe se refuse à croire ainsi. Il lui faut examiner. Car, à ses yeux, il est trop facile de croire. Qui n'a pas rêvé de pouvoir s'abandonner les yeux fermés à un idéal que l'on n'aurait plus à devoir penser, en suivant un maître en qui l'on pourrait avoir toute confiance? Devoir faire preuve de vigilance a quelque chose d'usant. Il arrive que l'on ait envie de ne plus lutter, afin de goûter les fruits de l'insouciance. On est alors plus fou que sage, en laissant choir la pensée qui fait l'honneur de l'humanité.
L'enfant croit toujours ce qu'on lui dit, et il est bien qu'il en soit ainsi. En doutant du monde qu'il voit comme des adultes qui l'entourent, il ne survivrait pas un instant. Il connaîtrait le sort tragique de ces petits autistes condamnés à se replier sur eux-mêmes du fait d'une relation blessée au monde et aux adultes.
Il faut que l'enfant croie. Le monde adulte le sait. Et c'est la raison pour laquelle il ne lui vient pas à l'esprit de se moquer des petits qui, chaque année, attendent le retour du Père Noël. Il s'agit là d'un geste vital. C'est en croyant que la vie peut le combler, que tout enfant apprend à l'aimer. Bergson a bien parlé de la fonction fabulatrice. Il a compris que la vie humaine a besoin d'être fabuleuse pour être humaine. Toutefois, on ne peut vivre toute sa vie comme un enfant.
Il faut savoir, un jour, dire adieu à l'enfant que l'on a été afin de rencontrer l'adulte que l'on n'est pas encore. Si on ne le fait pas, on stagne, on régresse, puis on chute en faisant chuter le monde autour de soi. L'adulte qui n'a pas grandi joue à répéter son enfance. Au lieu d'être, il joue à mimer ce qu'il est. Ce geste n'est pas neutre. La psychanalyse, on le sait, appelle pulsion de mort tout ce qui se répète d'une façon compulsive. Le refus de quitter son enfance, ainsi que le vert paradis des croyances enfantines, relève d'une telle pulsion de mort. À vouloir trop croire, on finit par tomber dans l'excès. Secrètement, on n'y croit pas. On a peur d'y croire vraiment. On ne fait pas confiance aux possibilités qu'a l'adulte de croire autrement qu'un enfant. Combien de croyances sont de vrais actes de foi et non des doutes travestis?
Il existe un théâtre de la croyance. Un théâtre souvent nihiliste, le fait de croire masquant une forme de peur préférant la mort de la lucidité au risque de la pensée. D'où la sagesse d'une certaine incrédulité face à certaines formes de croyance, trop convaincues pour être vraiment convaincantes.
Cioran n'a cessé de se demander tout au long de son œuvre, si l'histoire n'aurait pas été moins sanglante avec un peu plus de doute et un peu moins de croyance. Comment lui donner tort ? N'est-ce pas le doute qui réveille et la croyance qui endort? N'est-ce pas contre un tel sommeil que tous les sages ont lutté, en faisant douter afin de secouer les cités endormies? La philosophie du Bouddha en Orient rappelle que tout est illusion. N'est-ce pas effectivement le cas? Ne passe-t-on pas sans cesse à côté de la réalité, parce qu'on croit l'avoir découverte? Et la sagesse de l'Occident n'enseigne-t-elle pas une chose semblable, quand elle souligne que nous nous trompons fort quand nous croyons savoir qui nous sommes? Socrate, pour se faire penser et s'éveiller en éveillant les autres, disait ne rien savoir. Alain, pour réveiller lui aussi, n'hésitera pas à dire que penser, c'est dire non!
On aimerait que la pratique humaine s'en inspire. Elle en est souvent loin. On peut diriger la cité en cherchant à l'éveiller, et donc à l'éduquer. Ce fut le projet de Platon. Un projet hautement philosophique, profondément respectueux de l'homme et des hommes. On peut également vouloir diriger la cité en flattant l'aspiration des hommes au sommeil et au renoncement à soi. Démagogue et sophiste, on caresse la cité dans le sens du poil.
L'histoire n'est-elle pas le triomphe des sophistes et la défaite des philosophes? Pourquoi les foules vont-elles en chantant vers leur malheur? N'est-ce pas par envie d'y croire? N'est-ce point que ceux à qui elles se donnent ont l'art de les faire croire? Les peuples n'ont cessé de croire en des dictateurs, et ils continuent encore à faire confiance à des démagogues qui les abusent, mais les enchantent. Les temps changent, les passions demeurent les mêmes. La tentation de croire pour ne plus vivre n'est-elle pas la plus vieille tentation humaine?
Sur l'échelle de la connaissance, Platon situe la foi au plus bas, tout à côté de l'illusion. Alors que la raison est un dialogue tout intérieur de l'âme avec elle-même, la foi (pistis en grec) lui est apparue comme une passion. Celle de se laisser prendre. Celle de se laisser captiver. Celle de succomber. Peut-on néanmoins réduire la foi à une telle fuite à l'égard de soi?
Platon lui-même a dû convenir du contraire, car pour devenir sage, encore faut-il croire en la sagesse. Comment le faire sans la foi? Celle-ci peut masquer un aveuglement. Mais n'est-elle que cela? Si, demain, plus personne ne croyait plus en quoi que ce soit, le monde serait-il meilleur pour autant?
Ne l'oublions pas, croire a deux sens et non pas un. Si croire signifie adhérer, au sens de s'oublier en se perdant dans l'adoration d'un dieu, d'un homme ou d'une idéologie, croire signifie aussi se trouver, en s'engageant généreusement dans une aventure spirituelle, humaine ou philosophique. En ce sens, la foi ne renvoie pas à un défaut d'être, mais à un surcroît d'être. Je crois? Cela veut dire que je ne me contente plus de penser ceci ou cela d'une façon vague, en dilettante. Dans cette perspective, la foi constitue un progrès. Elle fait passer de la pensée molle à la pensée vivante.
La véritable pensée est rare. Non par manque d'intelligence parmi les hommes, mais plutôt par manque de foi. Tout le monde ou presque a des idées, sous la forme d'images, d'intuitions ou de rêves, rares sont ceux qui osent aller au bout d'une image, d'une intuition ou d'un rêve.
Le conformisme social y est pour beaucoup. Une âme conformiste cherche toujours à s'assurer qu'elle n'est pas seule à avoir une idée. Pour elle, la peur de la solitude passe avant la passion de la vérité. Elle a besoin de se rassurer auprès des autres. Ce n'est pas le cas de la vraie pensée pour qui l'opinion des autres importe peu. Il ne s'agit pas là d'un geste de mépris envers autrui. Au contraire.
La pensée, qui fait vivre le sens, anime la vie tout entière en faisant vivre ses multiples sens. Aussi n'est-il pas exagéré de dire qu'elle est la partie la plus vivante de nous-mêmes. Chacun peut l'expérimenter. Mettons-nous à l'écoute de l'une de nos pensées, en la prenant au sérieux. Vivons-la en l'approfondissant de l'intérieur. De pensée vague qu'elle était, elle dévoile soudain un univers de sens insoupçonné. La véritable richesse de l'existence apparaît tout à coup.
La pensée est en crise. La vie aussi est en crise. La raison en est simple. Si l'on croyait davantage en ce que l'on vit comme en ce que l'on dit, si l'on était davantage relié de l'intérieur à ce que l'on vit comme à ce que l'on dit, la pensée ayant du sens, la vie en aurait aussi. De ce fait, il est erroné de dire, comme certains philosophes, que la foi ne concerne pas la pensée. La foi est, au contraire, ce qui rend la pensée vivante. En la prenant au sérieux, elle la fait apparaître. Pour cette raison, une philosophie de la foi n'est pas une contradiction, mais une nécessité. Ce qui n'est pas une évidence.
L'esprit est à la source de toute vie. On en reste néanmoins perplexe. Le terme d'esprit semble abstrait. Ce qu'il n'est pas. Mettons de l'esprit dans les choses ; elles ne sont plus muettes et inertes, mais vivantes, pleines de sens. C'est encore plus vrai des hommes.
Mettons de l'esprit en ceux-ci, et ils deviennent des hommes accomplis. En apparence, la matière semble précéder l'esprit, tout comme, chez les hommes, le corps semble précéder l'esprit. C'est l'inverse, en réalité, qui est vrai. La matière comme le corps ne se mettant à vivre qu'avec l'esprit, c'est l'esprit qui précède la matière et le corps. Même s'il se révèle tardivement, tout commence avec lui. Tel un diamant dans un écrin, bien que protégé par la matière et le corps, c'est lui qui donne sens à cet écrin.
L'esprit n'est pas abstrait ; pas intellectuel non plus. Il est intelligence et pénétration. Il fait la lumière sur tout ce qui existe. Mais il y a davantage en lui. Il est aussi énergie. C'est elle qui incite à penser et à agir. Ce qui est une autre façon d'être lumineux. Dans une situation qui paraît une impasse, ayons l'idée d'avoir une idée et d'agir, le cours des choses se transforme. Cette idée donne le courage de vivre, avant de donner des idées et des réponses.
Il existe deux lumières au sein de l'esprit. L'une est la lumière de la foi, l'autre la lumière de l'intelligence. Si la seconde est la pleine manifestation de l'esprit, révélant toutes choses et tout être, la première est la source de tout esprit, sous la forme de l'énergie nécessaire à toute intelligence. Ces deux lumières sont inséparables l'une de l'autre. Grâce à leur concours réciproque, l'esprit est véritablement infini. Car la symbolique de la double face signifie que rien n'est unilatéral. Rien n'est refermé sur lui-même. Et l'expérience le prouve abondamment.
Qu'une intelligence cesse d'être soutenue par une foi, celle-ci n'est plus lumineuse, mais triste, capable d'analyser le monde, mais non de le transformer afin de le faire vivre pour aller de l'avant. Qu'une foi, à l'inverse, cesse de se manifester dans une intelligence, celle-ci n'est bientôt plus qu'un élan vidé de substance.
On critique l'intelligence desséchée. Et l'on a raison. On critique la foi aveugle. Et l'on a également raison. Car une authentique culture de l'esprit a besoin des deux. De l'intelligence, afin que la foi devienne lumineuse. Mais aussi de la foi, afin que l'intelligence devienne vivifiante. Il importe donc de lui rendre la place qui lui revient.
On ne l'expliquera jamais assez.
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La sagesse commence avec la prudence. À cet égard, elle est inséparable du doute, faculté du recul et de l'attente. On se précipite tellement! On est tellement impatient! Le doute est une incitation à se retenir, et à attendre. Les paysans, on le sait, sont prudents. Ils savent que le temps change. Ils n'ont donc pas besoin de croire. Belle leçon de patience.
Descartes a enseigné le doute. Alain aussi. Autre belle leçon de sagesse. Le doute est indispensable à la pensée. Il se confond d'ailleurs avec elle. Le vrai penseur ne se prend en effet pas pour tel. C'est ainsi qu'il devient un penseur vivant et que sa pensée demeure ouverte. Toujours prêt à penser, inlassablement. La vraie humanité ne cesse d'être humaine. C'est pour cela qu'il faut douter plutôt que croire.
Quand quelqu'un a du toupet et dépasse les bornes, on dit qu'il ne doute de rien. Il s'y croit, dit-on encore. Ce qu'enseigne la philosophie, l'expérience le confirme. Le doute est nécessaire. Il permet de demeurer lucide et humble. Il purifie de la complaisance envers soi, notre pire ennemi. Toutes les sagesses le rappellent.
La Bible enseigne l'amour de Dieu et non de ses idoles. Qu'il faut aimer la vie et non la mort. Dieu est la vie, rappelle-t-elle. C'est pour cela que son nom est imprononçable. Jamais un tel nom n'est prononcé, car jamais la connaissance de Dieu n'est totale. Ce n'est pas le cas de l'idole. Celle-ci dit tout, montre tout. Car elle veut combler. Elle veut fasciner en donnant à ceux qui la regardent l'impression d'être tout-puissants. D'où la fortune des idoles. D'où leur pouvoir de mort. Avec l'idole, parce que tout est dit et tout est montré, il n'y a plus rien à dire ni à voir. La parole est tuée, la vision également. Si Dieu est l'avenir de la vie, l'idole en est le passé.
Avec elle tout est révolu. C'est pourquoi la complaisance envers soi-même est si dangereuse. Elle est idolâtrie, et à ce titre, mort. Idolâtrons-nous. Il en va de nous comme de Dieu. Tout est dit. Tout est montré. Nous n'avons plus d'avenir. Nous sommes morts.
Selon Platon, le tyran devient le fonds de l'humanité quand celle-ci ne laisse pas parler en elle la voix de la philosophie. Il a compris à quel point est tentante la fusion avec soi. Comment ne pas y voir une juste analyse des conduites de croyance et d'adoration? Les foules ne sont-elles pas tentées d'adorer les tyrans extérieurs qui leur permettront de fusionner avec leur tyran intérieur? Ne cherchent-elles pas à croire en ceux qui les feront croire en elles?
On s'interroge souvent sur l'origine du mal. Tout un passé religieux nous a enseigné que celui-ci provenait d'un manque de croyance. Et si la vérité était ailleurs? Et s'il s'avérait que nous subissons le joug du mal, non parce que nous ne croyons pas, mais parce que nous croyons trop? Le doute, avons-nous dit, est la faculté du recul et de la distance. N'est-il pas, dans ces conditions, un rempart contre toute fusion? N'est-ce pas faute d'un tel rempart, qu'il nous arrive de chuter?
Relisons le récit de la Genèse, traitant de la chute. Et surtout, relisons-le d'une façon symbolique, sous l'angle d'une situation intérieure. Que voyons-nous? N'est-ce pas la tentation de la fusion qui s'y trouve dénoncée? Le serpent, qui promet à Ève qu'elle deviendra semblable à Dieu si elle consomme du fruit de l'arbre de la connaissance, n'incarne-t-il pas la tentation de la fusion? Et Ève qui, à son tour, séduit Adam, n'incarne-t-elle pas la tentation de la fusion au sein de leur couple? D'une façon générale, le couple d'Adam et Ève ne désigne-t-il pas la confusion qui peut s'emparer de qui est tenté de se fondre avec soi-même? Ne risque-t-on pas de laisser l'inaccompli de nous-mêmes (Ève) envahir l'accompli de nous-mêmes (Adam), quand il faudrait que l'accompli se marie à l'inaccompli?
L'absence de distance est fatale aux rapports que nous pouvons avoir avec Dieu, avec les autres, comme avec nous-mêmes. C'est pour cela que le judaïsme enseigne à déchiffrer sans relâche. Ne pas clore le texte, c'est ne pas clore la relation. Il existe, de ce fait, un doute plein de foi. Celui qui ouvre sur l'infini du sens. Il consiste à douter, non afin de faire tomber, mais de relever. On pourrait cesser d'avancer, se coucher pour dormir, abandonner le lien qui nous unit à l'infini. On ne le fait pas. On se force à aller contre soi. On s'oblige à aller chercher de l'ouverture là où l'on pensait en avoir fini une bonne fois pour toutes. Et soudain, pensant ainsi contre soi, on découvre des univers insoupçonnés.
On n'a jamais suffisamment pensé. Car on ne soupçonne pas ce qu'il reste à penser. C'est pour cela que la vraie foi et, par là, la vraie science appartient à ceux qui doutent. Ne croyant pas avoir atteint le fond des choses, ne pensant même jamais pouvoir y parvenir, ils avancent donc toujours. Il faudra un jour s'en rendre compte. Il existe une foi dont on a peu parlé, la foi des sceptiques. Les Anciens appelaient sceptiques, ceux qui cherchent.
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Descartes a pratiqué le doute afin de découvrir la vérité. Cependant, on ne le souligne pas assez, il ne s'est pas contenté de douter. Il a proclamé vrais un certain nombre de jugements. En ce sens, il est allé au-delà de son doute. Il a même carrément douté du doute, désignant sa face négative.
Il y a là beaucoup de sagesse. Car si le doute est, à certains égards, une vertu intellectuelle permettant de penser, il peut aussi constituer une passion empêchant de penser. Quand, en effet, on doute par principe, on n'est plus dans la pensée, mais dans la passion. On veut tout ébranler par désir de pouvoir, voire par fascination pour le néant.
L'histoire en témoigne, le pouvoir du doute est redoutable. Il se répand d'une façon contagieuse. La raison en est double. En chacun de nous, quelqu'un est prêt à douter pour peu qu'on le lui suggère. La confiance en soi est rare. La méfiance, la peur même du monde, la hantise d'être trompé ou trahi, sont, au contraire, fort communes. Il ne faut donc pas grand-chose pour qu'une société se mette à douter. L'agitateur le sait. Aussi en profite-t-il en usant d'un stratagème aussi subtil que pervers.
Tout le monde ayant un peu peur de tout le monde, personne n'aime, comme on dit, « se faire avoir ». Chacun est enclin à se sentir dopé par quelque forte tête habile à déceler le mal là où l'on n'avait rien vu. Quand on a compris ce principe, il n'est plus difficile de s'emparer du monde. Faisons-le douter en lui donnant l'impression que, grâce à ce doute, il va devenir intelligent et ne pas « se faire avoir », il sera possible de le pousser à s'autodétruire, sans qu'il s'en aperçoive.
Ceux qui doutent en permanence de tout se croient souvent très forts. En réalité, ce sont des faibles, victimes d'un invisible agitateur qui se sert d'eux pour faire vaciller le monde. En ce sens, la croyance n'est pas l'unique responsable des malheurs de l'histoire. Il y a aussi le doute. Jamais l'oppression ne s'exerce mieux que sur des foules désabusées.
Le doute sert la passion du pouvoir. Et aussi la passion du néant, l'une n'allant d'ailleurs pas sans l'autre. Quand plus rien n'a de sens, il reste le pouvoir pour donner encore un sens. Et quand le pouvoir devient l'unique sens, semer le néant autour de soi devient le plus sûr moyen d'acquérir du pouvoir. Si le néant est le moyen d'acquérir du pouvoir, le pouvoir est la fin qui permet au néant d'exister.
« Je suis l'esprit qui toujours nie », dit Méphisto de lui-même dans le Faust de Goethe. Belle lucidité du diable à son propos. Faisons en effet jaillir le doute partout, et le monde s'écroule, empoisonnant tous les rapports possibles en son sein. On va pouvoir se jouer de tout, y compris de soi, le doute systématique étant l'incarnation du jeu. Les esprits cyniques le savent bien. Voilà pourquoi ils doutent sans cesse. Cela leur permet de transformer le monde en un jeu, dont ils deviennent les maîtres.
Le doute a fasciné l'âge baroque. Le jeu et le diable également. Les trois vont ensemble. Le doute est lié au jeu, car douter introduit du jeu dans les choses en les dédoublant. Le monde est stable jusqu'à ce que le doute survienne et fasse tout bouger. Sa force est redoutable. Elle fissure l'unité de toutes choses en les dédoublant avant de les démultiplier. Du multiple au diable, il n'y a plus qu'un pas, aisé à franchir. Quand tout est disséminé, tout ne devient-il pas dérisoire? Tout ne devient-il pas possible, à commencer par la dérision généralisée, puisque plus rien n'a de valeur? On peut alors fonder un ordre du monde donnant à ceux qui le vivent, l'impression qu'ils sont des dieux. Il suffit pour cela de douter de tout. Au XVIIe siècle, lorsque s'est scellé le destin du monde moderne, Descartes l'a compris. C'est pour cela qu'il s'est séparé du baroque et de son doute sans limites.
Avec beaucoup d'intuition, l'auteur des Méditations métaphysiques montre que le doute n'est pas neutre. S'il est indispensable pour stimuler la raison, il n'en est pas moins double et, par là même, dangereux. Car il y a deux doutes et non un seul : un doute qui ne doute de rien, un autre qui, au contraire, sait à un moment douter de lui-même. Le premier est un doute ivre. Un doute de joueur, entraînant une science qui joue avec le monde et les hommes. Le second est un doute responsable, respectueux du monde et des hommes. Descartes a souhaité que le doute responsable l'emporte sur le doute ivre. L'histoire ne l'a pas toujours entendu. Le doute ivre l'a maintes fois emporté. Il l'emporte encore maintes fois.
On s'interroge au sujet de la raison. Comment celle-ci, par définition le contraire de la folie, peut-elle parfois y conduire? L'usage du doute en est la cause. Lorsque celui-ci s'enivre de lui-même au point de ne plus rien accepter, le pire est à craindre. Et c'est effectivement le pire qui advient, la science ayant oublié les trois piliers qui la soutiennent.
Le premier est son projet de rendre l'existence réelle. On peut en effet vivre sans vérité, ni profondeur, sans donner aucun sens à son existence.
Sans sagesse en un mot. Mais on vit mal, quand on vit de la sorte, faisait observer Vladimir Jankélévitch. Ou bien, on peut vivre avec vérité, sens et profondeur. L'existence prend alors une heureuse tournure. Elle s'emplit d'esprit. C'est lui qui rend la vie réelle. Pour lui, Descartes s'est voué à la science, la vraie vie consistant à vivre avec science.
On peut dès lors comprendre les autres piliers de la science, qui sont métaphysiques. Tout n'est pas douteux en nous. La pensée, qui nous permet de douter, en est la preuve. Tout n'est pas douteux hors de nous. Que l'on ne puisse inventer Dieu (l'infini ne s'inventant pas) en est une autre preuve. Le réel, autrement dit, n'est pas une fiction. Il existe bien. En nous, sous forme de la conscience, qui nous permet de douter et de penser. Hors de nous, sous la forme de Dieu, source infinie d'existence. Sans ce don, nous ne serions pas là, comme nous le sommes, avec la possibilité de douter. La science ne serait pas là non plus.
[1] Bertrand Vergely, La Foi, ou la nostalgie de l'admirable, Éditions Albin Michel © 2004, pages 7 à 26. L'extrait provient du site de l'éditeur. (Page consultée le 5 mai 2006).
Peut-on encore avoir la foi aujourd'hui? Les progrès de la science et de la raison ne l'ont-ils pas rendue inutile, voire ridicule? Nombreux sont ceux qui disent, une pointe de regret dans la voix : « J'aimerais avoir la foi... » Et même ceux qui prétendent ne croire en rien sont encore dans la croyance — ils croient en l'absurdité de la vie, en un monde privé de sens. Pour ne pas sombrer dans ce nihilisme, il est nécessaire de réévaluer la place de l'acte de foi dans l'expérience humaine, au-delà des croyances de telle ou telle religion. Bertrand Vergely, normalien et philosophe, explore la possibilité et les promesses de cet amour qui dépasse notre finitude et donne un sens profond à notre vie : la foi, vient-il nous dire, est une nostalgie de l'admirable.
Ce livre a reçu en 2003 la mention spéciale du jury du prix Spiritualités d'aujourd'hui.
Bertrand Vergely, agrégé de philosophie et normalien, enseigne à l'Institut d'études politiques de Paris. Il est l'auteur, entre autres, de La Souffrance (Gallimard), de Pour une école du savoir (Lattès) et de La Mort interdite (Milan).