Passages choisis 050421
par Laurent-Michel Vacher
Éditions Liber © 1996
* * *
p. 37
L'Autre [2] venait de publier un livre. Lui avait, comme de coutume, tenté de l'en dissuader durant des mois. Ensemble, ils prenaient place dans l'autobus 56 (ligne que, peu de temps après, les bureaucrates de la STCUM allaient saboter pour des raisons fallacieuses, à la grande indignation de l'Autre).
LUI – À t'entendre et te lire, on croirait que sous prétexte d'être « vraie », la philosophie devrait nécessairement être prosaïque! Veux-tu m'expliquer où tu es allé chercher ça? Pour commencer, qui te dit qu'elle doive être vraie? Tu ne penses pas qu'elle pourrait aussi bien avoir mille autres choses plus intéressantes à faire qu'être vraie?
L'AUTRE – Comme quoi?
— Qu'est-ce que j'en sais, moi? Être inventive, être folle, être belle, être provocante, être critique, être riche, être stimulante, être profonde, être érudite, bref tout ce que tu voudras. Nous faire changer de posture, d'optique, d'horizon. Nous montrer les problèmes, les choses, la vie, sous une perspective inédite et féconde. Contribuer, si c'est possible, à faire de nous des êtres différents – dans le meilleur des cas, comment dire, des êtres un peu moins pourris.
Note qu'il est très loin d'être évident que la « vérité » puisse spécialement contribuer à tout ça. Pourtant, admettons-le un instant pour les besoins de la discussion. Si la philo devait satisfaire à la vérité, mais aussi être toutes ces autres choses et davantage, ne crois-tu pas qu'alors il serait absolument improbable qu'au bout du compte elle soit prosaïque, non?
— Eh bien, c'est-à-dire...
— En outre, tu devrais tout de même savoir mieux que personne que les grandes philosophies, les plus excitantes, en général sont probablement fausses [3]! Fausse la théorie platonicienne d'un « lieu intelligible », fausse la thèse cartésienne du dualisme de l'âme et du corps, faux le scepticisme de Hume quant à la causalité, fausse la doctrine kantienne de la constitution transcendantale, fausse la dialectique hégélienne de la raison dans l'histoire, fausse la prédiction marxienne de l'effondrement inéluctable des sociétés capitalistes. Faux Husserl et Wittgenstein, Habermas et Foucault. Tout faux, chacun sait ça!
Faux, peut-être – mais passionnant, enthousiasmant. Alors que, excuse-moi de te le dire, même si tout ce que racontent tes Dewey, Moore, Farber, Hertel ou Bunge était plus ou moins « vrai », ça n'en serait pas moins plate, figure-toi. Plate, exactement.
Or, tout est la!
— Tu ferais n'importe quoi pour me contrarier, toi, hein?
— Rassure-toi, Le Fou. C'est vrai que nous sommes en désaccord complet sur tout. Mais tu devrais te consoler en songeant à quel point notre entente est profonde sur le reste!
Ils se séparèrent, vaguement fâchés, à l'entrée de la station de métro Jarry.
p. 67
La discussion s'engagea subitement sur les États généraux de l'éducation, alors à leurs débuts et qui semblaient devoir être l'occasion d'une réforme en profondeur.
L'AUTRE — J'ose pas le proclamer publiquement, mais puisque tu veux le savoir, je me demande si on ne devrait pas carrément supprimer les cégeps, renvoyer tout le technico-professionnel (même dit postsecondaire) aux commissions scolaires, ajouter une année complémentaire à la fin du secondaire et une autre, de formation générale ou propédeutique, au début de l'université, et puis répartir les bâtiments et les enseignants actuels entre ces divers niveaux.
LUI — Ce serait une erreur attristante. Les cégeps sont une invention absurde, donc précieuse à l'extrême. Ils ont l'avantage inouï d'exister sans la moindre raison valable, sans aucun modèle (ni imitateur) nulle part au monde, et d'être ainsi un cas tératologique, une monstruosité institutionnelle, sans statut précis ou bien défini – ni secondaire, ni supérieur ; ni professionnel, ni général –, une entité improbable, immature, transitionnelle et médiatrice, c'est-à-dire un reposoir potentiel de liberté, d'anomie, d'inventivité, de désorientation.
C'est le genre de chose qui me tient à cœur.
— Il me semblerait plutôt qu'il s'agit d'une école comme les autres. La division en plusieurs paliers ne fait que créer des illusions. À ce compte-là, pourquoi ne pas séparer en deux types d'institutions les premier et second cycles du secondaire et de l'université? On créerait sûrement pas mal d'emplois dans le bâtiment et dans la gestion administrative!
— Tu vas à l'autre extrême.
Non, il vaut mieux sauvegarder les cégeps en mettant l'accent sur leur devoir d'innovation. Pour y arriver, il faudrait d'abord démanteler la bureaucratie provinciale, celle du ministère de l'Éducation, qui s'imagine désormais que toute occasion est bonne pour réglementer, encadrer, uniformiser les programmes et les examens, alors qu'il s'agit d'un ramassis d'incompétents qui ne font que débiter du jargon.
Notre pire mal québécois, c'est le fonctionnalisme technocratique et la logorrhée qui en découle inévitablement. Je serais curieux de connaître les résultats d'une étude comparative internationale portant sur le taux (relatif à la population) de textes bureaucratiques produits dans différentes nations. Il me semble que nous l'emporterions haut la main, et que nous aurions droit au record Guinness de la paperasse tablettée. C'est ce flot d'insanités qu'on appelle rapports d'enquête, études prospectives, politiques de ci ou de ça, qui me donne la nausée [4].
Tu vas voir, les États généraux n'y échapperont pas. Un autre rapport, encore quelques milliers de pages de bavardage perdues. Alors que ce qui compterait véritablement, ce serait l'imagination, l'enthousiasme, la créativité, l'esprit d'expérimentation, l'autonomie (qu'elle soit locale, départementale ou individuelle).
Mais ces choses-là, tu vois, ça relève du sens pratique, qu'on ne valorise pas assez. Au lieu de penser utile, de penser pratico-pratique, comme on devrait toujours le faire, dans tous les domaines de cette foutue vie, on pense beaux discours, grandes théories verbeuses, histoire d'avoir l'air important et de cacher sa maladresse.
Tu te rappelles, quand nous sommes arrivés ensemble à l'exécutif de notre syndicat, il y a quelques années : on a fait une visite aux bureaux, on a discuté de quelques dossiers pendants, etc. Et puis j'ai décidé que la première tâche à laquelle je devrais me consacrer, c'était de faire un grand ménage des lieux! Pas rédiger des propositions ni des politiques, faire le ménage, moi le philosophe, le ménage au sens propre : poussière ou taches sur les meubles à nettoyer, peinture à rafraîchir, etc. C'était comme une affaire de diagnostic utilitaire : une fois le ménage fait, tout le monde s'est félicité du meilleur climat de travail. De la même façon, il faudrait à mon avis que tous nos administrateurs soient d'abord des gens d'action et de terrain.
Mais pour ça, tu repasseras, que les cégeps soient supprimés ou pas!
— De toute façon, tu crois que les profs sauraient quoi faire de toute cette liberté dont tu veux les abreuver?
— Comme disait mon père, à propos d'une de nos grèves mémorables de l'époque héroïque : « Vous faites un beau groupe! »
C'est vrai qu'en réunion, la plupart du temps, on a l'air d'une bande de demeurés, des vrais arriérés mentaux. Tout ce qui nous préoccupe, ce sont les petits privilèges individuels d'horaire ou de tâche, et ensuite les garde-fous contre la fantaisie, l'improvisation et l'originalité (programmes, règlements, politiques, etc.).
Pourtant, le meilleur prof de latin que j'ai connu ne nous parlait que de Godard et de John Ford, le meilleur prof de lettres : que des romans érotiques mis à l'index, le meilleur prof de maths : que des échecs, et tout à l'avenant. Aucun d'eux ne suivait le programme, ni de près ni de loin, et c'était merveilleux parce qu'ils nous parlaient normalement, avec chaleur, de choses compliquées et intéressantes, qu'ils aimaient visiblement.
La plupart des profs, voilà, sans parler de la peur de soi-même, ils ont peur des élèves – tout simplement parce que la plupart des gens, ils ont peur d'autrui en général. Et devant les jeunes, bien sûr, c'est pire, c'est vraiment spécial. La jeunesse, ça juge vite et bien. Ça perçoit l'inauthenticité ou l'aigreur dès le premier cours.
Les jeunes, ils savent qu'ils ont droit au meilleur de nous-mêmes et que l'avenir de la vie leur appartient. Alors ce qu'on leur doit, c'est d'essayer vraiment. Oh, on ne réussit pas toujours. Des fois, t'es en classe, t'as tout bien préparé tu crois, et puis crac, c'est pas bon, ça lève pas.
Donc je dis pas que les profs méritent le maximum de liberté en vertu de leur talent inné. Je sais qu'il y en a plein qui sont pas des génies. Malgré tout, ma conviction de base, c'est encore qu'il vaut mieux un mauvais prof libre qu'un bon prof ligoté.
— Étant entendu, cela va sans dire, qu'il est toujours préférable d'être riche et bien portant que pauvre et malade... (Ils sourirent.)
Sur la bibliothèque de leur bureau, les volumes jaunis et fatigués du Rapport Parent semblaient attendre que quelque chose se passe enfin – qu'on les jette à la poubelle, peut-être.
[1] Laurent-Michel Vacher, Dialogues en ruine, Éditions Liber © 1996.
Les dialogues reconstitués ici sont le condensé de tous ceux, innombrables et pourtant trop vite interrompus, que le philosophe Laurent-Michel Vacher a eus pendant une vingtaine d'années avec son ami Jean Papineau, mort prématurément à quarante-cinq ans. Par-delà l'amitié dont ils témoignent, ils permettent de prendre contact avec une pensée, certes non systématique, mais originale et dense qui n'avait jamais cédé au besoin de se faire connaître par écrit — Jean Papineau n'a pour ainsi dire pas publié. Tous ceux qui l'ont connu retrouveront dans ces textes son cynisme, son tranchant, son goût du paradoxe, son sens critique, son pessimisme, son humour. Les autres y découvriront un esprit hors du commun.
En page couverture, photo de Jean Papineau par Lynn James.
[2] L'AUTRE, c'est l'auteur Laurent-Michel Vacher qui nous rapporte une conversation avec son grand ami, LUI, Jean Papineau. Ce dernier enseignait la philosophie au cégep, tout comme Laurent-Michel Vacher qui, quelques années auparavant, avait été son professeur de philosophie. Jean Papineau est mort le 16 décembre 1995 à l'âge de 45 ans d'un cancer à l'œsophage.
[3] Voir le texte Mensonge fondateur.
[4] Voir le texte Course Japon-Québec.