Passages choisis 960811
par John Saul
Éditions Payot © 1993
Les philosophes de profession, aujourd'hui comme alors, reprochent à l'œuvre voltairienne de manquer d'idées grandioses et systématisées. Or ce ne sont pas forcément ces idées-là qui changent les sociétés. Voltaire concentra son attention sur six libertés fondamentales :
celle de la personne (en luttant contre l'esclavage) [agir]
la liberté de parole et de la presse [dire]
la liberté de conscience [penser]
la liberté individuelle [faire]
la garantie de la propriété privée [posséder]
et le droit au travail. [s'enrichir]
En s'adressant au citoyen et non à leurs dirigeants ou aux autres penseurs, il inventa l'opinion publique telle que nous la concevons aujourd'hui. En imposant un nouveau vocabulaire, « acceptable » par tous les hommes civilisés, il contraignit ceux-là mêmes qui détenaient les rênes du pouvoir à se battre sur son propre terrain. Il fut à lui seul une armée de guérilla car, il le dit lui-même, « Dieu n'est pas pour les gros bataillons, mais pour ceux qui tirent le mieux. »
Durant la dernière année de sa vie — 1778 — , Voltaire regagna Paris en triomphateur. [...]
[1] John Saul, Les bâtards de Voltaire, Éditions Payot © 1993.
En se livrant à une "anatomie" provocante de la société moderne et de ses origines. John Ralston Saul entend débusquer les raisons de la crise et du marasme qui marquent aujourd'hui cette société. A travers tout le monde occidental, nous ne cessons de prôner la liberté individuelle, et pourtant on n'y a jamais connu une telle incitation au conformisme. Les responsables du monde des affaires se considèrent comme des capitalistes, et pourtant ils ne sont généralement que les cadres supérieurs de grandes entreprises ou des spéculateurs astucieux. Nous sommes obsédés par le rôle que la compétition doit jouer dans une économie libérale, et pourtant le secteur dominant du commerce international demeure celui des armements, largement subventionné par les États. Nous affirmons que nos régimes sont démocratiques, et pourtant nous ne participons guère à la vie politique. Nous dénonçons l'interventionnisme de nos gouvernements, et pourtant leurs systèmes juridiques, éducatifs, financiers, sociaux, culturels et législatifs s'effondrent un peu partout.
John Saul démontre que ces problèmes sont en fait la conséquence de notre croyance aveugle en la valeur et au pouvoir de la "raison". Depuis quatre siècles, nos "élites rationnelles" ont institué des réformes dans tous les secteurs de la vie sociale, et pourtant celles-ci ont été responsables de la plupart des difficultés et des violences qu'a connues cette période. Ce paradoxe tient à une vérité élémentaire que nos élites s'efforcent de nier : bien loin d'être une force morale initiatrice de liberté, la "raison" n'est guère plus qu'une méthode d'administration. L'attitude de nos élites a en effet consisté à transformer le monde occidental en une gigantesque machine incompréhensible livrée à des "experts" - "les bâtards de Voltaire" - asservis à un système dont le culte du management scientifique est dépourvu de toute moralité. Nous ne pourrons trouver une issue à la crise que si nous parvenons à nous débarrasser de la séduction des "solutions" technocratiques et à nous réapproprier le droit de nous interroger et de participer pleinement à la vie politique, en permettant au bon sens de l'emporter sur les mythes de la "raison" technocrate.
Après des études au Canada, en Angleterre et en France où il vécut pendant treize ans, John Saul commence une carrière dans la finance et l'industrie, qu'il abandonne pour se consacrer à ses deux passions : les voyages et l'écriture. Il a publié en France : Mort d'un général (Seuil, 1977), Baraka (Denoël, 1984), L'ennemi du bien (Mazarine, 1986) et Paradis Blues (Payot, 1988).