MES LECTURES - Passages choisis 

Carlo Rovelli

13 avril 2013

Éditions Dunod © 2009

Anaximandre de Milet ou la naissance de la pensée scientifique

SOMMAIRE

La nature de la pensée mystico-religieuse

Les différentes fonctions du divin

Conclusion : l'héritage d'Anaximandre

Une lecture anthropologique classique est celle d'Émile Durkheim. Pour Durkheim la fonction de la religion est la structuration même de la société ; les rituels religieux sont des mécanismes qui expriment et renforcent la solidarité et l'essence du groupe (« la religion est la société qui s'adore elle-même » [Durkheim 1963]). Le pouvoir politique ne se sert pas du pouvoir religieux : il est le pouvoir religieux. Le pharaon est dieu.

p. 153

* * *

La nature de la pensée mystico-religieuse
[La naissance de la réalité par le rite]

p. 159

Les recherches plus récentes sur l'origine et la nature de la religion ont souligné toujours plus l'interdépendance étroite entre religion et langage, et tendent à reporter beaucoup plus loin l'origine de la religion, en mettant l'accent sur le rôle fondamental qu'elle pourrait avoir dans la naissance même de l'humanité.

Dans un récent travail au souffle remarquable, Roy Rappaport [1], figure majeure de l'anthropologie contemporaine, identifie dans l'activité rituelle, dans les rites, non seulement le coeur de la religiosité, partagé par toutes les cultures, mais aussi l'activité autour de laquelle a grandi la civilisation, ou l'« humanité » même [2].

Rappaport voit dans la fonction rituelle l'ancrage central autour duquel croît et se déploie le système de légitimité qui fonde le social, voire la fiabilité du langage échangé entre les hommes. Chaque société se fonde et se rassemble autour de rites. Les activités rituelles existent déjà dans le monde animal, et ont généralement des fonctions de communication sociale. Chez l'homme, c'est dans ces activités que se met en place le fondement du langage. Au cours de ces rites, quelques énoncés fondateurs, que Rappaport appelle les Ultimes Postulats Sacrés, sont répétés un grand nombre de fois, d'une façon qui les prive complètement de sens :

Credo in unum Deum
« Je crois en un seul Dieu »


« Allah est grand et Mahomet est son prophète »


« Écoute, Israël, l'Éternel, notre Dieu, l'Éternel est Un »

ou la formule qui apparaît dans chaque prière du cérémonial complexe des Navajos d'Amérique :

sa'ah naaghaii bik'eh hozho
« En grandissant, nous cheminerons dans la beauté et dans l'harmonie »,

jusqu'à la grande syllabe sacrée de l'Hindouisme, du Jaïnisme, du Bouddhisme, de la religion Sikh et de la religion Zoroastre, la syllabe qui renferme tout :


Om

(Je reprends les traductions usuelles, tout en sachant que certaines d'entre elles ne sont qu'approximatives.) Ces énoncés ne peuvent être ni vérifiés, ni falsifiés. À proprement parler, ils ne signifient rien. Mais leur répétition rituelle leur garantit une valeur de certitude et les élève au rang de pivots de la sacralité où s'attache toute pensée qui donne structure au monde et légitimité au social.

Pour comprendre ce que cela signifie, il est essentiel d'observer que le langage ne se limite pas à refléter la réalité, mais le plus souvent crée la réalité. Le prêtre qui dit « je vous déclare mari et femme », le juge qui dit « condamné ! », la commission de professeurs qui déclare « je vous confère le titre de Docteur », le parlement qui approuve une loi, Napoléon qui parle d'honneur et de gloire aux soldats français sous les pyramides, un prêtre qui donne la messe le dimanche... tous ceux-là ne décrivent pas la réalité, ils donnent réalité par le langage. Les fonctions supérieures du social vivent dans cet espace créé par le langage : être mariés, être citoyens, être adultes, être honnêtes, être docteurs, être professeurs, êtres célèbres, être président de la république ou être un étranger, être la capitale de la France... autant de réalités qui n'existent qu'en tant qu'elles sont déterminées par des énoncés linguistiques prononcés par des membres de la société autorisés (par qui ?) à le faire. Tout ce qui a à voir avec la loi, avec l'honneur, avec les institutions, etc., vit dans un espace créé par le langage. Qui n'existe que parce que les hommes en reconnaissent, collectivement, la réalité et la légitimité.

L'acte à la source de cette légitimité est le rite, et à son fondement sont les Ultimes Postulats Sacrés. Ils stabilisent un espace du sacré, qui donne légitimité à tout ce qui en dérive. Participer au rite est en intégrer la légitimité, et donc reconnaître et adhérer à la sphère des sens qui émanent du rite, même sans adhésion intellectuelle à d'éventuelles croyances énoncées au cours du rite. Je n'entre pas dans cette maison parce que c'est la tienne ; c'est la tienne parce que tu l'as héritée de ton mari ; c'était ton mari parce qu'un prêtre l'avait déclaré ; le prêtre était prêtre parce que l'évêque l'avait ordonné ; l'évêque était évêque parce que le pape l'avait ordonné ; le pape est le pape parce que Dieu l'a choisi ; Dieu existe parce que « Je crois en un seul Dieu »... Et « Je crois en un seul Dieu » parce que je l'ai répété à la messe. Donc en fin de compte je n'entre pas dans cette maison à cause d'un pacte fondateur avec mes semblables qui est reconfirmé à chaque messe. Et même si à la messe j'étais distrait et au fond je ne croyais pas un mot de ce que racontait le prêtre, cette structure globale à laquelle j'adhère reste inchangée.

Substituer au prêtre un juge, au pape un parlement et à la messe une urne électorale, ou la fréquentation d'une école, ne change pas grand-chose à cette structure. Par le retour constant à leurs rituels, les êtres humains renouvellent leur pacte social, et en même temps fondent dans un geste la base de leur errante et volatile pensée sur le monde. C'est presque une relecture moderne de Confucius, qui de façon très similaire pose lui aussi dans le rite le fondement même du vivre social et moral, et de l'harmonie de la pensée.

Les différentes fonctions du divin

p. 162

Ces quelques observations, très incomplètes, ne donnent qu'une idée de la complexité du problème et de notre ignorance substantielle en la matière. La vérité est peut-être dans quelque combinaison de ces hypothèses, ou dans une histoire plus complexe, qu'il est bien difficile de reconstruire.

Il apparaît clair que d'une manière ou d'une autre la pensée religieuse a à voir avec le fonctionnement même de notre univers logico-mental, tout particulièrement dans la mesure où il existe et s'exprime dans un contexte social.

Cependant, n'oublions pas que les hommes se parlent depuis peut-être plus de cent mille ans, mais n'ont laissé de traces écrites de ce qu'ils se disent que depuis six mille ans. Ce qu'ils se sont dit au cours des cent mille ans précédents, quelles structures conceptuelles ils ont expérimentées, combien de fois ils ont changé d'idée, et tout repensé de zéro, nous ne le saurons sans doute jamais. Ou, si un jour nous en découvrons quelque chose, peut-être serons-nous surpris.

Le problème essentiel à cet égard est que nous ne savons pas comment ni pourquoi nous pensons ce que nous pensons. Nous ne connaissons pas la complexité des processus qui donnent naissance à nos pensées et à nos émotions. Notre corps, qui génère et exprime ces pensées et ces émotions, est un organisme d'une extrême complexité, que notre capacité limitée à comprendre peine à appréhender. Cette complexité est en outre accrue par le fait que nous ne vivons pas seuls : nos pensées doivent peut-être être conçues comme le reflet sur un individu de processus qui adviennent à l'échelle de la société. Ce n'est peut-être pas nous qui pensons, mais les pensées qui nous traversent. Se demander comment nous pensons ce que nous pensons est peut-être comme demander comment une algue lève une vague sous elle.

Ce que nous appelons conscience, libre arbitre, spiritualité, divinité, ne sont probablement qu'une manière de désigner notre ignorance des causes et de la complexité de notre propre comportement, et de la substance de nos pensées. Il me semble que cette idée, qui remonte à Baruch Spinoza, est la plus fiable des boussoles pour nous guider dans la forêt obscure de notre pensée.

Nous avons appris à dévoiler un grand nombre de nos idées fausses, et, vingt-six siècles après Anaximandre, nous avons appris à nous méfier de qui prétend savoir avec certitude que c'est Zeus qui envoie la foudre. Mais nous ne savons pas comment fonctionne notre propre pensée. Lorsque nous cherchons un fondement certain pour agir et penser, nous ne le trouvons pas. Nous ne savons pas non plus si, de ce fondement, nous avons vraiment besoin. Nous ne faisons qu'avoir recours à des conceptualisations vagues et incertaines, quand il s'agit justement de ce que nous avons le plus à coeur. Ce que nous appelons irrationnel est le nom de code de ce que, par la limite de notre raison, nous ne comprenons pas.

Ceci n'implique pas que nous ne pouvons pas, ou ne devons pas, nous fier à nos pensées. Nos pensées sont la meilleure carte que nous ayons pour naviguer dans le monde, et c'est la seule à laquelle nous pouvons nous fier. En reconnaître la limite ne signifie pas que nous fier à quelque chose d'encore plus limité et incertain, comme la Tradition, soit un choix plus judicieux : la Tradition n'est que l'ensemble codifié de pensées d'hommes qui ont vécu en un temps où l'ignorance était encore plus vaste que la nôtre.

Ces derniers millénaires dont nous avons trace nous montrent de très lentes évolutions de la pensée humaine, qui sont encore en cours. Le polythéisme antique est très semblable autour de la Méditerranée, en Chine, en Inde, au Mexique et en Amérique du Sud. De même que sa relation étroite avec les groupes sociaux, son identité essentielle avec le pouvoir politique. Depuis ce polythéisme originel, aux changements provoqués dans le monde grec par les tensions rationalo-naturalistes et l'installation de la démocratie, puis à la restauration du monothéisme théocratique de l'Empire romain tardif, médiéval et islamique, se dessine un parcours, un grand mouvement.

Un processus historique de grande ampleur est en acte, dans lequel nous sommes plongés, et au cours duquel le rôle du religieux dans la pensée humaine est en train d'évoluer. C'est une transformation qui se mesure en millénaires plutôt qu'en siècles, et qui amène avec elle de profondes modifications de la structure sociale, politique, psychologique de la société, et de la façon dont l'humanité se reconnaît et se pense elle-même. La proposition naturaliste d'Anaximandre est un chapitre d'une histoire plus vaste.

Nous retournons donc au point de départ, qui est la relation précise entre la proposition ionienne et la religion, et par là, à la distinction entre la fonction cognitive de la religion et ses autres fonctions. Thales et Anaximandre ne mettent pas explicitement la religion en cause : ils se contentent de se détourner des histoires sur les dieux, et surtout sont prêts à renoncer à toute certitude, y compris celles inscrites dans ce que Rappaport appelle les Ultimes Postulats Sacrés. Ils comprennent que l'acceptation acritique est le pieu auquel nous sommes liés, le pivot de notre ignorance, qui nous empêche de voir plus loin, de trouver quelque de chose de moins faux.

Cela n'empêche pas Thales, euphorique, de sacrifier le taureau aux dieux : pouvons-nous discriminer les fonctions de la pensée religieuse ? Y a-t-il quelque chose qui puisse remplir ses fonctions psychologiques et sociales, sans faire intrinsèquement obstacle à la connaissance ? Est-il possible d'ouvrir un nouvel espace à des fonctions qui furent pendant des siècles celles de la religion, jusqu'à mettre en doute les anciennes croyances ?

Certes, toutes les religions modernes ne sont pas égales de ce point de vue. Des sept évangiles qui croient nécessaire de préciser depuis combien de millénaires le monde existe (six, exactement) ou des dogmes catholiques, jusqu'à l'élan anti-dogmatique du christianisme unitarien et au bouddhisme qui décrit ses propres croyances comme illusoires, il y a un spectre continu d'attitudes vis-à-vis de la connaissance et de l'intelligence. Au sein même de chaque religion, se joue un jeu continu de réformes, par lesquelles les vérités religieuses, dès lors qu'elles apparaissent manifestement insensées, sont réinterprétées en termes plus abstraits. Le dieu barbu devient rapidement un dieu personnel sans visage, puis un principe spirituel, puis quelque chose d'ineffable dont on ne peut rien dire...

Cela étant, ne pas croire qu'un dieu se tient près de moi et m'écoute ne m'empêche pas de me tourner le matin vers la mer avec un chant silencieux dans le coeur, et de remercier le monde pour sa beauté. Il n'y a pas de contradiction entre refuser l'irrationalisme et écouter la voix des arbres, leur parler, les toucher avec la paume de la main, sentir leur force sereine s'écouler vers soi. Les arbres n'ont pas d'âme. Ni plus, ni moins, que l'ami à qui je me confie, et cela ne m'empêche pas de discuter avec un ami, ni de parler avec les arbres, ni de jouir profondément de tous ces échanges, ni mettre du coeur à tenter d'apaiser la douleur d'un ami qui souffre. Ou de donner de l'eau à un arbre assoiffé.

Il n'y a pas besoin d'un dieu pour percevoir la sacralité de la vie et du monde. Nous n'avons pas besoin de garanties externes pour nous apercevoir que nous avons des valeurs, et que nous pouvons aller jusqu'à mourir pour les défendre. Et si nous découvrons que la raison de notre générosité, de notre amour pour les arbres, nous pouvons la trouver dans les plis de l'évolution de notre espèce, ce n'est pas pour cela que nous aimerons moins nos fils et nos semblables. Si la beauté et le mystère des choses nous laissent le souffle coupé, nous pouvons rester le souffle coupé, émus, silencieux.

Il suffit de 100 microgrammes de diéthylamide d'acide lysergique pour nous permettre de percevoir le monde de façon profondément différente. Ni plus, ni moins vraie : différente. Notre savoir est bien trop faible pour ne pas accepter de vivre dans le mystère. C'est précisément parce qu'il existe un mystère, et parce qu'il est si profond, que nous ne pouvons pas nous fier à qui se déclare dépositaire de la clé de ce mystère.

Accepter l'incertitude et la nouveauté d'une pensée qui cherche de nouvelles voies implique de nouveaux risques. Une civilisation qui abandonne les voies traditionnelles s'expose à de nouveaux dangers. Si la planète se réchauffe à cause de la révolution industrielle, le risque pour l'humanité peut être considérable. Mais les voies traditionnelles ne nous préservent pas de ces risques ; au contraire, elles les rendent plus incontrôlables. De grandes civilisations antiques, comme les Mayas, la Grèce classique et peut-être l'Empire romain lui-même, ont probablement été affaiblies, sinon détruites, par de graves déséquilibres écologiques qu'elles avaient elles-mêmes engendrés. Avec la circonstance atténuante qu'elles n'avaient pas, contrairement à nous, la possibilité de comprendre ce qui se passait, et d'essayer de se défendre. L'intelligence ne sauve pas forcément des désastres, mais elle est face à eux notre arme majeure.

[...]

Anaximandre représente peut-être un pas dans cette libération des anciennes structures de pensée. Un pas dont nous ignorons où il nous portera. La vraie découverte n'est pas d'où vient l'eau de la pluie : la vraie découverte est que nous pouvons nous tromper, et qu'à vrai dire nous nous trompons très souvent.

Le monde est terriblement plus compliqué que les images naïves que nous en formons pour y évoluer. Notre pensée également. La distinction même entre les deux est encore une énigme. Nos émotions, notre complexité psychologique et sociale, sont beaucoup plus complexes que ce que nous parvenons à nous représenter. Nous devons choisir entre accepter cette incertitude profonde de notre savoir, nous fier à une pensée curieuse et efficace, mais sans racine solide, et de cette façon continuer à comprendre, reconnaître nos erreurs et notre naïveté, élargir notre connaissance, laisser la vie libre de croître et fleurir ; ou nous fermer sur des certitudes vides, et construire le reste autour. Je préfère l'incertitude. Elle nous enseigne davantage sur le monde ; elle est plus digne, plus honnête, plus sérieuse, plus belle.

Conclusion : l'héritage d'Anaximandre

p. 169

J'ai cherché à évaluer la portée et l'héritage des contributions d'Anaximandre du point de vue d'un scientifique d'aujourd'hui, et d'en tirer quelques réflexions sur la nature de la pensée scientifique. L'image qui se dessine est celle d'un géant de la pensée, dont les idées marquent un tournant historique majeur : il est l'homme qui a donné naissance à ce que les Grecs ont appelé « l'investigation de la nature », jetant les bases, y compris littéraires, de toute la tradition scientifique ultérieure. Il ouvre sur le monde naturel une perspective rationnelle : pour la première fois, le monde des choses est perçu comme directement accessible à la pensée.

Pour reprendre les mots de Daniel Graham [2006] : « Le projet d'Anaximandre est devenu, dans les mains de ses successeurs, un programme capable d'un développement infini, et qui, dans son incarnation moderne, a produit le plus grand développement de la connaissance que le monde a connu. Dans un certain sens, son projet privé est devenu la grande recherche de la connaissance du monde. »

Il est le premier géographe. Le premier biologiste à considérer la possibilité d'une modification des êtres vivants au cours du temps. Le premier astronome à étudier rationnellement le mouvement des astres et à chercher à les reproduire dans un modèle géométrique. Le premier à proposer deux instruments conceptuels qui se sont révélés fondamentaux pour l'activité scientifique : l'idée de loi naturelle qui gouverne le déroulement des phénomènes dans le temps, selon la nécessité ; et l'introduction de termes théoriques qui postulent de nouvelles entités, hypostases nécessaires pour rendre compte du monde des phénomènes. Plus important encore, il est à l'origine de la tradition critique qui fonde la pensée scientifique : continuer la voie de son maître, mais reconnaître en même temps que le maître s'est trompé.

Enfin, il accomplit la première grande révolution conceptuelle de l'histoire des sciences : pour la première fois, la carte du monde est redessinée en profondeur. L'universalité de la chute des corps est remise en question, dans le cadre d'une nouvelle image du monde où l'espace n'est pas structuré en haut et bas absolus, et où la Terre flotte dans l'espace. C'est la découverte de l'image du monde qui caractérisera l'Occident pendant des siècles, c'est la naissance de la cosmologie, et c'est la première grande révolution scientifique. Mais c'est surtout la découverte qu'il est possible d'accomplir une révolution scientifique : pour comprendre le monde, il est possible et nécessaire de reconnaître que notre image du monde peut être erronée, et que nous pouvons la redessiner.

C'est la caractéristique centrale de la pensée scientifique. Ce qui nous apparaît le plus évident peut s'avérer faux. La pensée scientifique est une exploration toujours recommencée de nouvelles conceptualisations du monde. La connaissance naît d'un acte de révolte, respectueuse mais profonde, contre le savoir présent. C'est l'héritage le plus riche que l'Occident a offert à la civilisation mondiale qui se constitue aujourd'hui, sa contribution majeure.

Cette révolte est un défi, lancé par Thales et Anaximandre : libérer la compréhension du monde de la pensée mystico-religieuse, qui pendant des millénaires a structuré la pensée de l'humanité. Considérer la possibilité que le monde est compréhensible sans faire reposer cette compréhension sur un dieu ou plusieurs dieux. C'est une possibilité nouvelle pour l'humanité qui, aujourd'hui, après vingt-six siècles, fait peur à la majorité des hommes et des femmes de cette petite planète qui flotte dans l'espace.

La relecture du monde proposée par Anaximandre est une nouvelle aventure. L'aspect terrible, mais fascinant, de cette aventure, est de reconnaître et d'accepter notre ignorance. Accepter notre ignorance n'est pas seulement la voie royale vers la connaissance : c'est aussi la plus honnête et la plus belle. La précarité et le vide qui en résultent ne rendent pas la vie plus insensée ; ils la rendent plus précieuse.

Où nous porte cette aventure, nous ne le savons pas ; mais la pensée scientifique, comme révision critique du savoir traditionnel, ouverture sur la possibilité de se révolter face à toute croyance, capacité d'explorer de nouvelles visions du monde et d'en créer de plus efficaces, représente un chapitre majeur dans la lente évolution de la civilisation humaine. Un chapitre qui s'ouvre avec Anaximandre, et que nous poursuivons, curieux de savoir où nous allons.

[1] Roy A. Rarraport, Ritual and Religion in the Making of Humanity , Cambridge University Press © 1999. Salué comme un nouveau classique de l'anthropologie de la religion.

[2] Dans les trois sens du mot « humanité » : 1. comme espèce animale particulière ; 2. comme ensemble de caractéristiques qui distinguent cette espèce des autres animaux dans leur ensemble ; 3. et enfin comme valeur éthique.

Philo5
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