Passages choisis 861001
par Ouspensky (sur les enseignements de Gurdjieff)
Éditions Stock © 1949
[Les titres ci dessous ne sont donnés que pour l'index seulement. Il ne font pas nécessairement partie du livre.]
Chaque membre de ces groupes payait 1.000 roubles par an, et pouvait travailler avec lui, tout en poursuivant dans la vie le cours de ses activités ordinaires.
Je lui dis qu'à mes yeux 1.000 roubles par an me semblaient un prix trop élevé pour ceux qui n'avaient pas de fortune.
G. [Gurdjieff] me répondit qu'il n'y avait pas d'autre arrangement, parce qu'il ne pouvait pas avoir de nombreux élèves, en raison de la nature même du travail. D'ailleurs, il ne désirait pas et il ne devait pas — il accentua ces mots — dépenser son propre argent pour l'organisation du travail. Son œuvre n'était pas, ne pouvait pas être, du genre charitable, et ses élèves devaient trouver eux-mêmes les fonds indispensables pour la location des appartements où ils pourraient se réunir, pour les expériences et tout le reste. En outre, disait-il, l'observation a montré que les gens faibles dans la vie se révèlent également faibles dans le travail.
— Cette idée présente plusieurs aspects, dit G. Le travail de chacun peut nécessiter des dépenses, des voyages, que sais-je? Si la vie d'un homme est à ce point mal organisée qu'une dépense de 1.000 roubles puisse l'arrêter, il sera préférable pour lui de ne rien entreprendre avec nous. Supposez qu'un jour son travail exige qu'il aille au Caire ou ailleurs, il doit avoir les moyens de le faire. Par notre demande, nous voyons s'il est capable de travailler avec nous ou non.
« À côté de cela, continua-t-il, j'ai vraiment trop peu de temps pour le sacrifier aux autres, sans même être sûr que cela leur fera du bien, j'apprécie beaucoup mon temps, parce que j'en ai besoin pour mon propre travail, parce que je ne peux pas, et, comme je l'ai déjà dit, parce que je ne veux pas le dépenser en vain. Et il y a une dernière raison : il faut qu'une chose coûte pour qu'elle soit estimée ». [voir aussi L'argent p. 240]
— Pour entrer dans votre groupe, y a-t-il des conditions? ...
— Il n'y a aucune condition, dit G. et il ne peut pas y en avoir. Nous partons de ce fait que l'homme ne se connaît pas lui-même, qu'il n'est pas (il appuya sur ce mot), c'est-à-dire qu'il n'est pas ce qu'il peut et ce qu'il devrait être. Pour cette raison, il ne peut prendre aucun engagement, ni assumer aucune obligation. Il ne peut rien décider quant à l'avenir. Aujourd'hui, il est une personne, et demain il en est une autre.
« ... Un homme peut se trouver, pas au commencement bien sûr, mais plus tard, dans une situation où il doive garder un secret, au moins quelque temps, sur une chose qu'il aura apprise. Comment un homme qui ne se connaît pas lui-même pourrait-il promettre de garder un secret? Naturellement, il peut le promettre, mais peut-il tenir sa promesse? Car il n'est pas un, il y a une multitude d'hommes en lui. L'un d'entre eux, promet et croit qu'il veut garder le secret. Mais demain un autre en lui le dira à sa femme ou à un ami devant une bouteille de vin, ou bien il se laissera tirer les vers du nez par un malin quelconque et il dira tout, sans même s'en apercevoir. Ou bien on criera sur lui quand il ne s'y attend pas et, en l'intimidant, on lui fera faire tout ce qu'on veut. Quelle sorte d'obligation pourrait-il donc assumer? Non, avec un tel homme, nous ne parlerons pas sérieusement. Pour être capable de garder un secret, un homme doit se connaître et il doit être. Or un homme comme le sont tous les hommes en est bien loin.
Je fus particulièrement intéressé lorsque G. dit que les mêmes acteurs devraient jouer et danser dans la scène du « Mage blanc » et dans celle du « Mage noir » ; et qu'ils devraient être aussi beaux et attrayants, eux-mêmes, et par leurs mouvements, dans la première scène, que difformes et hideux dans la seconde.
— Comprenez-le, disait G., de cette façon, ils pourront voir et étudier tous les côtés d'eux-mêmes ; ce ballet présentera donc un immense intérêt pour l'étude de soi.
[...] Les hommes sont des machines, et de la part de machines on ne saurait attendre rien d'autre que des actions machinales.
Je demandai :
— Un homme peut-il cesser d'être une machine?
— Ah! c'est toute la question, dit G. Si vous en aviez posé plus souvent de pareilles, peut-être nos conversations auraient-elles pu nous mener quelque part. Oui, il est possible de cesser d'être une machine, mais pour cela, il faut avant tout connaître la machine. Une machine, une machine réelle, ne se connaît pas elle-même et elle ne peut pas se connaître. Quand une machine se connaît, elle a cessé dès cet instant d'être une machine ; du moins, n'est-elle plus la même machine qu'auparavant. Elle commence déjà d'être responsable pour ses actions.
— Cela signifie, selon vous, qu'un homme n'est pas responsable de ses actions?
— Un homme — il souligna ce mot — est responsable. Une machine n'est pas responsable.
[...] Mais à vrai dire, personne ne fait rien et personne ne peut rien faire. C'est la première chose qu'il faut comprendre. Tout arrive. Tout ce qui survient dans la vie d'un homme, tout ce qui se fait à travers lui, tout ce qui vient de lui — tout cela arrive. Et cela arrive exactement comme la pluie tombe, parce que la température s'est modifiée dans les régions supérieures de l'atmosphère, cela arrive comme la neige fond sous les rayons du soleil, comme la poussière se lève sous le vent.
« L'homme est une machine. Tout ce qu'il fait, toutes ses actions, toutes ses paroles, ses pensées, ses sentiments, ses convictions, ses opinions, ses habitudes, sont les résultats des influences extérieures, des impressions extérieures. De par lui-même un homme ne peut pas produire une seule pensée, une seule action. Tout ce qu'il dit, fait, pense, sent — tout cela arrive. L'homme ne peut rien découvrir, il ne peut rien inventer. Tout cela arrive.
« Mais pour établir ce fait, pour le comprendre, pour se convaincre de sa vérité, il faut se libérer des milliers d'illusions sur l'homme, sur son être créateur, sur sa capacité d'organiser consciemment sa propre vie, et ainsi de suite. Rien de tel n'existe. Tout arrive — les mouvements populaires, les guerres, les révolutions, les changements de gouvernement, tout cela arrive. Et cela arrive exactement de la même façon dont tout arrive dans la vie de l'homme individuel. L'homme naît, vit, meurt, construit des maisons, écrit des livres, non pas comme il le désire, mais comme cela arrive. Tout arrive. L'homme n'aime pas, ne hait pas, ne désire pas — tout cela arrive.
« Mais aucun homme ne vous croira jamais, si vous lui dites qu'il ne peut rien faire. Rien ne peut être dit aux gens de plus déplaisant, de plus offensant. C'est particulièrement déplaisant et offensant parce que c'est la vérité, et que personne ne veut connaître la vérité.
[...] En vérité cependant, tout est fait de la seule manière possible. Si une seule chose pouvait être faite différemment, tout pourrait devenir différent. Et alors peut-être n'y aurait-il pas eu la guerre.
« Essayez de comprendre ce que je dis : tout dépend de tout, toutes les choses se tiennent, il n'y a rien de séparé. Tous les événements suivent donc le seul chemin qu'ils puissent prendre. Si les gens pouvaient changer, tout pourrait changer. Mais ils sont ce qu'ils sont, et par conséquent les choses, elles aussi, sont ce qu'elles sont. »
C'était très difficile à avaler.
— N'y a-t-il rien, absolument rien, qui puisse être fait? demandai-je.
— Absolument rien.
— Et personne ne peut rien faire?
— C'est une autre question. Pour faire, il faut être.
Les conversations avec G. et la tournure imprévue qu'il donnait à chaque idée m'intéressaient chaque jour davantage, [...]
[...] G. appelait « considération » cette attitude qui créé un esclavage intérieur, une dépendance intérieure.
[...]
— La guerre peut-elle être arrêtée?
Et G. avait répondu :
— Oui, cela est possible.
Cependant je croyais avoir acquis de nos précédents entretiens la certitude qu'il répondrait : « Non, cela est impossible, »
— Mais toute la question est : « Comment? » reprit-il. Il faut un grand savoir pour le comprendre. Qu'est-ce que la guerre? La guerre est le résultat d'influences planétaires. Quelque part, là-haut, deux ou trois planètes se sont trop rapprochées ; il en résulte une tension. Avez-vous remarqué comme vous vous tendez, lorsqu'un homme vous frôle sur un trottoir étroit? La même tension se produit entre les planètes. [...] [Les gens] sont incapables de se rendre compte à quel point ils ne sont que de simples pions sur l'échiquier. Ils s'attribuent une importance ; ils se croient libres d'aller et de venir à leur gré ; ils pensent qu'ils peuvent décider de faire ceci ou cela. Mais en réalité, tous leurs mouvements, toutes leurs actions sont le résultat d'influences planétaires. Et leur importance propre est nulle. [...]
[...] Bien plus tard seulement, je compris qu'il avait alors voulu m'expliquer comment les influences accidentelles peuvent être détournées, ou transformées en quelque chose de relativement inoffensif. C'était là une idée réellement intéressante, qui se référait à la signification ésotérique des « sacrifices ». Mais dans tous les cas, cette idée n'avait actuellement qu'une valeur historique et psychologique. [...]
[...] il est impossible de se libérer d'une influence sans s'assujettir à une autre. Toute la difficulté, tout le travail sur soi, consiste à choisir l'influence à laquelle vous voulez vous soumettre, et à tomber réellement sous cette influence. À cette fin, il est indispensable que vous sachiez prévoir l'influence qui vous sera le plus profitable.
[...] Et les spectateurs, les auditeurs ou les lecteurs percevront non pas ce que l'artiste voulait leur communiquer, ou ce qu'il a ressenti, mais ce que les formes par lesquelles il aura exprimé ses sensations leur feront éprouver par association. Tout est subjectif et tout est accidentel, c'est-à-dire basé sur des associations [...]
G. devait revenir souvent sur cet exemple de la « prison » et de l' « évasion de la prison ». C'était parfois le point de départ de tout ce qu'il disait et il aimait à souligner que chaque prisonnier peut un jour rencontrer sa chance d'évasion, à condition toutefois qu'il sache se rendre compte qu'il est en prison. Mais aussi longtemps qu'un homme [...] se croit libre, quelle chance pourrait-il avoir? Nul ne peut aider par la force à la délivrance d'un homme qui ne veut pas être libre, qui désire tout le contraire. La délivrance est possible, mais elle ne saurait l'être que comme résultat de labeurs prolongés, de grands efforts et, par-dessus tout, d'efforts conscients vers un but défini.
[...] G. ne voulait, en aucune manière, faciliter l'approche de son enseignement. Au contraire, il estimait que ce n'était que par leur triomphe sur des difficultés accidentelles, ou même arbitraires, que les gens pourraient apprendre à l'apprécier.
— Nul n'apprécie, disait-il, ce qui vient sans efforts. Et si un homme a déjà senti quelque chose, croyez-moi, il restera toute la journée à côté de son téléphone, pour le cas où il serait invité. Ou bien il appellera lui-même, il se déplacera, il ira aux nouvelles. [...]
« Fusion, unité intérieure, sont obtenues par "friction", par la lutte du "oui" et du "non" dans l'homme. Si un homme vit sans conflit intérieur, si tout arrive en lui sans qu'il s'y oppose, s'il va toujours avec le courant, comme le vent le pousse, alors il restera tel qu'il est. Mais si une lutte intérieure s'amorce et surtout si, dans cette lutte, il suit une ligne déterminée, alors graduellement certains traits permanents commencent à se former en lui ; il commence à cristalliser. Pourtant, si la cristallisation est possible sur une base juste, elle ne l'est pas moins sur une base fausse. Par exemple, la peur du péché, ou une foi fanatique en une idée quelconque, peuvent provoquer une lutte terriblement intense du "oui" et du "non", et un homme peut cristalliser sur de telles bases. Mais la cristallisation se fera mal, elle sera incomplète. Un tel homme perdra ainsi toute possibilité de développement ultérieur. Pour que la possibilité d'un développement ultérieur lui soit rendue, il devra être préalablement "refondu", et cela ne peut s'accomplir sans des souffrances terribles.
Dans les conversations qui suivirent cette soirée, un fait me frappa : dans tout ce que G. avait dit, personne n'avait compris la même chose ; certains n'avaient prêté attention qu'à des remarques secondaires, non essentielles, et ne se rappelaient rien d'autre. Les principes fondamentaux exposés par G. avaient échappé à la plupart. Très rare furent ceux qui posèrent des questions sur l'essence de ce qui avait été dit.
J'aimais particulièrement son sens de l'humour et la complète absence chez lui de toutes prétentions à la "sainteté" ou à la possession de pouvoirs "miraculeux" bien que, comme nous en acquîmes la conviction plus tard, il possédât le savoir et la capacité de créer des phénomènes inhabituels d'ordre psychologique. Mais il se riait toujours des gens qui attendaient de lui des miracles. Les talents de cet homme étaient extraordinairement variés ; il savait tout et pouvait tout faire [dont marchand de tapis].
[...] la connaissance [...] est beaucoup plus accessible qu'on ne le croit généralement à ceux qui sont capables de l'assimiler ; tout le malheur vient de ce que les gens, ou bien n'en veulent pas, ou bien ne peuvent pas la recevoir.
« Mais avant tout, il faut saisir que la connaissance ne peut pas appartenir à tous, ne peut même pas appartenir au grand nombre. Telle est la loi. Vous ne le comprenez pas parce que vous ne vous rendez pas compte que, comme toute chose au monde, la connaissance est matérielle. Elle est matérielle — cela signifie qu'elle possède toutes les caractéristiques de la matérialité. Or, l'un des premiers caractères de la matérialité est d'impliquer une limitation de la matière, je veux dire que la quantité de matière, en un lieu donné et dans des conditions données, est toujours limitée. Même le sable du désert et l'eau de l'océan sont en quantité invariable, et strictement mesurée. Par conséquent, dire que la connaissance est matérielle, c'est dire qu'il y en a une quantité définie en un lieu et dans un temps donnés. On peut donc affirmer que, dans le cours d'une certaine période, disons un siècle, l'humanité dispose d'une quantité définie de connaissance. Mais nous savons par une observation même élémentaire de la vie, que la matière de la connaissance possède des qualités entièrement différentes selon qu'elle est absorbée en petite ou en grande quantité. Prise en grande quantité en un lieu donné — par un homme, par exemple, ou par un petit groupe d'hommes — elle produit de très bons résultats ; prise en petite quantité par chacun des individus composant une très grande masse d'hommes, elle ne donne pas de résultat du tout, si ce n'est parfois des résultats négatifs, contraires à ceux que l'on attendait. Donc, si une quantité définie de connaissance vient à être distribuée entre des millions d'hommes, chaque individu en recevra très peu, et cette petite dose de connaissance ne pourra rien changer ni dans sa vie, ni dans sa compréhension des choses. Quel que soit le nombre de ceux qui absorbent cette petite dose, l'effet sur leur vie sera nul, à moins qu'elle ne soit rendue plus difficile encore.
« Mais si, au contraire, de grandes quantités de connaissance peuvent être concentrées par un petit nombre, alors cette connaissance donnera de très grands résultats. De ce point de vue, il est beaucoup plus avantageux que la connaissance soit préservée par un petit nombre et non pas diffusée parmi les masses.
« Si, pour dorer des objets, nous prenons une certaine quantité d'or, nous devons connaître le nombre exact d'objets qu'elle permettra de dorer. Si nous essayons d'en dorer un très grand nombre, ils seront dorés inégalement, par plaques, et paraîtront bien pires que s'ils n'avaient pas été dorés du tout ; en fait, nous aurons gaspillé notre or.
« La répartition de la connaissance se base sur un principe rigoureusement analogue. Si la connaissance devait être donnée à tout le monde, personne ne recevrait rien. Si elle est réservée à un petit nombre, chacun en recevra assez non seulement pour garder ce qu'il reçoit, mais pour l'accroître.
[...]
« L'accumulation de la connaissance par les uns dépend du rejet de la connaissance par les autres.
[...]
« Voilà un aspect. L'autre, comme je l'ai déjà dit, concerne ce fait que personne ne cache rien ; il n'y a pas le moindre mystère. Mais l'acquisition ou la transmission de la vraie connaissance exige un grand labeur et de grands efforts, aussi bien de la part de celui qui reçoit que de celui qui donne. [...]
« Peut-on dire que l'homme possède l'immortalité?
— L'immortalité, dit G., est une de ces qualités que l'homme s'attribue sans avoir une compréhension suffisante de ce que cela veut dire. D'autres qualités de ce genre sont l' « individualité », dans le sens d'unité intérieure, le « Moi permanent et immuable », la « conscience » et la « volonté ». Toutes ces qualités peuvent appartenir à l'homme, mais cela ne signifie certainement pas qu'elles lui appartiennent déjà effectivement ou qu'elles puissent appartenir à n'importe qui.
[...]
« Selon un enseignement ancien, dont il subsiste des traces en de nombreux systèmes d'hier et d'aujourd'hui, lorsque l'homme atteint le développement le plus complet qui lui soit possible en général, il se compose de quatre corps.
[...]
« Selon la terminologie théosophique, le premier est le corps physique, le second est le "corps astral", le troisième est le "corps mental" et le quatrième est le corps "causal", c'est-à-dire le corps qui porte en lui-même les causes de ses actions : il est indépendant des causes extérieures ; c'est le corps de la volonté.
1er
CORPS |
2e CORPS |
3e CORPS |
4e CORPS |
Corps charnel |
Corps naturel |
Corps spirituel |
Corps divin |
«Voiture» (corps) |
«Cheval» (sentiments, désirs) |
«Cocher» (pensées) |
«Maître» (Moi, conscience, volonté) |
Corps physique |
Corps astral |
Corps mental |
Corps causal |
« Dans le langage imagé de certains enseignements orientaux, le premier est la voiture (corps), le second est le cheval (sentiments, désirs), le troisième est le cocher (pensées), et le quatrième est le Maître (Moi, conscience, volonté).
[...] l'homme ne naît pas avec des corps subtils, [2e, 3e et 4e corps] [...] ceux-ci requièrent une culture artificielle, possible seulement en de certaines conditions, extérieures et intérieures, favorables.
[...]
[...] Entre les fonctions d'un homme qui ne possède que son corps physique, et les fonctions des quatre corps, la différence principale est que, dans le premier cas, les fonctions du corps physique gouvernent toutes les autres ; en d'autre termes, tout est gouverné par le corps qui est, à son tour, gouverné par les influences extérieures. Dans le second cas, le commandement ou le contrôle émane du corps supérieur.
« Les fonctions du corps physique peuvent être mises en parallèle avec les fonctions des quatre corps ».
G. dressa un autre tableau représentant les fonctions parallèles d'un homme de corps physique, et d'un homme aux quatre corps.
Automate |
Désirs |
Pensées |
Multiples |
Corps |
Puissances |
Fonctions |
Moi Ego Conscience Volonté |
[...] La « volonté » manque chez l'homme mécanique : il n'a que des désirs [...]
« Dans le second cas, c'est-à-dire dans le cas d'un homme en possession des quatre corps, l'automatisme du corps physique dépend de l'influence des autres corps. Au lieu de l'activité discordante et souvent contradictoire des différents désirs, il y a un seul Moi, entier, indivisible et permanent ; il y a une individualité qui domine le corps physique et ses désirs, et peut triompher de ses répugnances et de ses résistances. Au lieu d'une pensée mécanique, il y a la conscience. Et il y a la volonté, c'est-à-dire un pouvoir, non plus simplement composé de désirs variés, les plus souvent contradictoires, appartenant aux différents « moi », mais issu de la conscience, et gouverné par l'Individualité ou un Moi unique et permanent. Seule cette volonté peut être dite « libre », parce qu'elle est indépendante de l'accident et ne peut être altérée ni dirigée du dehors.
[...]
« En vérité, nul homme, tant que ses quatre corps ne sont pas entièrement développés, n'a le droit d'être appelé Homme, dans le plein sens de ce mot. Ainsi, l'homme véritable possède de nombreuses propriétés que l'homme ordinaire ne possède pas. Une de ces propriétés est l'immortalité. Toutes les religions, tous les enseignements anciens apportent cette idée que, par l'acquisition du quatrième corps, l'homme acquiert l'immortalité ; et ils indiquent tous des voies qui mènent à l'acquisition du quatrième corps, c'est-à-dire à la conquête de l'immortalité.
« Sous ce rapport, quelques enseignements comparent l'homme à une maison de quatre pièces. L'homme vit dans la plus petite et la plus misérable, sans soupçonner [...] l'existence des trois autres, qui sont pleines de trésors. Lorsqu'il en entend parler, il commence à chercher les clés de ces pièces, et spécialement de la quatrième, la plus importante. Et lorsqu'un homme a trouvé le moyen d'y pénétrer, il devient réellement le maître de sa maison, parce que c'est seulement alors que la maison lui appartient, pleinement et pour toujours.
« La quatrième chambre donne à l'homme l'immortalité dont tous les enseignements religieux s'efforcent de lui montrer le chemin. Il y a un très grand nombre de chemins, plus ou moins longs, plus ou moins durs, mais tous sans exception mènent, où s'efforce de mener, dans une même direction, qui est celle de l'immortalité. »
À la réunion suivante, G. reprit :
— Je disais, la dernière fois, que l'immortalité n'est pas une propriété avec laquelle l'homme naît, mais qu'elle peut être acquise. Toutes les voies qui conduisent à l'immortalité — celles qui sont généralement connues et les autres — peuvent être réparties en trois catégories :
1. La voie du fakir.
2. La voie du moine.
3. La voie du yogi.
1. « La voie du fakir est celle de la lutte avec le corps physique, c'est la voie du travail sur la « première chambre ». Elle est longue, difficile et incertaine. Le fakir s'efforce de développer sa volonté physique, le pouvoir sur le corps.[...] S'il ne tombe pas malade, ou ne meurt pas, ce qui peut être appelé la volonté physique se développe en lui ; et il atteint alors la quatrième chambre, c'est-à-dire la possibilité de former le quatrième corps. Mais ses autres fonctions — émotionnelles, intellectuelles — demeurent non développées. Il a acquis la volonté, mais il ne possède rien à quoi il puisse l'appliquer, [...].
[...]
2. « La seconde est celle du moine. C'est la voie de la foi, du sentiment religieux et des sacrifices. [...] Le moine passe des années et des dizaines d'années à lutter contre lui-même, mais tout son travail est concentré sur la « seconde chambre », sur le second corps, c'est-à-dire sur les sentiments. Soumettant toutes ses autres émotions à une seule émotion, la foi, il développe en lui-même l'unité, la volonté sur les émotions, et par cette voie il atteint la quatrième chambre. Mais son corps physique et ses capacités intellectuelles peuvent demeurer non développés.[...]
3. « La troisième voie est celle du yogi. C'est la voie de la connaissance, la voie de l'intellect. Le yogi travaille sur la « troisième chambre » pour parvenir à pénétrer dans la quatrième par ses efforts intellectuels. Le yogi réussit à atteindre la « quatrième chambre » en développant son intellect, mais son corps et ses émotions demeurent non développés [...].
« Les voies diffèrent aussi beaucoup les unes des autres, par rapport au maître, ou au guide spirituel.
« Sur la voie du fakir, un homme n'a pas de maître au sens vrai de ce mot. Le maître, dans ce cas, n'enseigne pas, il sert simplement d'exemple. Le travail de l'élève se borne à imiter le maître.
« L'homme qui suit la voie du moine a un maître, et une partie de ses devoirs, une partie de sa tâche, est d'avoir en son maître une foi absolue, il lui faut se soumettre absolument à lui, dans l'obéissance. Mais l'essentiel, sur la voie du moine, c'est la foi en Dieu, l'amour de Dieu, les efforts ininterrompus pour obéir à Dieu et le servir, bien que dans sa compréhension de l'idée de Dieu et du service de Dieu, il puisse y avoir une grande part de subjectivité, et beaucoup de contradictions.
« Sur la voie du yogi, il ne faut rien faire, et on ne doit rien faire sans un maître. L'homme qui embrasse cette voie doit, au commencement, imiter son maître comme le fakir, et croire en lui comme le moine. Mais par la suite il devient graduellement son propre maître. Il apprend les méthodes de son maître et s'exerce graduellement à se les appliquer à lui-même.
« Mais toutes les voies, la voie du fakir aussi bien que les voies du moine et du yogi, ont un point en commun. Elles commencent toutes par ce qu'il y a de plus difficile, un changement de vie total, un renoncement à tout ce qui est de ce monde. Un homme qui a une maison, une famille, doit les abandonner, il doit renoncer à tous les plaisirs, attachements et devoirs de la vie, et partir au désert, entrer dans un monastère, ou dans une école de yogis. Dès le premier jour, dès le premier pas sur la voie, il doit mourir au monde ; ce n'est que de cette façon qu'il peut espérer atteindre quelque chose sur une de ces voies.
[...] Le développement de ces possibilités n'est pas une loi. La loi pour l'homme, c'est une existence dans le cercle des influences mécaniques, c'est l'état d' « homme-machine ». La voie du développement des possibilités cachées est une voie contre la nature, contre Dieu. Cela explique les difficultés et le caractère exclusif des voies. Elles sont strictes et étroites. Cependant rien ne saurait être atteint sans elles. [...] Dans une vie ordinaire, [...] il n'y a rien [...] qui offre les possibilités contenues dans les voies. Car elles mènent, [...], l'homme à l'immortalité. La vie mondaine, même la plus réussie, mène à la mort [...] .
[...]
« Et la situation serait vraiment désespérée, s'il n'existait une autre possibilité, celle d'une quatrième voie.
« La quatrième voie ne demande pas que l'on se retire du monde, elle n'exige pas que l'on abandonne tout ce dont on avait vécu jusque-là. [...] Car il faut bien se convaincre que dans la vie extérieure, aussi bien que dans la vie intérieure, certaines conditions peuvent constituer, pour la quatrième voie, des barrières insurmontables. Ajoutons que cette voie, contrairement à celle du fakir, du moine et du yogi, n'a pas de forme définie. Avant tout, elle doit être trouvée. [...].
[...]
« Ainsi, la quatrième voie atteint tous les côtés de l'être humain simultanément. C'est un travail immédiat sur les trois chambres à la fois. Le fakir travaille sur la première chambre, le moine sur la seconde et le yogi sur la troisième.[...]
« La quatrième voie diffère donc des autres en ceci qu'elle pose devant l'homme, avant tout, l'exigence d'une compréhension. L'homme ne doit rien faire sans comprendre — sauf à titre d'expérience, sous le contrôle et la direction de son maître. Plus un homme comprendra ce qu'il fait, plus les résultats de ses efforts seront valables. C'est un principe fondamental de la quatrième voie. Les résultats obtenus par le travail sont proportionnels à la conscience que l'on a de ce travail. La « foi » n'est pas requise sur cette voie ; au contraire, la foi, de quelque nature qu'elle soit, y est un obstacle. Sur la quatrième voie, un homme doit s'assurer lui-même de la vérité de ce qui lui est dit. Et aussi longtemps qu'il n'a pas acquis cette certitude, il ne doit rien faire.
« La méthode de la quatrième voie est la suivante : si l'on commence un travail sur une chambre, un travail correspondant doit être entrepris simultanément sur les deux autres. En d'autres termes, tandis que l'on travaille sur le corps physique, il faut travailler simultanément sur la pensée et sur les émotions [...] Toute une série d'exercices parallèles sur les trois plans physique, mental et émotionnel, servent ce but. De plus, sur la quatrième voie, il est possible d'individualiser le travail de chacun ; autrement dit, chacun ne doit faire que ce qui lui est nécessaire, et rien de ce qui est sans utilité pour lui. [...]
« Ainsi, lorsqu'un homme atteint la volonté par la quatrième voie, il peut s'en servir, parce qu'il a acquis le contrôle de toutes ses fonctions physiques, émotionnelles et intellectuelles. [...]
« La quatrième voie est appelée parfois la voie de l'homme rusé. L' « homme rusé » connaît un secret que le fakir, le moine et le yogi ne connaissent pas.[...]
[...]
[...] sur la quatrième voie, la connaissance est encore plus exacte et plus parfaite. L'homme qui la suit connaît avec précision de quelles substances il a besoin pour atteindre ses fins, et il sait que ces substances peuvent être élaborées dans le corps par un mois de souffrance physique, une semaine de tension émotionnelle, ou un jour d'exercices mentaux, — et aussi, que ces substances peuvent être introduites du dehors dans l'organisme, si l'on sait comment s'y prendre. Et ainsi, au lieu de perdre un jour entier en exercices comme le yogi, une semaine en prières comme le moine, et un mois en supplices comme le fakir, l'homme qui suit la quatrième voie se contente de préparer et d'avaler une petite pilule qui contient toutes les substances requises, et de cette façon, sans perdre de temps, il obtient les résultats voulus. »
[1916] Je me souvenais d'avoir vu, quelques jours auparavant, sur la Liteyny, deux énormes camions chargés, jusqu'à la hauteur d'un premier étage, de béquilles de bois neuves, et qui n'avaient même pas leur peinture. Je ne sais pourquoi, ces camions m'avaient particulièrement frappés. En ces montagnes de béquilles pour des jambes qui n'avaient pas encore été fauchées, il y avait, à l'égard de toutes ces illusions dont les gens se bercent, une ironie particulièrement cynique.
« L'homme tel que nous le connaissons, l'homme-machine, l'homme qui ne peut pas « faire », l'homme avec qui et à travers qui « tout arrive », ne peut pas avoir un « Moi » permanent et unique. Son « moi » change aussi vite que ses pensées, ses sentiments, ses humeurs, et il fait une erreur profonde lorsqu'il se considère comme étant toujours une seule et même personne ; en réalité, il est toujours une personne différente, il n'est jamais celui qu'il était un moment plus tôt.
« L'homme n'a pas de « Moi » permanent et immuable. Chaque pensée, chaque humeur, chaque désir, chaque sensation dit « Moi ». Et chaque fois, on semble tenir pour assuré que ce « moi » appartient au Tout de l'homme, à l'homme entier, et qu'une pensée, un désir, une aversion sont l'expression de ce Tout. En fait, nulle preuve ne saurait être apportée à l'appui de cette affirmation. Chacune des pensées de l'homme, chacun de ses désirs se manifeste et vit d'une manière complètement indépendante et séparée de son Tout. Et le Tout de l'homme ne s'exprime jamais, pour cette simple raison qu'il n'existe pas comme tel, sauf physiquement comme une chose, et abstraitement comme un concept. L'homme n'a pas de « Moi » individuel. À sa place, il y a des centaines et des milliers de petits « moi » séparés, qui le plus souvent s'ignorent, n'entretiennent aucune relation, ou, au contraire, sont hostiles les uns aux autres, exclusifs et incompatibles. À chaque minute, à chaque moment, l'homme dit ou pense « Moi ». Et chaque fois son « moi » est différent. À l'instant c'était une pensée, maintenant c'est un désir, puis une sensation, puis une autre pensée, et ainsi de suite, sans fin. L'homme est une pluralité. Le nom de l'homme est légion.
« L'alternance des « moi » leurs luttes manifestes de tous les instants pour la suprématie, sont commandées par les influences extérieures accidentelles. La chaleur, le soleil, le beau temps, appellent aussitôt tout un groupe de « moi ». Le froid, le brouillard, la pluie, appellent un autre groupe de « moi », d'autres associations, d'autres sentiments, d'autres actions. [...]
« L'homme n'a pas d'individualité. Il n'a pas un grand « Moi » unique. L'homme est partagé en une multitude de petits « moi ». Mais chacun d'eux est capable de s'appeler lui-même du nom du Tout, d'agir au nom du Tout, de faire des promesses, de prendre des décisions, d'être d'accord ou de ne pas être d'accord avec ce qu'un autre « moi », ou le Tout aurait à faire. Cela explique pourquoi les gens prennent si souvent des décisions et les tiennent si rarement. Un homme décide de se lever tôt, en commençant dès le lendemain. Un « moi », ou un groupe de « moi » prend cette décision. Mais se lever est l'affaire d'un autre « moi », qui n'est pas du tout d'accord, et qui peut même ne pas avoir été mis au courant. Naturellement, l'homme n'en dormira pas moins le matin suivant et le soir il décidera à nouveau de se lever tôt. Cela peut entraîner des conséquences fort désagréables. Un petit « moi » accidentel peut faire une promesse, non pas à lui-même, mais à quelqu'un d'autre à un certain moment, simplement par vanité, ou pour s'amuser. Puis, il disparaît. Mais l'homme, c'est-à-dire l'ensemble des autres « moi », qui sont parfaitement innocents, devra payer toute sa vie pour cette plaisanterie. C'est la tragédie de l'être humain que n'importe quel petit « moi » ait ainsi le pouvoir de signer des traites, et que ce soit ensuite l'homme, c'est-à-dire le Tout, qui doive faire face. Des vies entières se passent ainsi, à acquitter des dettes contractées par des petits « moi » accidentels.
« Les enseignements occidentaux sont pleins d'allégories qui s'attachent à dépeindre, de ce point de vue, la nature de l'être humain. Selon l'un d'eux, l'homme est comparé à une maison sans Maître ni intendant, occupée par une multitude de serviteurs. Ceux-ci ont entièrement oublié leurs devoirs ; personne ne veut remplir sa tâche ; chacun s'efforce d'être le maître, ne serait-ce que pour une minute, et, dans cette sorte d'anarchie, la maison est menacée des plus graves dangers. La seule chance de salut est qu'un groupe de serviteurs plus sensés se réunissent et élisent un intendant temporaire, c'est-à-dire un député-intendant. Ce député-intendant peut alors mettre les autres serviteurs à leur place, et contraindre chacun d'eux à faire son travail : la cuisinière à la cuisine, le cocher à l'écurie, le jardinier au potager, et ainsi de suite. De cette façon, la « maison » peut être prête pour l'arrivée du véritable intendant, qui à son tour préparera l'arrivée du véritable Maître.
[...] et, comme vous le savez, cette idée apparaît aussi sous des formes variées, dans de nombreuses paroles des Évangiles.
« Mais l'homme comprendrait-il, même de la façon la plus claire, ses possibilités, cela ne saurait le faire progresser d'un pas vers leur réalisation. Pour être en mesure de réaliser ses possibilités, il doit avoir un très ardent désir de libération, il doit être prêt à tout sacrifier, à tout risquer pour sa libération ».
Gurdjieff revenait, au cours de presque tous ses exposés, sur un thème qu'il considérait évidemment comme de la plus haute importance, mais que nombre d'entre nous éprouvaient de la peine à assimiler.
— Le développement de l'homme s'opère selon deux lignes : "savoir" et "être" . Pour que l'évolution se fasse correctement, les deux lignes doivent s'avancer ensemble, parallèles l'une à l'autre et se soutenant l'une l'autre. Si la ligne du savoir dépasse trop celle de l'être, ou si la ligne de l'être dépasse trop celle du savoir, le développement de l'homme ne peut se faire régulièrement ; tôt ou tard, il doit s'arrêter.
« Les gens saisissent ce qu'il faut entendre par "savoir". Ils reconnaissent la possibilité de différents niveaux de savoir : ils comprennent que le savoir peut être plus ou moins élevé, c'est-à-dire de plus ou moins bonne qualité. Mais cette compréhension, ils ne l'appliquent pas à l'être. Pour eux, l'être désigne simplement "l'existence", qu'ils opposent à la "non-existence". Ils ne comprennent pas que l'être peut se situer à des niveaux très différents et comporter diverses catégories. Prenez par exemple, l'être d'un minéral et l'être d'une plante. Ce sont deux êtres différents. L'être d'une plante et celui d'un animal, ce sont aussi deux êtres différents. L'être d'un animal et celui d'un homme, également. Mais deux hommes peuvent différer dans leur être plus encore qu'un minéral et un animal. C'est exactement ce que les gens ne saisissent pas. Ils ne comprennent pas que le savoir dépend de l'être. Et non seulement ils ne le comprennent pas, mais ils ne veulent pas le comprendre. Dans la civilisation occidentale tout particulièrement, il est admis qu'un homme peut posséder un vaste savoir, qu'il peut être par exemple un savant éminent, l'auteur de grandes découvertes, un homme qui fait progresser la science, et qu'en même temps il peut être, et a le droit d'être, un pauvre petit homme égoïste, ergoteur, mesquin, envieux, vaniteux, naïf et distrait. On semble considérer ici qu'un professeur doit oublier partout son parapluie. Et cependant, c'est là son être. Mais on estime en Occident que le savoir d'un homme ne dépend pas de son être. Les gens accordent la plus grande valeur au savoir, mais ils ne savent pas accorder à l'être une valeur égale et ils n'ont pas honte du niveau inférieur de leur être. Ils ne comprennent même pas ce que cela veut dire. Personne ne comprend que le degré du savoir d'un homme est fonction du degré de son être.
« Lorsque le savoir surclasse l'être par trop, il devient théorique, abstrait, inapplicable à la vie ; il peut même devenir nocif parce que, au lieu de servir la vie et d'aider les gens dans leur lutte contre les difficultés qui les assaillent, un tel savoir commence à tout compliquer ; dès lors, il ne peut plus apporter que de nouvelles difficultés, de nouveaux troubles et toutes sortes de calamités, qui n'existaient pas auparavant.
« La raison en est que le savoir qui n'est pas en harmonie avec l'être ne peut jamais être assez grand ou, pour mieux dire, suffisamment qualifié pour les besoins réels de l'homme. Ce sera le savoir d'une chose, lié à l'ignorance d'une autre ; ce sera le savoir du détail, lié à l'ignorance du tout : le savoir de la forme, ignorant de l'essence.
« Une prépondérance du savoir sur l'être peut être constatée dans la culture actuelle [novembre 1915]. L'idée de la valeur et de l'importance du niveau de l'être a été complètement oubliée. On ne sait plus que le niveau du savoir est déterminé par le niveau de l'être. En fait, à chaque niveau d'être correspondent certaines possibilités de savoir bien définies. Dans les limites d'un "être" donné, la qualité du savoir ne peut pas être changée, et l'accumulation des informations d'une seule et même nature, à l'intérieur de ces limites, demeure la seule possibilité. Un changement dans la nature du savoir est impossible sans un changement dans la nature de l'être.
« Pris en soi, l'être d'un homme présente de multiples aspects. Celui de l'homme moderne se caractérise surtout par l'absence d'unité en lui-même et de la moindre de ces propriétés qu'il lui plaît spécialement de s'attribuer : la "conscience lucide", la "libre volonté", un "Ego permanent" ou "Moi", et la "capacité de faire". Oui, si étonnant que cela puisse vous paraître, je vous dirai que le trait principal de l'être d'un homme moderne, celui qui explique tout ce qui lui manque, c'est le sommeil.
«L'homme moderne vit dans le sommeil. Né dans le sommeil, il meurt dans le sommeil.
[...]
« L'être extérieur de l'homme a beaucoup de côtés différents : activité ou passivité ; véracité ou mauvaise foi ; sincérité ou fausseté ; courage, lâcheté ; contrôle de soi, dévergondage ; irritabilité, égoïsme, disposition au sacrifice, orgueil, vanité, suffisance, assiduité, paresse, sens moral, dépravation ; tous ces traits, et beaucoup d'autres, composent l'être d'un homme.
« Mais tout cela chez l'homme est entièrement mécanique. S'il ment, cela signifie qu'il ne peut pas s'empêcher de mentir. S'il dit la vérité, cela signifie qu'il ne peut pas s'empêcher de dire la vérité — et il en est ainsi de tout. Tout arrive ; un homme ne peut rien faire, ni intérieurement, ni extérieurement.
[...]
« En général, l'équilibre de l'être et du savoir est même plus important qu'un développement séparé de l'un ou de l'autre. Car un développement séparé de l'être ou du savoir n'est désirable en aucune façon. Bien que ce soit précisément ce développement unilatéral qui semble attirer plus spécialement les gens.
« Lorsque le savoir l'emporte sur l'être, l'homme sait, mais il n'a pas le pouvoir de faire. C'est un savoir inutile. Inversement, lorsque l'être l'emporte sur le savoir, l'homme a le pouvoir de faire, mais il ne sait pas quoi faire. Ainsi l'être qu'il a acquis ne peut lui servir à rien, et tous ses efforts sont inutiles.
« Dans l'histoire de l'humanité, nous trouvons de nombreux exemples de civilisations entières qui périrent soit parce que leur savoir surclassait leur être, soit parce que leur être surclassait leur savoir. »
[...]
[...], il est indispensable de comprendre le rapport du savoir et de l'être, pris ensemble, avec la compréhension. Le savoir est une chose, la compréhension en est une autre. Mais les gens confondent souvent ces deux idées, ou bien ils ne voient pas nettement où est la différence.
« Le savoir par lui-même ne donne pas la compréhension. Et la compréhension ne saurait être augmentée par un accroissement du seul savoir. La compréhension dépend de la relation du savoir à l'être.
[...]
« ... une personne exercée à l'observation de soi sait avec certitude qu'à différentes périodes de sa vie elle a compris une seule et même idée, une seule et même pensée, de manières totalement différentes. Il lui semble étrange souvent qu'elle ait pu comprendre si mal ce qu'elle comprend maintenant, croit-elle, si bien. Et elle se rend compte, cependant, que son savoir est demeuré le même ; qu'elle ne sait rien de plus aujourd'hui qu'hier. Qu'est-ce qui a donc changé? C'est son être qui a changé. Dès que l'être change, la compréhension elle aussi doit changer.
[...]
« Dans le champ des activités pratiques, les gens savent très bien faire la différence entre le simple savoir et la compréhension. Ils se rendent compte que savoir et savoir faire sont deux choses toutes différentes, et que savoir faire n'est pas le fruit du seul savoir. Mais, sortis de ce champ de leur activité pratique, les gens ne comprennent plus ce que cela signifie "comprendre".
« En règle générale, lorsque les gens se rendent compte qu'ils ne comprennent pas une chose, ils essaient de lui trouver un nom, et lorsqu'ils ont trouvé un nom, ils disent qu'ils "comprennent". Mais "trouver un nom" ne signifie pas que l'on comprenne. Par malheur, les gens se satisfont habituellement des noms. Et un homme qui connaît un grand nombre de noms, c'est-à-dire une multitude de mots, est réputé très compréhensif — excepté, dans les choses pratiques où son ignorance ne tarde pas à devenir évidente.
« L'une des raisons de la divergence entre la ligne du savoir et la ligne de l'être dans notre vie, — en d'autre termes le manque de compréhension qui est, en partie la cause, et, en partie l'effet de cette divergence — se trouve dans le langage que parle les gens. Ce langage est rempli de conceptions fausses, de classifications fausses, d'associations fausses. Et voici le pire : les caractéristiques essentielles du penser ordinaire, son vague et son imprécision, font que chaque mot peut avoir des milliers de significations différentes selon le bagage dont dispose celui qui parle et le complexe d'associations en jeu au moment même. Les gens ne réalisent pas combien leur langage est subjectif, combien les choses qu'ils disent sont différentes, bien qu'ils emploient tous les mêmes mots. Ils ne voient pas que chacun d'eux parle sa langue à lui, sans rien comprendre — ou si vaguement — à celle des autres, sans avoir la moindre idée que l'autre leur parle toujours dans une langue qui leur est inconnue. [...] Deux hommes peuvent, avec une conviction profonde, dire la même chose, mais lui donner des noms différents, et discuter à perte de vue, sans soupçonner que leur pensée est exactement la même. Ou bien, inversement, deux hommes peuvent employer les mêmes mots et s'imaginer qu'ils sont d'accord, qu'ils se comprennent, tandis qu'ils disent en réalité des choses absolument différentes et ne se comprennent pas le moins du monde.
« Les hommes n° 1, 2 et 3 constituent l'humanité mécanique : ils demeurent au niveau où ils sont nés.
« L'homme n° 1 a le centre de gravité de sa vie psychique dans le centre moteur. C'est l'homme du corps physique chez lequel les fonctions de l'instinct et du mouvement l'emportent toujours sur les fonctions du sentiment et du penser.
« L'homme n° 2 est au même niveau de développement, mais le centre de gravité de sa vie psychique est dans le centre émotionnel ; il est donc cet homme chez qui les fonctions émotionnelles l'emportent sur toutes les autres, il est l'homme du sentiment, l'homme émotionnel.
« L'homme n° 3 est lui aussi au même niveau de développement, mais le centre de gravité de sa vie psychique est dans le centre intellectuel, en d'autres termes, c'est un homme chez qui les fonctions intellectuelles l'emportent sur les fonctions émotionnelles, instinctives et motrices ; c'est l'homme rationnel qui a une théorie pour tout ce qu'il fait, qui part toujours de considérations mentales.
« Chaque homme naît no 1, no 2 ou no 3.
« L'homme n° 4 est le produit d'un travail d'école à la suite d'efforts de caractère très défini. [...] [Il] commence déjà à se connaître, il commence à savoir où il va.
« L'homme n° 5 est déjà le produit d'une cristallisation ; il ne peut plus changer continuellement comme les hommes nos 1,2 et 3. Mais il doit être noté que l'homme no 5 peut être soit le résultat d'un travail juste, soit le résultat d'un travail faux. Il peut être devenu no 5 sans avoir été no 4. Dans ce cas il ne pourra pas se développer davantage, il ne pourra pas devenir no 6 et no 7. Pour devenir l'homme n° 6, il lui faudra d'abord refondre complètement son essence, déjà cristallisée, il lui faudra perdre intentionnellement son être d'homme no 5. Or cela ne peut être mené à bien qu'à travers des souffrances terribles. Par bonheur, de tels cas de faux développement sont très rares.
« L'homme n° 7 est parvenu au développement le plus complet qui soit possible à l'homme, et possède tout ce que l'homme peut posséder, notamment la volonté, la conscience, un "Moi" permanent et immuable, l'individualité, l'immortalité, et quantité d'autres propriétés que dans notre aveuglement et notre ignorance, nous nous attribuons. Ce n'est qu'à un certain degré que nous pouvons comprendre l'homme no 7 et ses propriétés, ainsi que les étapes graduelles par lesquelles nous pouvons l'approcher, c'est-à-dire le processus du développement qui nous est possible.
« La division de l'homme en sept catégories permet de rendre compte de milliers de particularités qui ne sauraient être comprises autrement. Cette division est une première application à l'homme du concept de relativité. Des choses apparemment identiques peuvent être tout à fait différentes, selon la catégorie d'hommes dont elles relèvent en fait, ou en fonction de laquelle on les envisage.
« [...] L'homme est une image du monde. Il a été créé par les lois mêmes qui créèrent l'ensemble du monde. Si un homme se connaissait et se comprenait lui-même, il connaîtrait et comprendrait le monde entier, toutes les lois qui créent et qui gouvernent le monde. Et inversement, par l'étude du monde et des lois qui le gouvernent, il apprendrait et comprendrait les lois qui le gouvernent lui-même.
« Lorsque G. allait à Moscou, notre groupe se réunissait sans lui. Je garde le souvenir de plusieurs conversations.
Elles tournaient autour de l'idée de miracle, et de ce fait que l'Absolu ne peut pas manifester sa volonté dans notre monde, que cette volonté se manifeste seulement sous forme de lois mécaniques, et ne peut se manifester elle-même en violation de ces lois.
Je ne sais plus lequel d'entre nous rappela le premier une anecdote bien connue, mais peu respectueuse, où nous vîmes aussitôt une illustration de cette loi.
Il s'agissait de l'histoire du vieux séminariste qui, à son examen final, ne comprend toujours pas l'idée de l'omnipotence divine.
— Bien, donnez-moi un exemple de quelque chose que le Seigneur ne puisse pas faire, dit l'évêque examinateur.
— Ce ne sera pas long, votre Éminence, répond le séminariste, chacun sait que le Seigneur Lui-même ne peut pas battre l'as d'atout avec un deux ordinaire.
Rien ne pouvait être plus lumineux.
Il y avait plus de sens dans cette sotte petite histoire que dans un millier de traités de théologie. Les lois d'un jeu font l'essence de ce jeu. Une violation de ces lois détruirait le jeu entier. L'Absolu ne peut pas plus interférer dans notre vie et substituer d'autres résultats aux résultats naturels de ces causes accidentellement créées par nous, ou en dehors de nous, qu'il ne peut battre l'as d'atout avec le deux. Tourgueniev a écrit quelque part que toutes les prières ordinaires peuvent être réduites à celle-ci : « Seigneur, faites que deux et deux ne fassent pas quatre.» C'est la même chose que l'as d'atout du séminariste.
« À l'une des réunions suivantes, cette question lui fut posée : Quel était le but de son enseignement?
— J'ai certainement mon but, répondit G., mais vous me permettrez de ne pas en parler. Car mon but ne peut encore rien signifier pour vous. Pour vous, ce qui compte maintenant, c'est que vous puissiez définir votre propre but. Quant à l'enseignement même, il ne saurait avoir de but. Il ne fait qu'indiquer aux hommes le meilleur moyen d'atteindre leurs buts, quels qu'ils soient. La question des buts est primordiale. Aussi longtemps qu'un homme n'a pas défini son propre but, il n'est même pas capable de commencer à "faire". Comment pourrait-on "faire", si l'on n'a pas de but? Avant toute chose, "faire" présuppose un but.
[...] Nous ne pouvons pas avoir de destin au sens vrai de ce mot, pas plus que nous ne pouvons avoir de volonté. Si nous avions la volonté, nous serions, par cela seul, capables de connaître l'avenir parce qu'il nous serait possible de construire notre avenir, de le rendre tel que nous le voulons. [...] Mais les accidents sont imprévisibles. Aujourd'hui un homme est tel, demain il est différent ; aujourd'hui il lui arrive une chose, demain une autre.
[...] L'avenir ne peut être prédit que pour des hommes. L'avenir ne peut pas être prédit pour des machines folles. Leur direction change à tout moment. [...] Si un homme veut prévoir son propre avenir, il doit avant tout se connaître lui-même. [...]
[...] nous avons tous le droit de dire que nous connaissons notre avenir : il sera exactement identique à ce qu'a été notre passé. Rien ne peut changer de soi-même.
[...] Tous les bons commerçants connaissent l'avenir, sinon leur affaire ferait faillite. [...] la connaissance de l'avenir ne vaut la peine que lorsqu'un homme peut être son propre maître.
« Avant tout, il est nécessaire de comprendre qu'un Chrétien n'est pas un homme qui se dit Chrétien, ou que d'autres disent Chrétien. Un Chrétien est un homme qui vit en accord avec les préceptes du Christ. Tels que nous sommes, nous ne pouvons pas être Chrétiens. Pour être Chrétiens, nous devons être capables de "faire". Nous ne pouvons pas "faire" ; avec nous, tout "arrive". Le Christ dit : "Aimez vos ennemis.", mais comment aimer nos ennemis, quand nous ne pouvons même pas aimer nos amis? Quelquefois "ça aime", et quelquefois "ça n'aime pas". Tels que nous sommes, nous ne pouvons même pas désirer réellement être Chrétiens, parce que, ici encore, quelquefois "ça désire" et quelquefois "ça ne désire pas". Et un homme ne peut pas désirer longtemps cette seule et même chose, parce que soudain, au lieu de désirer être Chrétien, il se souvient d'un tapis très beau mais très cher qu'il a vu dans un magasin. Et au lieu de désirer être Chrétien, il commence à penser au moyen d'acheter ce tapis, en oubliant tout ce qui concerne le Christianisme. [...] Pour être Chrétien, il faut "être". Être signifie : être maître de soi. Si un homme n'est pas son propre maître, il n'a rien et ne peut rien avoir. Et il ne peut pas être un Chrétien. Il est simplement une machine, un automate. Une machine ne peut pas être un Chrétien. [...] elle n'est pas responsable. Être Chrétien signifie être responsable. La responsabilité ne vient que plus tard, si un homme, même partiellement cesse d'être une machine, et commence en fait, et pas seulement en paroles, à désirer être un Chrétien.
« Parmi les buts exprimés, le plus juste est sans conteste celui d'être maître de soi, parce que, sans cela, rien d'autre n'est possible. Et en comparaison de ce but, tous les autres ne sont que des rêves d'enfants, des désirs dont un homme ne pourrait faire le moindre usage, même s'ils étaient exaucés.
[...] Les hommes ne veulent pas penser à eux-mêmes, ils ne pensent qu'aux moyens d'amener les autres à servir leurs caprices. [...]
[...] "Connais-toi toi-même" se réfère à la nécessité de connaître sa propre machine, la "machine humaine". La structure de la machine est plus ou moins la même chez tous les hommes ; c'est donc cette structure que l'homme doit étudier d'abord, c'est-à-dire les fonctions et les lois de son organisme. Dans la machine humaine tout est lié, une chose dépend à ce point d'une autre, qu'il est tout à fait impossible d'étudier une fonction quelconque sans étudier toutes les autres. La connaissance d'une partie requiert la connaissance de l'ensemble. Connaître l'ensemble dans l'homme est possible, mais cela exige beaucoup de temps et de travail ; cela exige surtout l'application de la bonne méthode, et, chose non moins nécessaire, la juste direction d'un maître.
[...]
[...] L'activité entière de la machine humaine est divisée en quatre groupes de fonctions nettement définis. [...] : les fonctions 1. intellectuelle, 2. émotionnelle, 3. motrice et 4. instinctive.
[...]
1. « On peut dire, en gros, que la fonction du penser travaille toujours par comparaison. Les conclusions intellectuelles sont toujours le résultat de la comparaison de deux ou de plusieurs impressions.
2. « La sensation et l'émotion ne raisonne pas, elles ne comparent pas, elles définissent seulement une impression donnée par son aspect, son caractère plaisant ou déplaisant [...] [ou] indifférentes [...].
« La difficulté de distinguer entre les fonctions est accrue par ce fait que les gens les sentent de manière très différentes. [...] Il est très difficile, si ce n'est impossible, pour des hommes de diverses catégories et de divers modes de perception, de se comprendre mutuellement, parce qu'ils donnent tous des noms différents à une seule et même chose, et le même nom aux choses les plus différentes. De plus, toutes sortes de combinaisons sont encore possibles. Un homme perçoit à travers ses pensées et ses sensations, un autre à travers ses pensées et ses sentiments, et ainsi de suite. [...] Ces différences dans la perception et la réaction aux événements extérieurs produisent deux résultats : les gens ne se comprennent pas les uns les autres, et ils ne se comprennent pas eux-mêmes. [...]
[...] La connaissance la plus complète que nous puissions avoir d'un sujet donné ne peut être obtenue que si nous l'examinons simultanément à travers nos pensées, nos sentiments et nos sensations. [...] Dans les conditions ordinaires, l'homme voit le monde à travers une vitre déformée, inégale. [...] un homme qui commence à s'étudier lui-même, s'il découvre en lui quelque chose qu'il n'aime pas, doit comprendre qu'il ne sera pas capable de la changer. Étudier est une chose, changer en est une autre. Mais l'étude est le premier pas vers la possibilité de changer dans l'avenir. Et, dès le début de l'étude de soi, on doit bien se convaincre que pendant longtemps tout le travail consistera seulement à s'étudier.
« Dans les conditions ordinaires, aucun changement n'est possible, parce que, toutes les fois qu'un homme veut changer une chose, il ne veut changer que cette chose. Mais tout dans la machine est lié et chaque fonction est inévitablement contrebalancée par une autre ou toute une série d'autres fonctions, bien que nous ne nous rendions pas compte de cette interdépendance des diverses fonctions en nous-mêmes. La machine est équilibrée dans tous ses détails à chaque moment de son activité.
« Puis, l'observation devra porter sur les habitudes en général. Tout homme est un tissu d'habitudes, bien que le plus souvent il ne s'en rende nul compte [...]
« S'il suit toutes ces règles en s'observant lui-même, l'homme découvrira une quantité d'aspects très importants de son être. Pour commencer il constatera avec une indubitable clarté le fait que ses actions, ses pensées, ses sentiments et ses paroles résultent des influences extérieures, et que rien ne vient de lui. Il comprendra et il verra qu'il est en fait un automate agissant sous l'influence de stimuli extérieurs. Il ressentira sa complète mécanicité. Tout arrive, l'homme ne peut rien "faire". Il est une machine commandée de l'extérieur par des chocs accidentels. Chaque choc appelle à la surface un de ses "moi". Un nouveau choc, et ce "moi" disparaît, un autre prend sa place. Un autre petit changement dans le monde environnant, et voilà encore un "moi" nouveau.
« L'homme commencera dès lors à comprendre qu'il n'a pas le moindre pouvoir sur lui-même qu'il ne sait jamais ce qu'il peut dire ou ce qu'il peut faire à la minute suivante, qu'il ne peut pas répondre pour lui-même, ne serait-ce que pour quelques instants.
« [...] les moments de conscience sont très courts, et séparés les uns des autres par de longs intervalles de complète inconscience, pendant lesquels votre machine travaille automatiquement.[...]
[...] la conscience est une propriété qui change continuellement. Tantôt elle est présente, tantôt elle fait défaut. Et il y a différents degrés, différents niveaux de conscience.
« [...] Vous vous oubliez toujours, vous ne vous souvenez jamais de vous-mêmes. Vous ne vous sentez pas vous-mêmes : vous n'êtes pas conscients de vous-mêmes. En vous, "ça observe", ou bien "ça parle", "ça pense", "ça rit" ; vous ne sentez pas : "c'est moi qui observe, j'observe, je remarque, je vois." Tout se remarque tout seul, se voit tout seul... Pour arriver à vraiment s'observer, il faut tout d'abord se rappeler soi-même. [...] Seuls les résultats obtenus pendant le rappel de soi ont une valeur. Autrement, vous n'êtes pas dans vos observations. Et en ce cas-là, quelle peut être leur valeur?
[...]
Je parle du rappel de soi en tant que division de l'attention : c'en est le trait caractéristique.
Lorsque j'observe quelque chose, mon attention est dirigée sur ce que j'observe.
Moi le phénomène observé.
Lorsque, en même temps, j'essaie de me rappeler moi-même, mon attention est dirigée à la fois vers l'objet observé et vers moi-même.
Moi le phénomène observé.
Cela étant défini, je vis que le problème consistait à diriger l'attention sur soi-même sans laisser faiblir ou s'éclipser l'attention portée sur le phénomène observé. De plus, ce "phénomène [observé]" peut aussi bien être en moi, qu'en dehors de moi.
« Je vis avec une parfaite clarté que mes souvenirs les plus anciens — et dans mon cas, ces souvenirs remontaient à la plus petite enfance — avaient été des moments de "rappel de soi". [...] Je pus me rendre compte de cette façon que je ne me souvenais réellement que des moments où je m'étais rappelé moi-même. Des autres, je savais seulement qu'ils avaient eu lieu. Je n'étais pas capable de les revivre entièrement, ni de les éprouver de nouveau. Mais les moments où je m'étais "rappelé moi-même" étaient vivants et ils ne différaient en rien du présent. Je craignais encore de conclure trop vite. Mais je voyais déjà que je me trouvais au seuil d'une très grande découverte. J'avais toujours été étonné par la faiblesse et l'insuffisance de notre mémoire. Tant de choses disparaissent, sont oubliées. Il me semblait que toute l'absurdité de notre vie avait pour fondement cet oubli. À quoi bon tant d'expériences, si c'est pour les oublier ensuite. Il me semblait par ailleurs qu'il y avait en cela quelque chose de dégradant. Un homme éprouve un sentiment qui lui semble très grand, il pense qu'il ne l'oubliera jamais ; une ou deux années passent — et il ne subsiste rien. Mais je voyais maintenant pourquoi il en était ainsi et pourquoi il ne pouvait en être autrement. Si notre mémoire ne garde vivants que les moments de rappel de soi, il va sans dire qu'elle doit être bien pauvre.
Je disais qu'un fait d'une importance prodigieuse avait échappé à la psychologie occidentale, à savoir : que nous ne nous rappelons pas nous-mêmes, que nous vivons, agissons et raisonnons dans un profond sommeil, dans un sommeil qui n'a rien de métaphorique, mais qui est absolument réel ; et cependant, que nous pouvons nous rappeler nous-mêmes si nous faisons des efforts suffisants — que nous pouvons nous éveiller.
A. L. Volinsky, que j'avais souvent rencontré, avec qui j'avais eu de nombreux entretiens depuis 1909 et dont j'appréciais beaucoup les opinions, ne trouva rien dans l'idée de "rappel de soi" qu'il n'ait connu auparavant.
— C'est une aperception, me dit-il. Avez-vous lu la Logique de Wundt? Vous y trouverez sa dernière définition de l'aperception. C'est exactement ce dont vous parlez. La "simple observation" est une perception. "L'observation avec rappel de soi", comme vous l'appelez, est une aperception. Wundt ne l'ignorait pas, bien entendu.
Je ne voulais pas discuter avec Volinsky. J'avais lu Wundt. Et naturellement ce que Wundt avait écrit n'avait rien à faire avec ce que j'avais dit à Volinsky. Wundt s'était approché de cette idée, mais d'autres s'en étaient approchés tout autant et s'en étaient écartés par la suite. Il n'avait pas vu la grandeur de l'idée qui était cachée derrière ce qu'il pensait lui-même des différentes formes de perception. Et n'ayant pas vu la grandeur de l'idée, il ne pouvait naturellement pas voir la position centrale que pouvait occuper dans notre pensée l'idée de l'absence de conscience et celle de la possibilité d'une création volontaire de la conscience. Seulement, il me semblait étrange que Volinsky ne pût pas le voir, même lorsque je lui indiquais. Je me convainquis par la suite que chez beaucoup de personnes, fort intelligentes par ailleurs, un voile impénétrable dérobait cette idée à leurs yeux [...]
« Il y a quatre états de conscience possibles pour l'homme. Mais l'homme ordinaire, en d'autres termes, l'homme n° 1, 2 ou 3, ne vit que dans les deux états de conscience les plus bas. [...]
1. [...] le sommeil [...]
2. "état de veille de la conscience" [...]
3. le rappel de soi, ou conscience de soi, [...]
4. « Le quatrième état de conscience est la conscience objective. Dans cet état, l'homme peut voir les choses comme elles sont. Parfois, dans ses états inférieurs de conscience, il peut avoir des éclairs de cette conscience supérieure. Les religions de tous les peuples contiennent des témoignages sur la possibilité d'un tel état de conscience, qu'elles qualifient d' "illumination", ou de divers autres noms, et disent indescriptible. Mais la seule voie correcte vers la conscience objective passe par le développement de la conscience de soi. Un homme ordinaire artificiellement amené [par des drogues] à un état de conscience objective et ramené ensuite à son état habituel, ne se souviendra de rien et pensera simplement qu'il a perdu connaissance pendant un certain temps. Mais dans l'état de conscience de soi, l'homme peut avoir des éclairs de conscience objective et en garder le souvenir.
« Le quatrième état de conscience représente un état tout à fait différent du précédent ; il est le résultat d'une croissance intérieure et d'un long et difficile travail sur soi.
« Pour la grande majorité des gens, même cultivés et pensants, le principal obstacle sur la voie de l'acquisition de la conscience de soi, c'est qu'ils croient la posséder ; en d'autres termes, ils sont tout à fait convaincus d'avoir déjà conscience d'eux-mêmes et de posséder tout ce qui accompagne cet état : l'individualité, dans le sens d'un "Moi" permanent et immuable, la volonté, la capacité de faire, et ainsi de suite. Or il est bien évident qu'un homme ne verra pas l'intérêt d'acquérir par un long et difficile travail une chose que, dans son opinion, il possède déjà. Au contraire, si vous lui dites, il pensera soit que vous êtes fou, soit que vous tentez d'exploiter sa crédulité pour votre profit personnel.
« Tant qu'un homme se considère lui-même comme une seule personne, il restera toujours tel qu'il est. Son travail intérieur débute à cet instant où il commence à éprouver en lui-même la présence de deux hommes. L'un est passif et le plus qu'il puisse faire est d'observer et d'enregistrer ce qui lui arrive. L'autre, qui se nomme lui-même "moi", qui est actif et parle de lui à la première personne, n'est en réalité que "Ouspensky", "Petroff" ou "Zacharoff".
« [...] l'une des caractéristiques fondamentales de l'attitude de l'homme envers lui-même et envers son entourage, [est] sa constante "identification" à tout ce qui prend son attention, ses pensées ou ses désirs, et son imagination.
"L'identification" est un trait si commun que, dans la tâche de l'observation de soi, il est difficile de la séparer du reste. L'homme est toujours en état d'identification ; seul change l'objet de son identification.
« L'homme s'identifie à un petit problème qu'il trouve sur son chemin et il oublie complètement les grands buts qu'il se proposait au début de son travail. Il s'identifie à une pensée et il oublie toutes les autres. Il s'identifie à une émotion, à une humeur, et il oublie ses autres sentiments plus profonds. En travaillant sur eux-mêmes, les gens s'identifient à tel point à des buts isolés qu'ils perdent de vue l'ensemble. Les deux ou trois arbres les plus proches viennent à représenter pour eux toute la forêt.
« L'identification est notre plus terrible ennemi parce qu'elle pénètre partout. Au moment même où nous croyons lutter contre elle, nous sommes encore sa dupe. Et s'il nous est si difficile de nous libérer de l'identification, c'est que nous nous identifions plus facilement aux choses qui nous intéressent davantage, celles auxquelles nous donnons notre temps, notre travail et notre attention. Pour se libérer de l'identification, l'homme doit être constamment sur ses gardes et impitoyable envers lui-même. C'est-à-dire qu'il ne doit pas avoir peur de démasquer toutes ses formes subtiles et cachées.
« [...] En Orient, où l'on fume le haschich et d'autres drogues, il arrive souvent qu'un homme s'identifie à sa pipe au point de se considérer lui-même comme une pipe. Ce n'est pas une plaisanterie, mais un fait. Il devient positivement une pipe. Voilà l'identification. Mais pour en arriver là, le haschich ou l'opium ne sont pas du tout nécessaires. Regardez les gens dans les magasins, les théâtres ou les restaurants. Voyez comme ils s'identifient avec les mots quand ils discutent ou essaient de prouver quelque chose, particulièrement quelque chose qu'ils ne connaissent pas. Ils ne sont plus que désir, avidité, ou paroles : d'eux-mêmes, il ne reste rien.
« L'identification est le principal obstacle au rappel de soi. Un homme qui s'identifie est incapable de se rappeler lui-même. Pour pouvoir se rappeler soi-même, il faut d'abord ne pas s'identifier. Mais pour apprendre à ne pas s'identifier, l'homme doit avant tout ne pas s'identifier avec lui-même, ne pas s'appeler lui-même "moi", toujours et en toutes occasions. Il doit se rappeler qu'ils sont deux en lui, qu'il y a lui-même, c'est-à-dire Moi en lui, et l'autre avec lequel il doit lutter et qu'il doit vaincre s'il veut atteindre quoi que ce soit. Tant qu'un homme s'identifie ou est susceptible de s'identifier, il est l'esclave de tout ce qui peut lui arriver. La liberté signifie avant tout : se libérer de l'identification.
« Après avoir étudié l'identification en général, il faut prêter attention à l'un de ses aspects particuliers : l'identification aux gens, qui prend la forme de la "considération".
« Il y a plusieurs sortes de considération.
« Dans la plupart des cas, l'homme s'identifie à ce que les autres pensent de lui, à la façon dont ils le traitent, à leur attitude à son égard. L'homme pense toujours que les gens ne l'apprécient pas assez, ne sont pas assez courtois ou polis. Tout cela le tracasse, le préoccupe, le rend soupçonneux ; il gaspille en conjectures ou en suppositions une quantité énorme d'énergie, il développe ainsi en lui une attitude méfiante et hostile à l'égard des autres. Comment on l'a regardé, ce qu'on pense de lui, ce qu'on a dit de lui, tout cela prend à ses yeux une importance énorme.
« Et il "considère" non seulement les personnes, mais la société et les conditions historiques. Tout ce qui déplaît à un tel homme lui paraît injuste, illégitime, faux et illogique. Et le point de départ de son jugement est toujours que les choses peuvent et doivent être changées. L' "injustice" est un de ces mots qui servent souvent de masques à la "considération". Lorsqu'un homme s'est convaincu que c'est une "injustice" qui le révolte, s'arrêter de considérer équivaudrait pour lui à se "réconcilier avec l'injustice".
« Il y a des gens capables non seulement de "considérer" l'injustice ou le peu de cas que l'on fait d'eux, mais de considérer même le temps qu'il fait. Cela semble ridicule, mais c'est un fait : les gens sont capables de considérer le climat, la chaleur, le froid, la neige, la pluie ; ils peuvent se fâcher et s'indigner contre le mauvais temps. L'homme prend tout d'une façon personnelle, comme si tout dans le monde avait été spécialement aménagé pour lui faire plaisir, ou au contraire pour lui causer des désagréments et des ennuis.
« Tout cela n'est qu' "identification", et on pourrait en citer beaucoup d'autres formes. Ce genre de considération se fonde entièrement sur les "exigences". L'homme, en son for intérieur, "exige" que tout le monde le prenne pour quelqu'un de remarquable auquel chacun devrait constamment témoigner respect, estime et admiration, pour son intelligence, sa beauté, son adresse, son humour, sa présence d'esprit, son originalité et toutes ses autres qualités. Ces exigences se fondent à leur tour sur la notion complètement fantastique que les gens ont d'eux-mêmes, ce qui arrive très souvent même avec des personnes d'apparence très modeste.
« Un autre exemple, [...], est celui de l'homme qui considère qu'à son sens il "devrait" faire quelque chose, alors qu'en fait, il n'a absolument rien à faire. "Devoir" et "ne pas devoir" est un problème difficile : il est difficile de comprendre quand un homme "doit" réellement et quand il ne "doit pas". Cette question ne peut être abordée que du point de vue du "but". Lorsqu'un homme a un but, il doit faire exclusivement ce qui lui permet de s'en rapprocher et ne rien faire qui puisse l'en éloigner.
« [...] Nous ne savons pas voir combien les différents "moi" qui composent notre personnalité sont contradictoires et hostiles les uns aux autres. Si l'homme pouvait sentir toutes ces contradictions, il sentirait ce qu'il est réellement. Il sentirait qu'il est fou. Il n'est agréable pour personne de se sentir fou. De plus, une telle pensée prive l'homme de sa confiance en lui même, elle affaiblit son énergie, elle le frustre du "respect de lui-même". D'une manière ou d'une autre, il lui faut donc dominer cette pensée ou la bannir. Il doit ou bien détruire ses contradictions ou bien cesser de les voir et de les éprouver. L'homme ne peut pas détruire ses contradictions. Mais il cesse de les sentir quand les tampons apparaissent en lui. Dès lors il ne sent plus les chocs qui résultent du heurt de vues, d'émotions et de paroles contradictoires.
« Les "tampons" se forment par degrés, lentement. Un très grand nombre sont créés artificiellement par l' "éducation". D'autres doivent leur existence à l'influence hypnotique de toute la vie environnante. L'homme est entouré de gens qui parlent, pensent, sentent, vivent par l'intermédiaire de leurs "tampons". Les imitant dans leurs opinions, leurs actions et leurs paroles, il crée involontairement en lui-même des "tampons" analogues, qui lui rendent la vie plus facile. Car il est très dur de vivre sans "tampons". Mais ceux-ci empêchent toute possibilité de développement intérieur, parce qu'ils sont faits pour amortir les chocs ; or les chocs, et eux seuls, peuvent tirer l'homme de l'état dans lequel il vit, c'est-à-dire l'éveiller. Les "tampons" bercent le sommeil de l'homme, ils lui donnent l'agréable et paisible sensation que tout ira bien, que les contradictions n'existent pas, et qu'il peut dormir en paix. Les "tampons" sont des dispositifs qui permettent à l'homme d'avoir toujours raison ; ils l'empêchent de sentir sa conscience.
« La "conscience" est encore un terme qui a besoin d'être expliqué.
« Dans la vie ordinaire, le concept de "conscience" est pris d'une façon trop simple. Comme si nous avions une conscience! En fait, le concept de "conscience morale", dans le domaine émotionnel, équivaut au concept d' "intuition intellectuelle" [2] dans le domaine intellectuel. Et de même que nous n'avons pas d'intuition intellectuelle, nous n'avons pas de conscience morale.
« L'intuition intellectuelle [consciousness] est un état dans lequel l'homme connaît d'une manière immédiate et totale tout ce qu'il sait en général, un état dans lequel il est en mesure de voir combien peu il sait et combien de contradictions il y a dans ce qu'il sait.
« La conscience morale [conscience] est un état dans lequel l'homme sent d'une manière immédiate et totale tout ce qu'il sent en général ou peut sentir. Et comme chacun a en lui des milliers de sentiments contradictoires qui, de la réalisation profondément cachée de sa propre nullité, vont jusqu'aux formes les plus stupides de l'infatuation — et de toutes sortes de terreurs jusqu'à la présomption, la suffisance et l'auto-idolâtrie — sentir tout cala simultanément ne serait pas seulement douloureux ; ce serait insupportable.
« Si un homme dont le monde intérieur tout entier n'est fait que de contradictions devait ressentir à la fois toutes ces contradictions en lui, s'il devait ressentir soudain qu'il aime tout ce qu'il hait et qu'il hait tout ce qu'il aime, qu'il ment quand il dit la vérité et qu'il dit la vérité quand il ment ; et s'il pouvait sentir la honte et l'horreur d'un tel ensemble — il connaîtrait alors cet état qui est appelé "conscience morale" [conscience]. L'homme ne peut pas vivre dans un tel état ; il doit, ou bien détruire les contradictions, ou bien détruire la conscience. Il ne peut pas détruire la conscience, mais s'il ne peut pas la détruire, il peut la mettre en sommeil, ce qui signifie que, par d'impénétrables barrières, il peut séparer en lui-même un sentiment d'un autre, ne jamais les voir ensemble, ne jamais sentir leur incompatibilité ni l'absurdité de leur coexistence.
« Mais heureusement pour l'homme, ce est-à-dire pour sa paix et pour son sommeil, cet état de conscience est très rare. Dès sa plus petite enfance, les tampons ont commencé à se développer et à se fortifier en lui, lui enlevant progressivement toute possibilité de voir ses contradictions intérieures ; pour lui, par conséquent, il n'y a pas le moindre danger d'un éveil soudain. L'éveil n'est possible que pour ceux qui le cherchent, qui le veulent, et sont prêts à lutter avec eux-mêmes, à travailler sur eux-mêmes, très longtemps et avec persévérance pour l'obtenir. À cette fin, il faut absolument détruire les "tampons", c'est-à-dire aller à la rencontre de toutes les souffrances intérieures, qui sont liées à la sensation des contradictions. De plus, la destruction des "tampons" exige elle-même un très long travail, et l'homme doit consentir à ce travail, en comprenant bien que l'éveil de sa conscience s'accompagnera pour lui de toutes les gênes et de toutes les souffrances imaginables.
« Mais la conscience est le seul feu qui puisse faire fondre toutes les poudres métalliques de la cornue dont il a déjà été question, et créer l'unité que l'homme ne possède pas au stade où il a entrepris de s'étudier lui-même.
« Le concept de "conscience morale" [conscience] n'a rien de commun avec celui de "moralité".
« La conscience morale est un phénomène général et permanent. Elle est la même pour tous les hommes et n'est possible qu'en l'absence des "tampons". Du point de vue des différentes catégories d'hommes, nous pouvons dire qu'il existe une conscience de l'homme qui n'a pas de contradictions. Cette conscience n'est pas une souffrance, mais une joie d'un caractère entièrement nouveau, et que nous sommes incapable de comprendre. Un éveil, même momentané, de la conscience morale dans un homme aux milliers de "moi" différents implique obligatoirement la souffrance. Pourtant, si ces instants de conscience se répètent plus souvent et durent chaque fois plus longtemps, si l'homme ne les craint pas, mais au contraire coopère avec eux et tente de les garder et de les prolonger, un élément de joie très subtil, un avant-goût de la vraie "conscience lucide" percera graduellement en lui.
« Le concept de moralité n'a rien de général. La moralité est faite de "tampons". Il n'y a pas de morale commune : ce qui est moral en Chine est immoral en Europe et ce qui est moral en Europe est immoral en Chine ; ce qui est moral à Saint-Pétersbourg est immoral au Caucase et ce qui est moral au Caucase ne l'est pas à Saint-Pétersbourg. Ce qui est moral pour une classe de la société est immoral pour une autre et vice versa. La morale est toujours et partout un phénomène artificiel. Elle est faite de multiples "tabous", c'est-à-dire de restrictions et d'exigences variées, parfois sensées dans leur principe, parfois ayant perdu toute espèce de sens ou n'en ayant jamais eu, parce qu'elles ont été établies sur une base fausse, sur un terrain de superstitions et de terreurs imaginaires. La moralité est faite de "tampons". Et puisqu'il y a des tampons de toutes sortes et que les conditions de vie dans les différents pays, à différents âges et parmi les différentes classes sociales, varient considérablement, la morale ainsi établie est-elle aussi très dissemblable et contradictoire. Une morale commune à tous n'existe pas. Il est même impossible de dire qu'il y a une seule morale pour toute l'Europe, par exemple. [...]
« L'homme subjectif, ne peut pas avoir de conception générale du bien et du mal. Pour l'homme subjectif, le mal est tout ce qui s'oppose à ses désirs, à ses intérêts ou à sa conception du bien.
« Le renoncement à ses propres décisions, la soumission à la volonté d'un autre, peuvent présenter des difficultés insurmontables pour un homme, s'il n'a pas réussi à se rendre compte au préalable qu'ainsi il ne sacrifie ou ne change réellement rien dans sa vie, puisque toute sa vie il a été assujetti à quelque volonté étrangère et qu'il n'a jamais pris vraiment aucune décision par lui-même. Mais l'homme n'en est pas conscient. Il considère qu'il a le droit de choisir librement. Et il est dur pour lui de renoncer à cette illusion qu'il dirige et qu'il organise sa vie lui-même. Cependant, il n'y a pas de travail possible sur soi, tant que l'on ne s'est pas délivré de cette illusion.
« L'homme doit réaliser qu'il n'existe pas ; il doit réaliser qu'il ne peut rien perdre, parce qu'il n'a rien à perdre ; il doit réaliser sa nullité dans le sens le plus fort de ce terme.
[...]
« Très souvent, la peur de se soumettre à la volonté d'un autre se montre telle que rien n'en peut venir à bout. L'homme ne comprend pas qu'une subordination à la volonté d'un autre, à laquelle il donnerait consciemment son adhésion, est le seul chemin qui puisse le conduire à l'acquisition d'une volonté propre. »
« Rappelons que l'homme est constitué de deux parties: essence et personnalité. L'essence dans l'homme est ce qui est à lui. La personnalité dans l'homme est ce qui n'est pas à lui. "Ce qui n'est pas à lui" signifie : ce qui lui est venu du dehors, ce qu'il a appris ou ce qu'il reflète ; toutes les traces d'impressions extérieures laissées dans la mémoire et dans les sensations, tous les mots et tous les mouvements qui lui ont été enseignés, tous les sentiments créés par imitation, tout cela est "ce qui n'est pas à lui", tout cela est la personnalité.
[...]
« Un petit enfant n'a pas encore de personnalité. Il est ce qu'il est réellement. Il est essence. Ses désirs, ses goûts, ce qu'il aime, ce qu'il n'aime pas, expriment son être tel qu'il est.
« Mais aussitôt qu'intervient ce que l'on nomme "éducation", la personnalité commence à croître.
« Par surcroît, il arrive souvent que l'essence d'un homme meure, tandis que sa personnalité et son corps demeurent vivants. Les gens que nous voyons dans les rues d'une grande ville sont ainsi, presque tous, intérieurement vides ; en réalité, ils sont déjà morts.
« Il est heureux pour nous que nous ne le voyions pas et que nous n'en sachions rien. Si nous savions combien d'hommes sont déjà morts et combien nombreux sont ces cadavres qui gouvernent nos vies, le spectacle de cette horreur nous ferait perdre la raison. De fait, bien des hommes sont devenus fous parce qu'ils ont entrevu cette réalité sans une préparation suffisante — ils ont vu ce qu'ils n'étaient pas autorisés à voir. Pour être en état d'affronter cette vision impunément, il faut être sur la voie. Si un homme qui ne peut rien faire voyait la vérité, à coup sûr il deviendrait fou. Mais cela se produit rarement. Dans le cours ordinaire des choses, tout est arrangé de telle sorte que personne ne peut rien voir prématurément. La personnalité ne voit que ce qu'elle aime voir et ce qui ne contrarie pas son expérience. Elle ne voit jamais ce qu'elle n'aime pas — ce qui est à la fois un avantage et un inconvénient. C'est un avantage pour l'homme qui veut dormir, c'est un obstacle pour celui qui veut s'éveiller.
« Dès cette époque [1916], certaines gens d'une espèce bien définie avaient déjà pris une attitude négative à l'égard de notre travail. Après nous avoir reproché notre absence d' "amour", nombre d'entre eux s'indignaient qu'il y eut une demande d'argent, de paiement. Sous ce rapport, il était très caractéristique que les plus révoltés n'étaient pas ceux pour qui il était difficile de payer, mais ceux qui avaient de la fortune et pour qui la somme demandée était une simple bagatelle.
Ceux qui ne pouvaient pas payer, ou qui ne pouvaient payer que très peu, comprenaient toujours que l'on ne pouvait rien avoir pour rien, et que le travail de Gurdjieff, ses voyages à Saint-Pétersbourg et le temps que lui et les autres donnaient au travail coûtaient de l'argent. Seuls ceux qui avaient de l'argent ne le comprenaient pas, et ne voulaient pas le comprendre.
— Cela voudrait-il dire, par hasard, que le Royaume des Cieux puisse être acheté? Disaient-ils. Mais on n'a jamais demandé d'argent pour de telles choses. Le Christ disait à ses disciples "Ne prenez ni bourse ni panetière" — et vous demandez un millier de roubles! À ce compte-là on peut faire d'excellentes affaires. Supposez qu'il y ait une centaine d'élèves. Cela ferait un revenu de cent mille roubles. Et s'il y avait deux cents, trois cents élèves? Trois cent milles roubles par an, c'est une rente! »
Gurdjieff souriait toujours lorsque je lui rapportais ces commentaires.
— « Ne prenez ni bourse ni panetière. »! Mais ne faut-il pas prendre tout de même un ticket de chemin de fer et payer l'hôtel? Voyez-vous leur mensonge et leur hypocrisie! Non, même si nous n'avions pas du tout besoin d'argent, il serait encore nécessaire de maintenir cette demande. Cela nous débarrasse dès le début de quantité de gens inutiles. Rien ne montre mieux les gens que leur attitude envers l'argent. Ils sont prêts à gaspiller tant et plus pour leurs fantaisies personnelles, mais ils n'ont aucune appréciation du travail d'un autre. Peut-être dois-je travailler pour eux et, gratuitement, leur donner tout ce qu'ils daigneront prendre de moi? "Comment peut-on faire du commerce avec la connaissance? Elle doit être donnée!" disent-ils. C'est précisément pour cette raison qu'il faut les faire payer. Il en est qui ne passeront jamais cette barrière. Mais s'ils ne la passent pas, cela signifie qu'ils ne passeront jamais les autres. Et ce ne sont pas les seules raisons. Plus tard, vous verrez. »
Ces autres raisons étaient très simples. Nombreux étaient ceux qui, en fait, ne pouvaient pas payer. Et, bien que Gurdjieff ait toujours maintenu très strictement le principe, en réalité il ne refusa jamais un élève parce que celui-ci n'avait pas d'argent. Et on découvrit plus tard qu'il soutenait lui-même un grand nombre de ses élèves. Ceux qui payaient mille roubles ne payaient pas seulement pour eux, mais pour les autres. [voir aussi Une chose doit coûter pour être estimée p. 30]
« ... la Kabbale ... n'est qu'un fragment ... d'un enseignement ésotérique plus ancien, beaucoup plus complet, sur les cosmos ou mondes emboîtés les uns dans les autres, et tous créés à l'image et à la ressemblance du plus grand d'entre eux, lequel contient en lui tous les autres. "Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas" est une expression qui se réfère au cosmos.
[...]
« La doctrine des cosmos considère sept cosmos.
[...]
Le Protocosmos est l'absolu dans le rayon de création ou monde 1.
L'Ayocosmos est le monde 3 ("Tous les mondes" dans le rayon de la création).
Le Macrocosmos est notre monde stellaire ou Voie Lactée (monde 6 dans le rayon de création).
Le Deuterocosmos est le Soleil, le système solaire (monde 12)
Le Mesocosmos est "Toutes les planètes" (monde 24), ou la terre en tant qu'elle représente le monde planétaire.
Le Tritocosmos est l'homme.
Le Microcosmos est l' "atome".
— Comme je l'ai déjà expliqué, dit Gurdjieff on appelle "atome" la plus petite quantité de n'importe quelle substance qui retienne toutes ses propriétés, physiques, chimiques, psychiques et cosmiques. De ce point de vue, il peut y avoir, par exemple, un "atome d'eau".
[...]
« Chaque cosmos est un être animé qui vit, respire, pense, sent, naît et meurt.
[...]
« La manifestation des lois d'un cosmos dans un autre cosmos constitue ce que nous appelons un miracle. Il ne peut y avoir aucune autre espèce de miracle. Un miracle n'est ni une violation des lois, ni un phénomène en dehors des lois. C'est un phénomène qui a lieu dans un cosmos selon les lois d'un autre cosmos. Ces lois nous sont inconnues et incompréhensibles, et elles sont donc miraculeuses.
La "période de dimensions" englobe sept dimensions : la dimension zéro, la première la seconde et ainsi de suite jusqu'à la sixième dimension. La dimension zéro, ou le point est une limite. [...]
« Un corps tridimensionnel diffère du point, de la ligne et de la surface en ceci qu'il a une existence physique réelle pour notre perception.
« La surface n'est en fait qu'une projection d'un corps, la ligne, qu'une projection d'un plan, et le point, qu'une projection d'une ligne.
« Un corps a une existence physique indépendante, c'est-à-dire qu'il possède différentes propriétés physiques.
« Lorsque nous disons qu'une chose "existe", nous voulons dire par là qu'elle existe dans le temps. Mais il n'y a pas de temps dans l'espace tridimensionnel. Le temps se trouve en dehors de l'espace à trois dimensions. Le temps, comme nous le sentons, est la quatrième dimension. L'existence est pour nous l'existence dans le temps. L'existence dans le temps est mouvement, ou extension le long de la quatrième dimension ; si nous pensons à la vie comme à un corps à quatre dimensions, alors un corps tridimensionnel sera sa section, sa projection ou sa limite.
[...]
« L'éternité est l'existence infinie de chaque moment du temps. Si nous concevons le temps comme une ligne, alors cette ligne sera traversée en chaque point par les lignes de l'éternité. Chaque point de la ligne du temps sera une ligne dans l'éternité. La ligne du temps sera un plan de l'éternité. L'éternité a une dimension de plus que le temps. Par conséquent, si le temps est la quatrième dimension, l'éternité est la cinquième dimension. Si l'espace du temps est à quatre dimensions, l'espace de l'éternité est à cinq dimensions.
[...]
« Chaque moment du temps contient un certain nombre de possibilités, [...]
« La sixième dimension est la ligne de réalisation de toutes les possibilités.
« [...] les vingt-quatre heures du jour et de la nuit, constituent la "respiration de la vie organique".
« [...] Naître n'est qu'un autre mot pour désigner le commencement d'une nouvelle croissance de l'essence, le commencement de la formation de l'individualité, le commencement de l'apparition d'un "Moi" indivisible.
« Mais pour être capable d'y atteindre, ou tout au moins de s'engager sur cette voie, l'homme doit mourir ; cela veut dire qu'il doit se libérer d'une multitude de petits attachements et d'identifications qui le maintiennent dans la situation où il se trouve actuellement. Dans sa vie, il est attaché à tout : attaché à son imagination, attaché à sa stupidité, attaché même à ses souffrances — et plus encore peut-être à ses souffrances qu'à autre chose. Il doit se libérer de cet attachement. L'attachement aux choses, l'identification aux choses, maintiennent vivants dans l'homme un millier de "moi" inutiles. Ces "moi" doivent mourir pour que le grand Moi puisse naître. Mais comment peuvent-ils être amenés à mourir? Ils ne le veulent pas. C'est ici que la possibilité de s'éveiller vient à notre aide. S'éveiller signifie réaliser sa propre nullité, c'est-à-dire réaliser sa propre mécanicité, complète et absolue, et sa propre impuissance, non moins complète, non moins absolue. Mais il ne suffit pas de le comprendre philosophiquement, avec des mots. Il faut le comprendre avec des faits simples, clairs, concrets, avec des faits qui nous concernent. Lorsqu'un homme commence à se connaître un peu, il voit en lui-même bien des choses qui ne peuvent pas ne pas l'horrifier. Tant qu'un homme ne se fait pas horreur, il ne sait rien sur lui-même.
« Un homme a vu en lui-même quelque chose qui l'horrifie. Il décide de s'en débarrasser, de s'en purger, d'en finir. Quelque efforts qu'il fasse cependant, il sent qu'il ne le peut pas, que tout demeure comme auparavant. C'est là qu'il verra son impuissance, sa misère et sa nullité ; ou encore, lorsqu'il commence à se connaître lui-même, un homme voit qu'il ne possède rien, c'est-à-dire que tout ce qu'il a regardé comme étant à lui, ses idées, ses pensées, ses convictions, ses habitudes, même ses fautes et ses vices, rien de tout cela n'est à lui : tout a été pris n'importe où, tout a été copié tel quel. L'homme qui sent tout cela peut sentir sa propre nullité. Et en sentant sa nullité, un homme se verra tel qu'il est en réalité, non pas pour une seconde, non pas pour un moment, mais constamment, et il ne l'oubliera jamais.
« Cette conscience continuelle de sa nullité et de sa misère lui donnera finalement le courage de "mourir", [...] et de renoncer positivement [...] à tous ces aspects de lui-même qui ne présentent aucune utilité du point de vue de sa croissance intérieure, ou qui s'y opposent. Ces aspects sont, avant tout, son "faux Moi", et ensuite toutes ses idées fantastiques sur son "individualité", sa "volonté", sa "conscience", sa "capacité de faire", ses pouvoirs, son initiative, ses qualités de décision, et ainsi de suite.
[...]
« Avant tout, il faut comprendre que le sommeil dans lequel existe l'homme n'est pas un sommeil normal, mais hypnotique. L'homme est hypnotisé, et cet état hypnotique est continuellement maintenu et renforcé en lui. Tout se passe comme s'il y avait certaines "forces" pour lesquelles il serait utile et profitable de maintenir l'homme dans un état hypnotique, afin de l'empêcher de voir la vérité et de réaliser sa situation.
[...]
« Faute de réaliser pleinement la difficulté de l'éveil, il est impossible de comprendre la nécessité d'un long et dur travail d'éveil.
« En règle générale, que faut-il pour éveiller un homme endormi? Il faut un bon choc. Mais lorsqu'un homme est profondément endormi, un seul choc ne suffit pas. Une longue période de chocs incessants est nécessaire. Par conséquent il faut quelqu'un pour administrer ces chocs. [...]
« Donc, pour s'éveiller, il faut toute une conjugaison d'efforts. Il est indispensable qu'il y ait quelqu'un pour réveiller le dormeur, il est indispensable qu'il y ait quelqu'un pour surveiller le réveilleur, il faut avoir des réveille-matin, et il faut aussi en inventer constamment des nouveaux.
« Mais pour mener à bien cette entreprise et obtenir des résultats, un certain nombre de personnes doivent travailler ensemble.
« Un homme seul ne peut rien faire.
« [...] un homme peut fort bien se tromper sur son éveil, prendre pour un éveil ce qui est simplement un nouveau rêve. Si quelques personnes décident de lutter ensemble contre le sommeil elles s'éveilleront mutuellement. Il arrivera souvent qu'une vingtaine d'entre elles dormiront mais la vingt et unième s'éveillera, et elle éveillera les autres. [...]
« Le travail doit être organisé et il doit y avoir un chef. Sans ces deux conditions, le travail ne peut pas donner les résultats attendus, et tous les efforts seront vains. [...]
« [...] L'un des traits typiques de la nature humaine est que l'homme voit toujours plus facilement les défauts des autres que les siens propres. En même temps, sur le chemin de l'étude de soi, l'homme apprend qu'il possède lui-même tous les défauts qu'il trouve chez autrui. [...] Ainsi, les autres membres du groupe lui servent de miroirs dans lesquels il se voit.
[Garder le secret]
p. 318
[Dire toute la vérité]
[Ne pas critiquer et être docile]
p. 319
[Pas de touristes ; il faut travailler]
[Obéir aux règles]
p. 320
[Suivre les directives individuelles]
« L'étude du "défaut principal" et la lutte contre ce défaut constituent, en quelque sorte, le sentier individuel de chaque homme, mais le but doit être le même pour tous. Ce but est de réaliser sa propre nullité.
p. 321
[se méfier des faux prophètes]
« [...] personne ne fait jamais rien pour l'amour du mal, ou dans l'intérêt du mal. Chacun fait toujours tout dans les intérêts du bien tel qu'il le comprend.
« Dans les groupes correctement organisés, nulle foi n'est requise ; on demande tout juste un peu de confiance, et encore, pas pour longtemps ; parce que plus vite un homme commence à éprouver la vérité de ce qu'il entend, mieux cela vaut pour lui.
« La lutte contre le "faux Moi", contre le trait ou le défaut principal, est la partie la plus importante du travail, mais cette lutte doit se traduire par des actes, non par des paroles. À cette fin, le maître donne à chacun des tâches définies qui exigent, pour être menées à bien, la conquête de son trait principal. Lorsqu'un homme prend sur lui l'accomplissement de l'une de ces tâches, il lutte avec lui-même, il travaille sur lui-même. S'il esquive les tâches, s'il se dérobe devant leur accomplissement, cela signifie, soit qu'il ne veut pas travailler, soit qu'il ne le peut pas.
[...]
« [...] Un homme peut s'imaginer pendant longtemps et en toute sincérité qu'il veut travailler, et même faire de grands efforts, puis il peut tout jeter par dessus bord, et se dresser définitivement contre le travail ; alors il se justifie, il invente diverses contrefaçons, il fausse délibérément le sens de tout ce qu'il a entendu, et ainsi de suite.
— Que lui arrive-t-il en châtiment? Demanda l'un des auditeurs.
— Rien, que pourrait-il lui arriver? Répondit Gurdjieff. Il est son propre châtiment. Et quel châtiment pourrait être pire?
[...]
D'une manière tout à fait générale, on peut dire que la conquête du mensonge est la barrière la plus difficile. L'homme ment tellement et si constamment à lui-même et aux autres qu'il cesse de le remarquer. Néanmoins, le mensonge doit être conquis, vaincu.
[...]
[...] chaque effort de l'élève lui vaut un surcroît d'exigences. Tant qu'il n'a pas fait de sérieux efforts, on ne peut pratiquement rien exiger de lui [...]. Plus un homme fait d'efforts, plus on lui en demande.
[...] Si un homme n'a rien fait hier, on ne peut rien lui demander aujourd'hui ; s'il a fait quelque chose hier, cela signifie qu'il peut faire plus aujourd'hui.
[...]
[...] Si un homme voit sa faute mais continue de se chercher des justifications, cette faute, même petite, peut détruire le résultat d'années entières de travail et d'efforts.
[Dans un groupe], le succès de l'un d'eux est le succès de tous, l'échec de l'un d'eux est l'échec de tous.
« [...] chaque homme a un répertoire défini de rôles qu'il joue dans les circonstances ordinaires. Il a un rôle pour chaque sorte de circonstances où il se trouve habituellement ; mais placez-le dans des circonstances légèrement différentes, il sera incapable de découvrir le rôle qui s'y accorde, et, pour un bref instant, il deviendra lui-même.
[...]
[...] Voir ses rôles, connaître son propre répertoire, et surtout savoir combien il est limité, c'est déjà savoir beaucoup. [...] Dans ses rôles habituels, il se sent à son aise et en paix. Mais s'il veut travailler sur lui-même, il lui faut détruire sa paix. [...] Par malheur, il lui est très difficile de tout envoyer au diable et de commencer le travail réel. Et pourquoi est-ce si difficile? Avant tout parce que sa vie est trop facile.
« [...] Pour approcher cet enseignement d'une manière sérieuse, il faut avoir été préalablement déçu, il faut avoir perdu toute confiance, avant tout en soi-même, c'est-à-dire en ses propres possibilités, et, d'autre part, en toutes les voies connues.
[...]
[...] Ceux qui n'ont pas cherché, ou qui ne sont pas actuellement en train de chercher, n'en ont pas besoin. Et ceux qui ne se sont pas encore brûlés n'en ont pas besoin non plus.
« [...] [Gurdjieff] dit simplement que nous ne savions pas séparer la "personnalité" de l' "essence".
— La personnalité, dit-il, se cache derrière l'essence, et l'essence se cache derrière la personnalité ; ainsi, elles se masquent l'une l'autre.
— Comment peut-on séparer l'essence de la personnalité?
— Comment sépareriez-vous ce qui est à vous de ce qui n'est pas à vous? Répliqua Gurdjieff. Il faut y penser, il faut se demander d'où est venue telle ou telle de vos caractéristiques. Et surtout, n'oubliez jamais que la plupart des gens, spécialement dans votre milieu, ne possèdent presque rien en propre. Rien de ce qu'ils ont ne leur appartient ; le plus souvent ils l'ont volé. Ce qu'ils appellent leurs idées, leurs convictions, leurs théories, leurs conceptions, tout a été pillé à des sources variées. C'est cet ensemble qui constitue leur personnalité. Et c'est cela qui doit être dépouillé, mis au rancart.
« [...] Tout ce que font les gens est en liaison avec le sexe : la politique, la religion, l'art, le théâtre, la musique, tout est "sexe". Croyez-vous que les gens vont à l'église pour prier ou au théâtre pour voir quelque pièce nouvelle? Non, ce ne sont là que des prétextes. Le principal, au théâtre aussi bien qu'à l'église, c'est que l'on peut trouver des femmes et des hommes. Voilà le centre de gravité de toutes les réunions. Qu'est-ce qui amène les gens dans les cafés, les restaurants, les fêtes de toutes sortes? Une seule chose : le sexe. Voilà la principale source d'énergie de toute la mécanicité. Tous les sommeils, toutes les hypnoses en découlent.
Essayez de comprendre ce que je veux dire. La mécanicité est particulièrement dangereuse lorsque les gens ne veulent pas la prendre pour ce qu'elle est et tentent de l'expliquer par autre chose. Lorsque le sexe est clairement conscient de lui-même, lorsqu'il ne s'abrite pas derrière des prétextes, il ne s'agit plus de la mécanicité dont je parle. Au contraire, le sexe, qui existe par lui-même et ne dépend de rien d'autre, est déjà un grand accomplissement. Mais le mal gît dans ce mensonge perpétuel à soi-même!
— Et que concluez-vous? Demanda quelqu'un. Que nous devons laisser les choses ainsi ou les changer?
Gurdjieff sourit.
— C'est ce qu'on demande toujours. Quel que soit le sujet dont on parle, les gens demandent : "Est-il admissible qu'il en soit ainsi et ne peut-on pas changer cet état de choses?" Comme s'il était possible de changer quoi que ce soit — de faire quoi que ce soit! Vous, du moins, vous auriez dû voir la naïveté de telles questions. Des forces cosmiques ont créé cette situation et des forces cosmiques la commandent. Et vous demandez — devons-nous laisser les choses ainsi ou les changer? Allons! Dieu lui-même n'y pourrait rien changer. Vous souvenez-vous de ce qui a été dit sur les quarante-huit lois? Elles ne peuvent pas être changées, mais on peut se libérer d'un grand nombre d'entre elles, je veux dire qu'il y a une possibilité de changer l'état de choses pour soi-même. On peut échapper à la loi générale. Pas plus là qu'ailleurs, la loi générale ne peut être changée. Mais l'homme peut changer sa propre situation par rapport à cette loi ; il peut lui échapper. D'autant plus que la loi dont je parle, c'est-à-dire le pouvoir du sexe sur les gens, offre des possibilités très diverses. Le sexe est la principale raison de notre esclavage, mais il est aussi notre principale possibilité de libération.
«[...] Ce qui est amusant, c'est que les gens peuvent voir cela quand il s'agit des autres, mais quand ils se mettent eux-mêmes à divaguer, leur clairvoyance s'éteint à l'instant pour tout ce qui les concerne.
« Non, ce que les gens doivent sacrifier, c'est leur souffrance : rien n'est plus difficile à sacrifier. Un homme renoncera à n'importe quel plaisir plutôt qu'à sa propre souffrance. L'homme est ainsi fait qu'il y tient plus qu'à tout. Et pourtant il est indispensable d'être libre de la souffrance. Quiconque n'en est pas libre, quiconque n'a pas sacrifié sa souffrance, ne peut pas travailler.
Gurdjieff [...] ne manquait jamais de revenir sur certains points. Le premier était le "rappel de soi" ; il soulignait la nécessité de travailler constamment sur soi pour y parvenir ; et le second était l'imperfection de notre langage, la difficulté de faire passer dans les mots la "vérité objective".
[...] Gurdjieff donnait aux expressions "objectif" et "subjectif" un sens spécial, prenant comme base la division des états de conscience en "subjectifs" et "objectifs". Ainsi, toute notre science ordinaire, qui se base sur des méthodes ordinaires d'observation et de vérification des observations, était, à ses yeux, une science subjective ; de même, il appelait subjectives toutes les théories scientifiques déduites de l'observation des faits accessibles dans les états subjectifs de conscience. Au contraire, la science fondée sur les anciennes méthodes et principes d'observation, la science des choses en elles-mêmes, la science du Tout, était pour lui la science objective.
— Une des idées centrales de la science objective, disait Gurdjieff, est l'idée de l'unité de toutes choses, de l'unité dans la diversité. [...]
« [...] Mais pour la conscience subjective, le monde est fragmenté en des millions de phénomènes séparés et sans lien.
« L'enseignement dont nous proposons ici la théorie est complètement autonome, indépendant de toutes les autres voies, et jusqu'à ce jour, il était demeuré entièrement inconnu. Comme d'autres enseignements, il fait usage de la méthode symbolique, et l'un de ses symboles principaux est [...] le cercle divisé en neuf parties.
« Ce symbole prend la forme suivante :
« [...] L'ennéagramme est un diagramme schématique du mouvement perpétuel, c'est-à-dire d'une machine au mouvement éternel. Mais bien entendu, il est nécessaire de savoir comment lire ce diagramme. La compréhension de ce symbole et la capacité d'en faire usage donnent à l'homme un très grand pouvoir. C'est le mouvement perpétuel et c'est aussi la pierre philosophale des alchimistes.
« La science de l'ennéagramme a été très longtemps tenue secrète et si elle est maintenant, en quelque sorte, rendue accessible à tous, ce n'est que sous une forme incomplète et théorique, inutilisable pratiquement par quiconque n'aura pas été instruit dans cette science par un homme qui la possède.
« L'ennéagramme, pour être compris, doit être pensé comme étant en mouvement, comme se mouvant. Un ennéagramme figé est un symbole mort ; le symbole vivant est en mouvement.
« Considérons la prière bien connue : "Seigneur ayez pitié de moi". Qu'est-ce que cela veut dire? Un homme lance un appel à Dieu. Est-ce qu'il ne devrait pas penser un peu, est-ce qu'il ne devrait pas faire une comparaison, se demander ce que Dieu est, et ce qu'il est lui-même? Puis, il demande à Dieu d'avoir pitié de lui. Mais il faudrait que Dieu pense à lui, le prenne en considération. Or cela vaut-il la peine de le prendre en considération? Qu'y-a-t-il en lui qui soit digne que l'on y pense? Et qui doit penser à lui? Dieu même? Vous le voyez, toutes ces pensées, et bien d'autres encore, devraient traverser son esprit lorsqu'il prononce cette simple prière. Et ce sont précisément ces pensées-là qui pourraient faire pour lui ce qu'il demande à Dieu de faire. Mais à quoi pense-t-il, et quels résultats sa prière peut-elle donner, quand il répète comme un perroquet : Seigneur, ayez pitié! Vous savez bien que cela ne peut donner aucun résultat.
« Pouvons-nous dire que nous observons dans la vie une prépondérance des éléments les meilleurs, les plus forts, les plus courageux? — Nullement. Au contraire, nous voyons partout le règne de la vulgarité et de la stupidité sous toutes leurs formes.
« Il n'y a pas, et il ne peut y avoir, d'initiation extérieure. En réalité, chacun doit s'initier soi-même. Les systèmes et les écoles peuvent indiquer les méthodes et les voies, mais aucun système, aucune école ne peut faire pour l'homme le travail qu'il doit faire lui-même. Une croissance intérieure, un changement d'être, dépendent entièrement du travail qu'il faut faire sur soi.
« Chaque race, chaque époque, chaque nation, chaque pays, chaque classe, chaque profession possède un nombre défini de poses et de mouvements qui lui sont propres. Les mouvements et les poses, ou attitudes, étant ce qu'il y a de plus permanent et de plus immuable dans l'homme, contrôlent sa forme de pensée comme sa forme de sentiment. Mais l'homme ne fait pas usage de toutes les poses et de tous les mouvements qui lui sont possibles. Chacun en adopte un certain nombre, conformément à son individualité. De telle sorte que le répertoire de poses et de mouvements de chaque individu est très limité.
« Le caractère des mouvements et attitudes de chaque époque, de chaque race et de chaque classe, est indissolublement lié à des formes définies de pensée et de sentiments. L'homme est incapable de changer la forme de ses pensées et de ses sentiments tant qu'il n'a pas changé son répertoire de poses et de mouvements. Les formes de pensée et de sentiment peuvent être appelées les poses et les mouvements de la pensée et du sentiment, et chacun en a un nombre déterminé. Toutes les poses motrices, intellectuelles et émotionnelles sont liées entre elles.
« Une analyse et une étude coordonnées de nos pensées et sentiments d'une part, de nos fonctions motrices d'autre part, montrent que chacun de nos mouvements, volontaires ou involontaires, est un passage inconscient d'une pose à une autre, toutes deux également mécaniques.
« C'est une illusion de croire que nos mouvements sont volontaires. Tous nos mouvements sont automatiques. Et nos pensées, nos sentiments le sont tout autant. L'automatisme de nos pensées et de nos sentiments correspond de façon précise à l'automatisme de nos mouvements. L'un ne peut pas être changé sans l'autre. De sorte que si l'attention de l'homme se concentre, disons, sur la transformation de ses pensées automatiques, les mouvements et attitudes habituels interviendront aussitôt dans le nouveau cours de pensée, en lui imposant les vieilles associations routinières.
« Dans les circonstances ordinaires, nous ne pouvons imaginer combien nos fonctions intellectuelles, émotionnelles et motrices dépendent les unes des autres ; et pourtant, nous n'ignorons pas combien nos humeurs et nos états émotionnels peuvent dépendre de nos mouvements et de nos poses. Si un homme prend une pose qui corresponde chez lui à un sentiment de tristesse ou de découragement, alors il peut être sûr de se sentir très vite triste ou découragé. Un changement délibéré de pose peut provoquer en lui de la peur, le dégoût, la nervosité, ou au contraire le calme. Mais comme toutes les fonctions humaines — intellectuelles, émotionnelles et motrices — ont leur propre répertoire bien défini, et qu'elles réagissent constamment les unes sur les autres, l'homme ne peut jamais sortir du cercle magique de ses poses.
« En vue de s'opposer à cet automatisme et d'acquérir un contrôle sur les poses et mouvements des différents centres, il existe un exercice spécial. Il consiste en ceci : sur un mot ou un signe, préalablement convenu, du maître, tous les élèves qui l'entendent ou qui le voient doivent à l'instant même suspendre leurs gestes quels qu'ils soient, et s'immobiliser sur place dans la position même où le signal les a surpris. [...] Dans cet état de "stop", chacun doit aussi suspendre le flot de ses pensées et concentrer toute son attention, en maintenant la tension de ses muscles [...] reportant pour ainsi dire son attention d'une partie du corps sur l'autre.
« [...] [Cet exercice] apporte à l'homme la possibilité de sortir du cercle de son automatisme [...]. Cet exercice est un exercice de rappel de soi. [...] C'est là un exercice simultané pour la volonté, pour l'attention, pour la pensée, pour le sentiment et pour le centre moteur.
[...]
« [...] le but consiste à éveiller la conscience.
« [...] Tout le problème vient de ce que nous disons beaucoup trop de choses. Si nous nous bornions aux seules paroles réellement indispensables, cela seul pourrait s'appeler garder le silence. Et il en est ainsi de tout : de la nourriture, des plaisirs, du sommeil ; pour chaque chose, il y a une limite à ce qui est nécessaire. Au-delà commence le "péché". [...] le "péché" est tout ce qui n'est pas nécessaire.
[...]
« [...] L'indispensable est toujours permis. Mais au-delà, l'hypnose commence aussitôt. [...] le plaisir est un attribut du paradis, et [...] il faut le gagner. [...] si l'homme obtient le plaisir avant de l'avoir gagné, il ne sera pas en mesure de le garder [...]. L'essentiel est qu'il faut être capable de conquérir le plaisir, et être capable de le garder. Qui peut le faire n'a plus rien à apprendre. Mais le chemin qui y conduit passe par la souffrance.
« [...] Celui qui n'est pas affamé ne peut pas être aidé par accident.
« [...] Un très grand nombre de gens ont une attitude sérieuse envers des choses insignifiantes. Peut-on dire qu'ils sont sérieux? [...]
« Si un homme pouvait comprendre toute l'horreur de la vie des gens ordinaires qui tournent en rond dans un cercle d'intérêts et de buts insignifiants, s'il pouvait comprendre ce qu'ils perdent, il comprendrait qu'il ne peut y avoir qu'une chose sérieuse pour lui : échapper à la loi générale, être libre. Pour un homme en prison et condamné à mort, que peut-il y avoir de sérieux? Une seule chose : comment se sauver, comment s'échapper. Rien d'autre n'est sérieux.
« [...] L'homme, consciemment ou inconsciemment, lutte pour la liberté telle qu'il l'imagine, et c'est là ce qui l'empêche, avant tout, d'atteindre la vraie liberté. Mais celui qui est capable d'atteindre quelque chose en vient tôt ou tard à la conclusion que sa liberté est une illusion, et il consent à sacrifier cette illusion. Volontairement, il devient esclave. Il fait ce qu'on lui dit de faire, répète ce qu'on lui dit de répéter, et pense ce qu'on lui dit de penser. Il n'a pas peur de perdre quoi que ce soit, parce qu'il sait qu'il ne possède rien. Et de cette façon il acquiert tout. Ce qui en lui était réel, dans sa compréhension, dans ses sympathies, ses goûts et ses désirs, tout lui revient, avec de nouvelles propriétés qu'il n'avait pas et ne pouvait pas avoir auparavant, associées à un sentiment intérieur d'unité et de volonté.
[...]
[...] l'homme est prêt à tout sacrifier, mais quant à son dîner d'aujourd'hui, c'est une autre histoire...
« L'homme veut toujours commencer par quelque chose de grand. Mais c'est impossible ; nous n'avons pas le choix : il nous faut commencer par les choses d'aujourd'hui.
Le temps passa très vite. Le bref été d'Essentuki tirait à sa fin, Nous commencions à penser à l'hiver et à dresser toutes sortes de plans.
Et soudain tout changea. Pour une raison qui me parut accidentelle et qui était le résultat de frictions entre certains de nos camarades, Gurdjieff annonça la dissolution du groupe entier et l'arrêt de tout travail. D'abord, nous nous refusâmes simplement à le croire, pensant qu'il nous soumettait à un test. Et lorsqu'il dit qu'il partait seul avec Z. sur les côtes de la mer Noire, tous — à l'exception d'un petit nombre d'entre nous qui devait retourner à Moscou ou à Saint-Pétersbourg — annoncèrent qu'ils le suivraient partout où il irait. Gurdjieff y consentit, mais il dit que chacun aurait dorénavant à s'occuper de lui-même, et qu'il n'y aurait aucun travail, quel que soit le désir que nous en ayons.
Tout cela me surprit beaucoup. Je trouvais le moment on ne peut plus mal choisi pour une "comédie", et si ce que Gurdjieff disait était sérieux, alors pourquoi toute cette œuvre avait-elle été entreprise? Durant cette période, rien de nouveau n'était apparu en nous. Et si Gurdjieff avait commencé à nous faire travailler tels que nous étions, alors pourquoi cessait-il maintenant de le faire?
Pour moi cela ne changeait rien matériellement. J'avais décidé de passer l'hiver au Caucase, quoi qu'il arrive. Mais cela bouleversait les projets de plusieurs autres membres de notre groupe, qui étaient encore dans l'incertitude ; pour eux, la difficulté devenait insurmontable. Et je dois avouer que dès lors ma confiance en Gurdjieff commença d'être ébranlée. De quoi s'agissait-il? Et qu'est-ce qui me heurta particulièrement? J'ai de la peine à le définir, même maintenant. Mais le fait est qu'à partir de ce moment j'en vins peu à peu à séparer Gurdjieff lui-même de ses idées. Jusqu'alors je ne les avais jamais séparés.
[1] Ouspensky [sur les enseignements de Gurdjieff], Fragments d'un enseignement inconnu, Éditions Stock © 1949, selon l'édition de 1974. Publié sous le titre original « In search of the miraculous ».
Au cours de ses voyages en Europe, en Égypte et en Orient, à la recherche d'un enseignement qui résoudrait pour lui le problème des relations de l'Homme à l'Univers, Ouspensky avait été amené à connaître Georges Gurdjieff dont il était devenu l'élève. C'est de Gurdjieff qu'il est question tout au long de ce livre, sous l'initiale « G ».
Fragments d'un enseignement inconnu est le récit de huit années de travail passées par Ouspensky auprès de Gurdjieff. Ouspensky est mort à Londres en octobre 1947. G. I. Gurdjieff est mort en octobre 1949 à Paris, après avoir donné son plein accord à la publication simultanée de ce livre à New York, Londres, Paris et Vienne.
[2] L'absence de termes adéquats nous oblige à traduire consciousness par «intuition intellectuelle» et conscience par «conscience morale».