Passages choisis 031203

Les objets parlent [1]

par Jean-Pierre Ronfard

Éditions Leméac © 1986

[Les textes qui suivent sont lus par des baladeurs distribués aux spectateurs avant la représentation. Cette pièce de théâtre se joue sans acteurs. Les rôles sont tenus par des objets animés sur plusieurs petites scènes tout autour de la salle. Les spectateurs, assis sur trois gradins à roulettes, sont déplacés d'une scène à l'autre après chaque acte. Elle fut présentée au Nouveau Théâtre Expérimental en 1986.]

1. Le jeune enfant et les objets la nuit
2. L'inventaire mortuaire de Pablo
3. La pensée sans objet
4. Les objets privés des humains
5. Olga dans le dépotoir
6. Matière, choses, objets...
7. La signification de l'objet : une obsession
8. De choses à objet, de la matière à l'esprit
9. Seul les objets peuvent être regardés
10. Transformation d'humains en objets
11. Photos de Marie-Laure, comédienne
12. L'ordinateur de Lisa a perdu sa pensée
13. Le vieil antiquaire et ses objets dans 10,000 ans
14. Elle avait voulu se défaire de son corps

* * *

1. Le jeune enfant et les objets la nuit

Le jeune enfant, la nuit, quand tout le monde dormait, quittait sa chambre et, sans faire de bruit, descendait au salon. Il refermait très doucement la porte derrière lui et, dans la demi clarté qui venait de la rue, il gagnait le gros fauteuil près de la cheminée, s'y installait à son aise et observait avec ferveur, discrétion et émerveillement tous les objets qui l'entouraient. Objets devenus vivants, puisque les personnes vivantes pour qui ils étaient faits les avaient désertés et qu'elles ne viendraient pas les réenvahir avant le lendemain matin.

L'œil et l'oreille s'affinent dans l'immobilité.

Siège, armoire, tableau au mur, la pile de magazines dans un coin, la lampe éteinte sur une table basse, les bibelots de la cheminée. Au sol, les franges éparses du tapis. Tout un monde familier rendu à une étrangeté fascinante. Êtres réels qui récupéraient chaque nuit, secrètement, leurs pouvoirs.

L'enfant en alerte entendait leurs voix. Bruissement vague assez semblable, quoique plus chaleureux, au murmure des grandes personnes qui parlent haut mais qu'on ne comprend pas.

Dans ce tumulte silencieux, le craquement d'une planche, le déclic inexplicable d'un ressort ou le frôlement d'un rideau agité soudain par le souffle intermittent du système de chauffage ne l'étonnaient pas, l'effrayaient encore moins. Ces bruits lui semblaient une manifestation naturelle assez amusante d'une vie cachée qu'il décelait fort bien dans laquelle même il plongeait sans crainte en jouant.

Souvent, il lui arrivait de s'endormir dans le fauteuil ou à plat ventre sur le tapis, comblé, au chaud, apaisé par la présence vigilante de tous ces objets.

Il se réveillait à l'aurore et montait vite se recoucher, conscient d'avoir commis quelque péché honteux mais infiniment délectable que les autres ne pourraient pas lui pardonner et que de toute façon, lui, n'avouerait jamais.

2. L'inventaire mortuaire de Pablo

Pablo était mort loin de chez-lui.

Son frère, mon ami, m'avait écrit de Buenos Aires, me demandant d'entrer dans l'appartement du mort pour faire un inventaire de ce qui s'y trouvait. Il m'envoyait une lettre de procuration pour la concierge.

Je ne connaissais pas Pablo et n'avait en principe aucun désir de le connaître mais, m'étant introduit chez-lui fortuitement juste pour établir une liste, peu à peu, malgré moi, je subissais cette suggestion en creux que les objets parfois nous causent, bousculant l'indifférence ou la discrétion.

Je voyais surgir les longs doigts de Pablo dans l'anse de la cafetière, la paume lisse de sa main droite contre le couteau de poche ouvert abandonné sur la table de travail, ses yeux de sud-américain à travers la monture cassée d'une paire de luettes rouges, son corps nu endormi dans le lit défait, sa façon désinvolte, qui ne tarda pas à m'agacer, de tirer une cigarette à bout doré d'un gobelet en argent posé sur la table de nuit, de la tapoter contre le briquet avant de l'allumer en rejetant la tête en arrière...

Moi qui ne savais rien de Pablo, en quelques jours, multipliant mes visites, je créais un Pablo plus complet, plus clair à mes yeux, plus vivant qu'aucune des créatures vivantes avec qui j'avais pourtant partagé le travail, les jeux, la table ou le lit. J'en vins à le connaître parfaitement. Non seulement son image mais aussi son histoire, ses compétences, les hauts et les bas de sa vie professionnelle, ses tics un peu hautains, ses amours compliqués, ses éternels problèmes d'argent, son insouciance de la mort.

Mes propres activités m'éloignèrent de Pablo durant quelques semaines. Puis je reçus une autre lettre de mon ami argentin me demandant de veiller au déménagement de ce qu'il appelait « les affaires de Pablo ».

Tandis que les déménageurs embarquaient les affaires de Pablo, je voyais ces objets qui m'avaient tant parlé de lui se muer en choses appréciables seulement par leur volume ou leur poids dans le container.

J'imaginais que cette cargaison, par quelque désastre maritime ou tout simplement par l'usure millénaire du temps, allait finalement s'anéantir achevant la longue boucle qui transforme la matière en chose et les choses en objets pour ensuite tout réengloutir dans la masse compacte, unanime et muette de l'éternelle matière.

Les objets m'avaient parlé de Pablo, à moi en particulier, autrement qu'ils n'auraient fait à quelqu'un d'autre, restituant par là même au langage ses qualités ambiguës car on ne sait jamais qui en est l'exact artisan : l'être qui parle ou celui qui écoute.

3. La pensée sans objet

Paroles, écrits, outils, tarte aux cerises, armes, organisation politique, pièce de théâtre, viaduc, collier de perles... Sans objet à réaliser, la pensée se dilue et s'anéantit.

*

La pensée pure, qui ne se compromet pas à transformer les choses, aboutit à un engloutissement dans la matière.

4. Les objets privés des humains

Elle se rappelait une phrase d'un auteur de roman d'espionnage, Éric Ambler dans Frontière des ténèbres : « Curieusement, écrit-il, les objets inanimés m'ont toujours semblé présenter une dimension tragique lorsqu'ils sont privés de la présence chaleureuse des hommes pour lesquels ils ont été conçus ».

N'ayant pas ce jour là l'âme au tragique, elle mit le feu au tas d'objets qu'Éric lui avait laissé et que de rage, pour bien faire le vide, elle avait jeté par la fenêtre.

*

Qui sait si les êtres humains ne sont pas les objets de l'histoire...

5. Olga dans le dépotoir

« J'aime les dépotoirs! », clamait bien haut la plantureuse Olga, crinière blonde déployée sur ses épaules nues, toute sa chair visible tressautant de plaisir. « J'adore les cours à scrap où s'entassent des masses d'objets inutilisables. Cela me donne le sentiment de l'éternité! »

Et elle éclatait d'un rire gigantesque qui la secouait si fort que parfois elle en perdait son dentier.

Elle le ramassait alors sans aucune confusion, se le renfournait dans la bouche et reprenait son rire là où elle l'avait laissé, quelquefois plus haut, en concluant : « Il faut savoir remettre les objets à leur place! »

6. Matière, choses, objets...

Un élément de la matière se transforme en chose lorsqu'une énergie qui lui est extérieure s'y applique, le distingue, le transplante, le mesure, le nomme.

Les choses se transforment en objets lorsqu'une volonté les fait servir à quelque utilité.

7. La signification de l'objet : une obsession

« Que dites-vous monsieur Gombrowicz? »

«  Dans l'infinité des phénomènes qui passent autour de moi, j'en isole un. J'aperçois par exemple un cendrier sur ma table (le reste s'efface dans l'ombre).

Si cette perception se justifie (par exemple, j'ai remarqué le cendrier parce que je veux y jeter la cendre de ma cigarette), tout est parfait.

Si j'ai aperçu le cendrier par hasard et ne reviens pas là-dessus, tout va bien aussi.

Mais si, après avoir remarqué ce phénomène sans but précis, vous y revenez, malheur! Pourquoi y êtes-vous revenu s'il est sans signification?

Ah, ah, ainsi il signifiait quelque chose pour vous puisque vous y êtes revenu? Voilà comment par le seul fait de vous être concentré sans raison une seconde de trop sur ce phénomène, la chose commence à être un peu à part, à devenir chargée de sens...

Non, non! (vous vous défendez) c'est un cendrier ordinaire.

Ordinaire? Alors pourquoi vous en défendez-vous?

Voilà comment un phénomène devient une obsession.

La réalité serait-elle, dans son essence, obsessionnelle? Étant donné que nous construisons nos mondes en associant les phénomènes, je ne serais pas surpris qu'au tout début des temps il y ait eu une association gratuite et répétée fixant une direction dans le chaos et instaurant un ordre.

Il y a quelque chose dans la conscience qui en fait un piège pour elle-même. »

8. De choses à objet, de la matière à l'esprit

Le fait de ramasser un galet, de le soupeser, de le faire jouer dans la lumière amène cet élément de la matière à l'état de chose.

Le fait de le mettre sur la cheminée et de le livrer délibérément à l'observation, donc de le proposer comme témoin d'un choix et le faire servir aux besoins du rêve, lui confère la dignité de l'objet.

L'objet parle avant tout du cheminement de la matière vers l'esprit.

9. Seul les objets peuvent être regardés

Et encore monsieur Gombrowicz.

« — En observant les personnes, on se heurte à plus d'obstacles qu'avec les objets. Seul les objets peuvent être regardés vraiment. »

*

Au restaurant italien, près de l'édifice de la Télévision.

Deux hommes l'un en face de l'autre.

Ils mangent des spaghettis. Ils parlent anglais. Anglais de Grande-Bretagne.

Je ne comprends pas de quoi ils parlent.

Est-ce parce que je ne comprends pas que je commence à les observer?

Ils sont tout entier à leur conversation.

Est-ce parce que je les sens inconscients de mon regard que j'ai envie de les connaître?

Non, pas de les connaître, de les déchiffrer. De saisir ce que leurs traits, leurs gestes, leur costume, à leur insu, me disent.

De combien d'années de soumission parle l'échine arquée de l'homme de droite? De quelle ruse quotidienne la teinture de ses cheveux, le poli de ses ongles manucurés?

De combien de femmes séduites et méprisées témoigne la moustache encore coquette de l'autre?

Le geste du premier pour replier en coin le bout de sa serviette et pour en essuyer non seulement ses lèvres mais du même coup la base d'une narine un peu trop rose, est-ce le relent d'une enfance bien éduquée ou un acquis de l'ambition mondaine ou tout bêtement une façon spontanée, naturelle, de résoudre l'éternel et universel problème de la goutte de morve qui vous pend au nez? — Oh! shit!, ce maudit climatiseur de l'hôtel m'a encore enrhumé!

L'acharnement de l'autre à sucer jusqu'au bout toutes les olives données en hors-d'œuvre, n'est-ce pas la revanche de l'ancien gamin pauvre de Cardiff qu'on envoyait à la gare des marchandises glaner, entre les rails, les briques de charbon échappées des trains pour nourrir toute la famille?

C'est ça, oui. D'un seul coup, je le sais.

Mais l'un et l'autre, tel qu'ils sont devant moi, que font-ils aujourd'hui? Pourquoi sont-ils là mangeant leur spaghetti? Comment fonctionnent-ils? Quelle est leur utilité?

Peu à peu s'impose à moi une évidence vertigineuse :

Ces personnes, ces deux hommes mangeant du spaghetti ne m'importent, ou même ne m'intéressent un moment, que si je parviens à les considérer comme des objets, si je m'enfonce dans le déchiffrage de leur mécanique.

Sinon, ce qui leur est spécifique, ce qu'il y a d'humain en eux, comme on dit, leur vérité, au fond je n'ai rien à en faire.

Ils peuvent mourir, je n'en serais pas affecté.

Je ne leur donne du prix que si je les prends comme objet de ma rêverie, que s'ils me servent à penser et, rentré chez-moi, à écrire à leur propos.

Ils n'existent que par mon regard.

Je me retourne, ils sont partis.

Je vois leur table : les débris du spaghetti, les noyaux d'olives noires, la serviette jetée en vrac au milieu des plats, la note, l'argent dans la soucoupe, la nappe retroussée, deux verres tachés par le vin...

Nature morte.

10. Transformation d'humains en objets

On peut aussi considérer chaque phénomène humain comme un élément de la matière qu'une énergie étrange a choisi entre tous les possibles d'amener à la vie, donc d'en faire sa chose, laissant aux lois physiques, à l'histoire, à la culture, à l'organisation sociale, le soin, par un patient dressage, de le transformer en objet et de le jeter sur le marché avec son mode d'emploi.

11. Photos de Marie-Laure, comédienne

Marie-Laure est une comédienne.

Une de ces comédiennes qui rêvent de se perdre dans leur image.

Toute petite, elle a choisi ses héroïnes : Greta Garbo, Marlene Dietrich, Marilyn et Liv Ullman.

Dans son appartement, cinq pièces et demi du Plateau Mont-Royal, la chambre donnant sur la rue lui sert de bureau.

Un pupitre d'écolière s'appuie au mur entre les deux fenêtres. C'est là où elle travaille ses rôles (quelques apparitions sporadiques dans des séries télévisées). C'est là où un jour elle étudiera les scripts que lui enverront Spielberg, Alain Resnais, le jeune Benneix qui a beaucoup de talent ou le vieux John Huston. C'est là que pour finir elle écrira son autobiographie.

Sur le mur, face à elle, sont épinglées les photographies de ses modèles dans leur performances les plus marquantes et, au milieu, comme une provocation, un miroir.

Cette nuit, elle est seule.

Elle baisse les lumières au rhéostat.

Elle se place devant son miroir.

Immobile, elle contemple longtemps son image immobile.

Puis, sans bouger la tête, sans détourner les yeux, elle tire d'une grande enveloppe accrochée au bord de la table une photographie à l'exacte dimension du miroir et qui, par la force de l'habitude, vient s'y placer sans accroc.

La photographie représente Marie-Laure nue.

Douze ans plus tôt.

12. L'ordinateur de Lisa a perdu sa pensée

Lisa s'est réveillée tôt.

Depuis le petit matin, elle travaille à son ordinateur.

Elle s'acharne à choisir et ajuster au mieux les paragraphes, les phrases, les mots.

Elle ne les entend pas, comme lorsqu'elle travaille sur son carnet de notes.

Elle ne se livre pas au rabâchage intime où la voix et l'oreille, bien qu'étouffées, s'évoquent l'une l'autre et engendrent l'écriture.

Elle n'en a pas le temps.

Elle est trop excitée par l'exaltation qui aujourd'hui entraîne sa pensée à toute vitesse de son œil à sa tête, de sa tête à ses doigts et de ses doigts à cette forme concrète que l'écran lui renvoie. Une forme étrangère, inespérée, parfaite, définitive.

Elle est éblouie.

Elle veut la saisir immédiatement.

Elle met l'imprimante en marche.

Elle est à genoux, prenant dans tout son corps le rythme de l'objet au travail.

Elle jubile.

... Et c'est la catastrophe!

Une panne de courant.

Tout s'efface. D'un coup.

Lisa hurle de douleur.

Dépossédée, vide.

La mémoire de la machine a perdu sa pensée et elle, Lisa, n'en a pas gardé la mémoire.

13. Le vieil antiquaire et ses objets dans 10,000 ans

Le vieil antiquaire songeait au futur lointain.

Dans mille ans, dix milles ans.

Quand tous ces objets auxquels il avait consacré sa vie seraient devenus insignifiants.

14. Elle avait voulu se défaire de son corps

Avant de partir, elle avait voulu s'alléger de tout ce qui lui servait depuis tant d'années et qui doucement encombrait son existence :

Sa voiture,

Ses livres,

Ses outils de ménage,

Ses fleurs en pots,

Son sac à main avec son carnet d'adresses et la photographie de son enfant mort,

Ses vêtements,

Sa perruque de rousse...

Elle aurait voulu se défaire de son corps.

Comme d'un objet.

En changer.


[1] Jean-Pierre Ronfard, Cinq études, "Les objets parlent", Éditions Leméac © 1986, pages 14 à 24.

Mettant à profit sa grande connaissance du théâtre et sa vaste expérience de comédien, de metteur en scène et d'auteur dramatique, Jean-Pierre Ronfard a sélectionné cinq courtes pièces, tous spectacles créés par le Nouveau Théâtre Expérimental, qui sont autant de saynètes et d'exercices permettant d'illustrer sa réflexion critique sur l'un ou l'autre aspect de l'art théâtral : la voix, le geste, le regard, le bruit, le silence, les objets, la musique... Cinq études à la manière d'un praticien du grand art de la scène.


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