MES LECTURES - Passages choisis 

Michel de Montaigne

1580-88, etc.

Frémeaux & ass. © 2003

Essais [1]

SOMMAIRE

Livre I

{Coffret 1 - CD1}

{01}           — Avis au lecteur

{02} Ch. 1 — Par divers moyens on arrive à pareille fin

{03} Ch. 2 — De la tristesse

{04} Ch. 3 — Nos sentiments s'emportent au-delà de nous

{05} Ch. 8 — De l'oisiveté

{06} Ch. 10 — Du parler prompt ou tardif

{07} Ch. 14 — Que le goût des biens et des maux dépend de l'opinion

{08} Ch. 20 — Que Philosopher, c'est apprendre à mourir

{09} Ch. 22 — Le profit de l'un est dommage de l'autre

{10} Ch. 24 — De la coutume et de ne changer aisément une loi reçue

{Coffret 1 - CD2}

{01} Ch. 26 — De l'éducation des enfants

{02}             —    ... Je voudrais que le Paluël ou Pompée

{03}             —    ... Quel profit ne fera-t-il en ceste part là

{04}             —    ... A notre enfant, un cabinet, un jardin

{05} Ch. 28 — De l'amitié [Hommage à La Boétie]

{06} Ch. 39 — De la solitude

{07} Ch. 56 — Des prières

Livre II

{Coffret 2 - CD1}

{01} Ch. 1 — De l'inconstance de nos actions

{02} Ch. 5 — De la conscience

{03} Ch. 6 — De l'exercice (De l'exercitation) [De la mort]

{04} Ch. 12 — Apologie de Raimond Sebond [Vanité de l'homme]

{05}             —    ... Combien diversement jugeons-nous les choses ?

{06} Ch. 17 — De la présomption

{07}             —    ... Je n'ai eu besoin que de la suffisance de me contenter

{08}             —    ... C'est un outil de merveilleux service que la mémoire

{Coffret 2 - CD2}

{01} Ch. 18 — Du démentir

Livre III

{02} Ch. 3 — De trois commerces [Hommes, femmes et livres]

{03} Ch. 8 — De l'art de conférer

{04} Ch. 9 — De la vanité

{05}           —    ... Ceux qui m'entendant dire mon insuffisance

{06} Ch. 10 — De ménager sa volonté [Maire de Bordeaux]

{07} Ch. 13 — De l'expérience [Éloge de l'hédonisme]

{08}             —    ... Le peuple se trompe

{09}             —    ... Je ne touche pas ici et ne mêle point à cette marmaille

Sentences de la « librairie »

Livre I

 
NOTE SUR LES COULEURS DU TEXTE :

NOIR = Texte de 1580

BLEU = Additions 1580-88

ROUGE = Additions et corrections manuscrites
                    de l'Exemplaire de Bordeaux

* * *

Avis au lecteur

{Coffret 1 - CD1-01}
[Lu par Michel Piccoli en français classique.]

 

[Page 000b]

C'EST icy un livre de bonne foy, lecteur. Il t'advertit dés l'entrée, que je ne m'y suis proposé aucune fin, que domestique et privée. Je n'y ay eu nulle consideration de ton service, ny de ma gloire. Mes forces ne sont pas capables d'un tel dessein. Je l'ay voué à la commodité particuliere de mes parens et amis : à ce que m'ayant perdu (ce qu'ils ont à faire bien tost) ils y puissent retrouver aucuns traits de mes conditions et humeurs, et que par ce moyen ils nourrissent plus entiere et plus vifve, la connoissance qu'ils ont eu de moy. Si c'eust esté pour rechercher la faveur du monde, je me fusse mieux paré et me presanterois en une marche estudiée. Je veus qu'on m'y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice : car c'est moy que je peins. Mes defauts s'y liront au vif, et ma forme naïfve, autant que la reverence publique me l'a permis. Que si j'eusse esté entre ces nations qu'on dict vivre encore sous la douce liberté des premieres loix de nature, je t'asseure que je m'y fusse tres-volontiers peint tout entier, et tout nud. Ainsi, lecteur, je suis moy-mesmes la matiere de mon livre : ce n'est pas raison que tu employes ton loisir en un subject si frivole et si vain. A Dieu donq, de Montaigne, ce premier de Mars mille cinq cens quattre vingts.

Livre I - Chapitre 1

Par divers moyens on arrive à pareille fin

{Coffret 1 - CD1-02}

[Page 002]

[...] Certes, c'est un subject merveilleusement vain, divers, et ondoyant, que l'homme. Il est malaisé d'y fonder jugement constant et uniforme. Voyla Pompeius qui pardonna à toute la ville des Mamertins contre laquelle il estoit fort animé, en consideration de la vertu et magnanimité du citoyen Zenon, qui se chargeoit seul de la faute publique, et ne requeroit autre grace que d'en porter seul la peine. [...] Et directement contre mes premiers exemples, le plus hardy des hommes et si gratieux aux vaincus, Alexandre, forçant apres beaucoup de grandes difficultez, la ville de Gaza, rencontra Betis qui y commandoit, de la valeur duquel il avoit, pendant ce siege, senty des preuves merveilleuses, lors seul, abandonné des siens, ses armes despecées, tout couvert de sang et de playes, combatant encores au milieu de plusieurs Macedoniens, qui le chamailloient de toutes parts ; et luy dict, tout piqué d'une si chere victoire, car entre autres dommages, il avoit receu deux

[Page 002v]

fresches blessures sur sa personne : Tu ne mourras pas comme tu as voulu, Betis ; fais estat qu'il te faut souffrir toutes les sortes de tourmens qui se pourront inventer contre un captif. L'autre, d'une mine non seulement asseurée, mais rogue et altiere, se tint sans mot dire à ces menaces. Lors Alexandre, voyant son fier et obstiné silence : A-il flechi un genouil ? lui est-il eschappé quelque voix suppliante ? Vrayment je vainqueray ta taciturnité ; et si je n'en puis arracher parole, j'en arracheray au moins du gemissement. Et tournant sa cholere en rage, commanda qu'on luy perçast les talons, et le fit ainsi trainer tout vif, deschirer et desmembrer au cul d'une charrette. Seroit-ce que la hardiesse luy fut si commune que, pour ne l'admirer point, il la respectast moins ? Ou qu'il l'estimast si proprement sienne qu'en cette hauteur il ne peust souffrir de la veoir en un autre sans le despit d'une passion envieuse, ou que l'impetuosité naturelle de sa cholere fust incapable d'opposition ?

Livre I - Chapitre 2

De la tristesse

{Coffret 1 - CD1-03}

Je suis des plus exempts de cette passion, et ne l'ayme ny l'estime, quoy que le monde ayt prins, comme à prix faict, de l'honorer de faveur particuliere. ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience : sot et monstrueux ornement. Les Italiens ont plus sortablement baptisé de son nom la malignité. Car c'est une qualité tousjours nuisible, tousjours folle, et, comme tousjours couarde et basse, les Stoïciens en défendent le sentiment à leurs sages. Mais le conte dit, que Psammenitus, Roy d'Egypte, ayant esté deffait et pris par Cambisez, Roy de Perse, voyant passer devant luy sa fille prisonniere habillée en servante, qu'on envoyoit puiser de l'eau, tous ses amis pleurans et lamentans autour de luy, se tint coy sans mot dire, les yeux fichez en terre : et voyant encore tantost qu'on menoit son fils à la mort, se maintint en ceste mesme contenance ; mais qu'ayant apperçeu un de ses domestiques conduit entre les captifs, il se mit à battre sa teste, et mener un dueil extreme. Cecy se pourroit apparier à ce qu'on vid dernierement d'un Prince des nostres, qui, ayant ouy à Trante, où il estoit, nouvelles de la mort de son frere aisné, mais un frere en qui consistoit l'appuy et l'honneur de toute sa maison, et bien tost apres d'un puisné, sa

[Page 003]

seconde esperance, et ayant soustenu ces deux charges d'une constance exemplaire, comme quelques jours apres un de ses gens vint à mourir, il se laissa emporter à ce dernier accident, et, quittant sa resolution, s'abandonna au dueil et aux regrets, en maniere qu'aucuns en prindrent argument, qu'il n'avoit esté touché au vif que de cette derniere secousse. Mais à la vérité ce fut, qu'estant d'ailleurs plein et comblé de tristesse, la moindre sur-charge brisa les barrieres de la patience. Il s'en pourroit (di-je) autant juger de nostre histoire, n'estoit qu'elle adjouste que Cambises s'enquerant à Psammenitus, pourquoy ne s'estant esmeu au malheur de son fils et de sa fille, il portoit si impatiemment celuy d'un de ses amis : C'est, respondit-il, que ce seul dernier desplaisir se peut signifier par larmes, les deux premiers surpassans de bien loin tout moyen de se pouvoir exprimer. A l'aventure reviendroit à ce propos l'invention de cet ancien peintre, lequel, ayant à representer au sacrifice de Iphigenia le dueil des assistans, selon les degrez de l'interest que chacun apportoit à la mort de cette belle fille innocente, ayant espuisé les derniers efforts de son art, quand se vint au pere de la fille, il le peignit le visage couvert, comme si nulle contenance ne pouvoit representer ce degré de dueil. Voyla pourquoy les poetes feignent cette misérable mere Niobé, ayant perdu premierement sept fils, et puis de suite autant de filles, sur-chargée de pertes, avoir esté en fin transmuée en rochier, [...] pour exprimer cette morne, muette et sourde stupidité qui nous transit, lors que les accidens nous accablent surpassans nostre portée. De vray, l'effort d'un desplaisir, pour estre extreme, doit estonner toute l'ame, et lui empescher la liberté de ses actions : comme il nous advient à la chaude alarme d'une bien mauvaise nouvelle, de nous sentir saisis, transis, et comme perclus de tous mouvemens, de façon que l'ame se relaschant apres

[Page 003v]

aux larmes et aux plaintes, semble se desprendre, se demesler et se mettre plus au large, et à son aise,
Et via vix tandem voci laxata dolore est.
(Et la douleur laissa enfin passer sa voix.)
[3]

Livre I - Chapitre 3

Nos affections s'emportent au delà de nous

{Coffret 1 - CD1-04}

[Page 004]

[...] Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes tousjours au delà. La crainte, le desir, l'esperance nous eslancent vers l'advenir, et nous desrobent le sentiment et la consideration de ce qui est, pour amuser à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus. Calamitosus est animus futuri anxius. (Malheureux l'esprit obsédé de l'avenir.)[4] Ce grand precepte est souvent allegué en Platon : Fay ton faict et te cognoy. Chascun de ces membres enveloppe generallement tout nostre devoir, et semblablement enveloppe son compagnon. Qui auroit à faire son faict, verroit que sa premiere leçon, c'est cognoistre ce qu'il est et ce qui luy est propre. Et qui se cognoist, ne prend plus l'estranger faict pour le sien : s'ayme et se cultive avant toute autre chose : refuse les occupations superflues et les pensées et propositions inutiles.
Ut stultitia etsi adepta est quod concupivit nunquam se tamen satis consecutam putat :
sic sapientia semper eo contenta est quod adest, neque eam unquam sui poenitet.
(Comme la folie, quand on lui octroiera ce qu'elle désire, ne sera pas contente,
aussi est la sagesse contente de ce qui est présent, ne se déplait jamais de soi.)
[5]
Epicurus dispense son sage de la prevoyance et sollicitude de l'advenir.
Entre les loix qui regardent les trespassez, celle icy me semble autant solide, qui oblige les actions des Princes à estre examinées apres leur mort. Ils sont compaignons, si non maistres des loix : ce que la Justice n'a peu sur leurs testes, c'est raison qu'elle l'ayt sur leur reputation, et biens de leurs successeurs : choses que souvent nous preferons à la vie. C'est une usance qui

[Page 004v]

apporte des commoditez singulieres aux nations où elle est observée, et desirable à tous bons princes qui ont à se plaindre de ce qu'on traitte la memoire des meschants comme la leur. Nous devons la subjection et l'obeissance egalement à tous Rois, car elle regarde leur office : mais l'estimation, non plus que l'affection, nous ne la devons qu'à leur vertu. Donnons à l'ordre politique de les souffrir patiemment indignes, de celer leurs vices, d'aider de nostre recommandation leurs actions indifferentes pendant que leur auctorité a besoin de nostre appuy. Mais nostre commerce finy, ce n'est pas raison de refuser à la Justice et à nostre liberté l'expression de noz vrays ressentiments [...]

Livre I - Chapitre 8

De l'oisiveté

{Coffret 1 - CD1-05}
[Lu par Michel Piccoli en français classique.]

[Page 010]

[...] Dernierement que je me retiray chez moy, deliberé autant que je pourroy, ne me mesler d'autre chose que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie : il me sembloit ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oysiveté, s'entretenir soy mesmes, et s'arrester et rasseoir en soy : ce que j'esperois qu'il peut meshuy faire plus aisément, devenu avec le temps plus poisant, et plus meur. Mais je trouve, [...] que au rebours, faisant le cheval eschappé, il se donne cent fois plus d'affaire à soy mesmes, qu'il n'en prenoit pour autruy ; et m'enfante tant de chimeres et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre, et sans propos, que pour en contempler à mon aise l'ineptie et l'estrangeté, j'ay commancé de les mettre en rolle, esperant avec le temps luy en faire honte à luy mesmes.

Livre I - Chapitre 10

Du parler prompt ou tardif

{Coffret 1 - CD1-06}

[Page 013]

[...] Il semble que ce soit plus le propre de l'esprit, d'avoir son operation prompte et soudaine, et plus le propre du jugement de l'avoir lente et posée. Mais qui demeure du tout muet, s'il n'a loisir de se preparer, et celuy aussi à qui le loisir ne donne advantage de mieux dire, ils sont en pareil degré d'estrangeté. On recite de Severus Cassius qu'il disoit mieux sans y avoir pensé ; qu'il devoit plus à la fortune qu'à sa diligence ; qu'il luy venoit à profit d'estre troublé en parlant, et que ses adversaires craignoyent de le picquer, de peur que la colere ne luy fit redoubler son eloquence. Je cognois, par experience, cette condition de nature, qui ne peut soustenir une vehemente premeditation et laborieuse. Si elle ne va gayement et librement, elle ne va rien qui vaille. Nous disons d'aucuns ouvrages qu'ils puent l'huyle et la lampe, pour certaine aspreté et rudesse que le travail imprime en ceux où il a grande part. Mais, outre cela, la solicitude de bien faire, et cette contention de l'ame trop bandée et trop tendue à son entreprise, la met au rouet, la rompt, et l'empesche, ainsi qu'il advient à l'eau qui, par force de se presser de sa violence et abondance, ne peut trouver issue en un goulet ouvert. En cette condition de nature, de quoy je parle, il y a quant et quant aussi cela, qu'elle demande à estre non pas esbranlée et piquée par ces passions fortes, comme la colere de Cassius (car ce mouvement seroit trop aspre), elle veut estre non pas secouée, mais solicitée ; elle veut estre eschaufée et reveillée par les occasions estrangeres, presentes et fortuites. Si elle va toute seule, elle ne fait que trainer et languir. L'agitation est sa vie et sa grace. Je ne me tiens pas bien en ma possession

[Page 013v]

et disposition. Le hasard y a plus de droict que moy. L'occasion, la compaignie, le branle mesme de ma voix, tire plus de mon esprit, que je n'y trouve lors que je le sonde et employe à part moy. [...] Ceci m'advient aussi : que je ne me trouve pas où je me cherche ; et me trouve plus par rencontre que par l'inquisition de mon jugement.

Livre I - Chapitre 14

Que le goust des biens et des maux depend en bonne partie de l'opinion que nous en avons

{Coffret 1 - CD1-07}
[Lu par Michel Piccoli en français classique.]

[Page 016]

Les hommes (dit une sentence Grecque ancienne) sont tourmentez par les opinions qu'ils ont des choses, non par les choses mesmes. Il y auroit un grand poinct gaigné pour le soulagement de nostre miserable condition humaine, qui pourroit establir cette proposition vraye tout par tout. Car si les maux n'ont entrée en nous que par nostre jugement, il semble qu'il soit en nostre pouvoir de les mespriser ou contourner à bien. Si les choses se rendent à nostre mercy, pourquoy n'en chevirons nous, ou ne les accommoderons nous à nostre advantage ? Si ce que nous appellons mal et tourment n'est ny mal ny tourment de soy, ains seulement que nostre fantasie luy donne cette qualité, il est en nous de la changer. Et en ayant le choix, si nul ne nous force, nous sommes estrangement fols de nous bander pour le party qui nous est le plus ennuyeux, et de donner aux maladies, à l'indigence et au mespris un aigre et mauvais goust, si nous le leur pouvons donner bon, et si la fortune fournissant simplement de matiere c'est à nous de luy donner la forme. Or que ce que nous appellons mal ne le soit pas de soy, ou au moins, tel qu'il soit, qu'il depende de nous de luy donner autre saveur, et autre visage, car tout revient à un, voyons s'il se peut maintenir. [...]

[Page 016v]

Nous tenons la mort, la pauvreté et la douleur pour nos principales parties. Or cette mort que les uns appellent des choses horribles la plus horrible, qui ne sçait que d'autres la nomment l'unique port des tourmens de ceste vie ? le souverain bien de nature ? seul appuy de nostre liberté ? et commune et prompte recepte à tous maux ? Et comme les uns l'attendent tremblans et effrayez, d'autres la supportent plus aysement que la vie. [...] Combien voit-on de personnes populaires, conduictes à la mort, et non à une mort simple, mais meslée de honte et quelque fois de griefs tourmens, y apporter une telle asseurance, qui par opiniatreté, qui par simplesse naturelle, qu'on n'y apperçoit rien de changé de leur estat ordinaire : establissans leurs affaires domestiques, se recommandans à leurs amis, chantans, preschans et entretenans le peuple : voire y meslans quelque-fois des mots pour rire, et beuvans à leurs cognoissans, aussi bien que Socrates. Un qu'on menoit au gibet, disoit que ce ne fut pas par telle rue, car il y avoit danger qu'un marchant luy fist mettre la main sur le collet, à cause d'un vieux debte. Un autre disoit au bourreau qu'il ne le touchast pas à la gorge, de peur de le faire tressaillir de rire, tant il estoit chatouilleux. L'autre respondit à son confesseur, qui luy promettoit qu'il soupperoit ce jour là avec nostre Seigneur : Allez vous y en, vous, car de ma part je jeusne.

Livre I - Chapitre 20

Que philosopher, c'est apprendre à mourir

{Coffret 1 - CD1-08}

[Page 029]

[...] Combien a la mort de façons de surprise ?
Quid quisque vitet, nunquam homini satis
Cautum est in horas.
(Le danger constant de chaque heure, jamais personne ne le prévoit assez.)[6]
Je laisse à part les fiebvres et les pleuresies. Qui eut jamais pensé qu'un Duc de Bretaigne deut estre estouffé de la presse, comme fut celuy-là à l'entrée du Pape Clément, mon voisin, à Lyon ; N'as tu pas veu tuer un de nos roys en se jouant ? Et un de ses ancestres mourut-il pas choqué par un pourceau ? Aeschilus, menassé de la cheute d'une maison, a beau se tenir à l'airte, le voylà assommé d'un toict de tortue, qui eschappa des pates d'une Aigle en l'air. L'autre mourut d'un grein de raisin ; un Empereur, de l'esgrafigneure d'un peigne, en se testonnant ; Aemilius Lepidus, pour avoir hurté du pied contre le seuil de son

[Page 029v]

huis ; et Aufidius, pour avoir choqué en entrant contre la porte de la chambre du conseil ; et entre les cuisses des femmes, Cornelius Gallus preteur, Tigillinus, Capitaine du guet à Rome, Ludovic, fils de Guy de Gonsague, Marquis de Mantoue, et, d'un encore pire exemple, Speusippus, Philosophe Platonicien, et l'un de nos Papes. Le pauvre Bebius, juge, cependant qu'il donne delay de huictaine à une partie, le voylà saisi, le sien de vivre estant expiré. Et Caius Julius, medecin, gressant les yeux d'un patient, voylà la mort qui clost les siens. Et s'il m'y faut mesler : un mien frere, le Capitaine Saint Martin, aagé de vint et trois ans, qui avoit desja faict assez bonne preuve de sa valeur, jouant à la paume, receut un coup d'esteuf qui l'assena un peu au-dessus de l'oreille droite, sans aucune apparence de contusion, ny de blessure. Il ne s'en assit, ny reposa, mais cinq ou six heures apres il mourut d'une Apoplexie que ce coup luy causa. Ces exemples si frequens et si ordinaires nous passant devant les yeux, comme est-il possible qu'on se puisse deffaire du pensement de la mort, et qu'à chaque instant il ne nous semble qu'elle nous tient au collet ? Qu'import'il, me direz vous, comment que ce soit, pourveu qu'on ne s'en donne point de peine ? Je suis de cet advis, et en quelque maniere qu'on se puisse mettre à l'abri des coups, fut ce soubs la peau d'un veau, je ne suis pas homme qui y reculasse. Car il me suffit de passer à mon aise ; et le meilleur jeu que je me puisse donner, je le prens, si peu glorieux au reste et exemplaire que vous voudrez,
praetulerim delirus inérsque videri,
Dum mea delectent mala me, vel denique fallant,
Quam sapere et ringi.

(Je préférerais passer pour un fou et un nigaud,
pourvu que mes défauts en me trompant me plaisent,
plutôt que d'être sage et d'enrager.)
[7]
Mais c'est folie d'y penser arriver par là. Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent, de mort nulles nouvelles. Tout cela est beau. Mais aussi quand elle arrive, ou à eux, ou à leurs femmes, enfans et amis, les surprenant en dessoude et à

[Page 030]

decouvert, quels tourmens, quels cris, quelle rage, et quel desespoir les accable ? Vites-vous jamais rien si rabaissé, si changé, si confus ? Il y faut prouvoir de meilleur'heure : et cette nonchalance bestiale, quand elle pourroit loger en la teste d'un homme d'entendement, ce que je trouve entierement impossible, nous vend trop cher ses denrées. Si c'estoit ennemy qui se peut éviter, je conseillerois d'emprunter les armes de la couardise. Mais puis qu'il ne se peut, puis qu'il vous attrape fuyant et poltron aussi bien qu'honneste homme, [...] aprenons à le soutenir de pied ferme, et à le combattre. Et pour commencer à luy oster son plus grand advantage contre nous, prenons voye toute contraire à la commune. Ostons luy l'estrangeté, pratiquons le, accoustumons le. N'ayons rien si souvent en la teste que la mort. A tous instants representons la à nostre imagination et en tous visages. Au broncher d'un cheval, à la cheute d'une tuille, à la moindre piqueure d'espleingue, remachons soudain : Et bien, quand ce seroit la mort mesme ? et là dessus, roidissons nous et efforçons nous. Parmy les festes et la joye, ayons toujours ce refrein de la souvenance de nostre condition, et ne nous laissons pas si fort emporter au plaisir, que par fois il ne nous repasse en la mémoire, en combien de sortes cette nostre allegresse est en bute à la mort, et de combien de prinses elle la menasse. Ainsi faisoyent les Egyptiens, qui, au milieu de leurs festins et parmy leur meilleure chere, faisoient aporter l'Anatomie seche d'un corps d'homme mort, pour servir d'advertissement aux conviez.

[Page 030v]

Omnem crede diem tibi diluxisse supremum.
Grata superveniet, quae non sperabitur hora.

(Tiens pour ton dernier jour chaque jour qui luit pour toi,
et tu béniras la faveur de l'heure inespérée.
)
[8]
Il est incertain où la mort nous attende, attendons la par tout. La premeditation de la mort est premeditation de la liberté. Qui a apris à mourir, il a desapris à servir. Le sçavoir mourir nous afranchit de toute subjection et contrainte.

Livre I - Chapitre 22

Le profit de l'un est dommage de l'autre

{Coffret 1 - CD1-09}

[Page 037]

[...] Demades Athenien condamna un homme de sa ville, qui faisoit mestier de vendre les choses necessaires aux enterremens, soubs tiltre de ce qu'il en demandoit trop de profit, et que ce profit ne luy pouvoit venir sans la mort de beaucoup de gens. Ce jugement semble estre mal pris, d'autant qu'il ne se fait aucun profit qu'au dommage d'autruy, et qu'à ce conte il faudroit condamner toute sorte de guein. Le marchand ne fait bien ses affaires qu'à la débauche de la jeunesse ;
 

[Page 037v]

le laboureur, à la cherté des bleds ; l'architecte, à la ruine des maisons ; les officiers de la justice, aux procez et querelles des hommes ; l'honneur mesme et pratique des ministres de la religion se tire de nostre mort et de nos vices. Nul medecin ne prent plaisir à la santé de ses amis mesmes, dit l'ancien Comique Grec, ny soldat à la paix de sa ville : ainsi du reste. Et qui pis est, que chacun se sonde au dedans, il trouvera que nos souhaits interieurs pour la plus part naissent et se nourrissent aux despens d'autruy. Ce que considerant, il m'est venu en fantasie, comme nature ne se dement point en cela de sa generale police, car les Physiciens tiennent que la naissance, nourrissement et augmentation de chaque chose, est l'alteration et corruption d'un'autre :
Nam quodcunque suis mutatum finibus exit,
Continuo hoc mors est illius, quod fuit ante.
(Car dès qu'un être mue et change de nature, aussitôt cela meurt qui tout à l'heure était.)[9]

Livre I - Chapitre 24

De la coustume et de ne changer aisément une loy reçue

{Coffret 1 - CD1-10}
[Lu par Michel Piccoli en français classique.]

[Page 037v]

[...] Celuy me semble avoir tres-bien conceu la force de la coustume, qui premier forgea ce conte, qu'une femme de village, ayant apris de caresser et porter entre ses bras un veau des l'heure de sa naissance, et continuant tousjours à ce faire, gaigna cela par l'accoustumance, que tout grand beuf qu'il estoit, elle le portoit encore. Car c'est à la verité une violente et traistresse maistresse d'escole, que la coustume. Elle establit en nous, peu à peu, à la desrobée, le pied de son authorité : mais par ce doux et humble commencement, l'ayant rassis et planté avec l'ayde du temps, elle nous descouvre tantost un furieux et tyrannique visage, contre lequel nous n'avons plus la liberté de hausser seulement les yeux. [...] J'en croy l'antre de Platon en sa Republique, et [...] ce Roy qui, par son moyen, rengea son estomac à se nourrir

[Page 038]

de poison ; et la fille qu'Albert recite s'estre accoustumée à vivre d'araignées. Et en ce monde des Indes nouvelles on trouva des grands peuples et en fort divers climats, qui en vivoient, en faisoient provision, et les apastoient, comme aussi des sauterelles, formiz, laizards, chauvessouriz, et fut un crapault vendu six escus en une necessité de vivres ; ils les cuisent et apprestent à diverses sauces. Il en fut trouvé d'autres ausquels noz chairs et noz viandes estoyent mortelles et venimeuses. [...] Ces exemples estrangers ne sont pas estranges, si nous considerons, ce que nous essayons ordinairement, combien l'accoustumance hebete nos sens. Il ne nous faut pas aller cercher ce qu'on dit des voisins des cataractes du Nil, [...]. Les mareschaux, meulniers, armuriers ne sçauroient durer au bruit qui les frappe, s'ils s'en estonnoient comme nous. [...] Mon collet de fleurs sert à mon nez, mais, apres que je m'en suis vestu trois jours de suitte, il ne sert qu'aux nez assistants. [...] Cecy est plus estrange, que, nonobstant des longs intervalles et intermissions, l'accoustumance puisse joindre et establir l'effect de son impression sur noz sens : comme essayent les voisins des clochiers. Je loge chez moy en une tour où à la diane et à la retraitte, une fort grosse cloche sonne tous les jours l'Ave Maria. Ce tintamarre effraye ma tour mesme : et, aux premiers jours me semblant insupportable, en peu de temps m'apprivoise, de maniere que je l'oy sans offense et souvent sans m'en esveiller. [...]

[Page 040]

[...] De vray, parce que nous les humons avec le laict de nostre naissance, et que le visage du monde se presente en cet estat à nostre premiere veue, il semble que nous soyons nais à la condition de suyvre ce train. Et les communes imaginations, que nous trouvons en

[Page 040v]

credit autour de nous, et infuses en nostre ame par la semence de nos peres, il semble que ce soyent les generalles et naturelles. Par où il advient que ce qui est hors des gonds de coustume, on le croid hors des gonds de raison : Dieu sçait combien desraisonnablement, le plus souvent. [...] Darius demandoit à quelques Grecs pour combien ils voudroient prendre la coustume des Indes, de manger leurs peres trespassez (car c'estoit leur forme, estimans ne leur pouvoir donner plus favorable sepulture, que dans eux-mesmes), ils luy respondirent que pour chose du monde ils ne le feroient ; mais, s'estant aussi essayé de persuader aux Indiens de laisser leur façon et prendre celle de Grece, qui estoit de brusler les corps de leurs peres, il leur fit encore plus d'horreur. Chacun en fait ainsi, d'autant que l'usage nous desrobbe le vray visage des choses,
Nil adeo magnum, nec tam mirabile quicquam
Principio, quod non minuant mirarier omnes
Paulatim.
(Rien n'est si grand ni tant émerveille d'abord qui peu à peu ne cesse bientôt d'étonner.)
[10] [...]

[Page 041v]

[...] Ces considerations ne destournent pourtant pas un homme d'entendement de suivre le stille commun ; ains, au rebours, il me semble que toutes façons escartées et particulieres partent plustost de folie ou d'affectation ambitieuse, que de vraye raison ; et que le sage doit au dedans retirer son ame de la presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses ; mais, quant au dehors, qu'il doit suivre entierement les façons et formes receues. La societé publique n'a que faire de nos pensées ; mais le demeurant, comme nos actions, nostre travail, nos fortunes et nostre vie propre, il la faut préter et abandonner à son service et aux opinions communes, comme ce bon et grand Socrates refusa de sauver sa vie par la desobeissance du magistrat, voire d'un magistrat tres-injuste et tres-inique. Car c'est la regle des regles, et generale loy des loix, que chacun observe celles du lieu où il est :
Νόμοις έπεσθαιτοĩσιν έγχώροις καλόν (Nomois hepesthai toisin egchaorois kalon.)
(Le bien est d'obéir aux lois de sa patrie.)
[11]
En voicy d'un'autre cuvée. Il y a grand doute, s'il se peut trouver si evident profit au changement d'une loy receue, telle qu'elle soit, qu'il y a de mal à la remuer : d'autant qu'une police, c'est comme un bastiment de diverses pieces jointes ensemble, d'une telle liaison, qu'il est impossible d'en esbranler une, que tout le corps ne s'en sente.

Livre I - Chapitre 26

De l'institution des enfans,
à Madame Diane de Foix, Contesse de Gurson

{Coffret 1 - CD2-01}

[Page 055]

[...] Madame, c'est un grand ornement que la science, et un util de merveilleux service, notamment aux personnes élevées en tel degré de fortune, comme vous estes. A la verité, elle n'a point son vray usage en mains viles et basses. Elle est bien plus fiere de préter ses moyens à conduire une guerre, à commander un peuple, à pratiquer l'amitié d'un prince ou d'une nation estrangiere, qu'à dresser un argument dialectique, ou à plaider un appel, ou ordonner une masse de pillules. Ainsi, Madame, par ce que je croy que vous n'oublierez pas cette partie en l'institution des vostres, vous qui en avez savouré la douceur, et qui estes d'une race lettrée [...] Je vous veux dire là dessus une seule fantasie que j'ay contraire au commun usage : c'est tout ce que je puis conferer à vostre service en cela. La charge du gouverneur que vous luy donrez, du chois duquel depend tout l'effect de son institution, ell'a plusieurs autres grandes parties ; mais je n'y touche point, pour n'y sçavoir rien apporter qui vaille ; et de cet article, sur lequel je me mesle de luy donner advis, il m'en croira autant qu'il y verra d'apparence. A un enfant de maison qui recherche les lettres, non

[Page 055v]

pour le gaing (car une fin si abjecte est indigne de la grace et faveur des Muses, et puis elle regarde et depend d'autruy), ny tant pour les commoditez externes que pour les sienes propres, et pour s'en enrichir et parer au dedans, ayant plustost envie d'en tirer un habil'homme qu'un homme sçavant, je voudrois aussi qu'on fut soigneux de luy choisir un conducteur qui eust plustost la teste bien faicte que bien pleine, et qu'on y requit tous les deux, mais plus les meurs et l'entendement que la science ; et qu'il se conduisist en sa charge d'une nouvelle maniere. On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verseroit dans un antonnoir, et nostre charge ce n'est que redire ce qu'on nous a dict. Je voudrois qu'il corrigeast cette partie, et que, de belle arrivée, selon la portée de l'ame qu'il a en main, il commençast à la mettre sur la montre, luy faisant gouster les choses, les choisir et discerner d'elle mesme : quelquefois luy ouvrant chemin, quelquefois le luy laissant ouvrir. Je ne veux pas qu'il invente et parle seul, je veux qu'il escoute son disciple parler à son tour. Socrates et, depuis, Archesilas faisoient premierement parler leurs disciples, et puis ils parloient à eux.
Obest plerumque iis qui discere volunt authoritas eorum qui docent.
(À ceux qui veulent apprendre, c'est souvent une gène que l'autorité de ceux qui les enseignent.)
[12]
Il est bon qu'il le face trotter devant luy pour juger de son train, et juger jusques à quel point il se doibt ravaler pour s'accommoder à sa force. A faute de cette proportion nous gastons tout : et de la sçavoir choisir, et s'y conduire bien mesureement, c'est l'une des plus ardues besongnes que je sçache : et est l'effaict d'une haute ame et bien forte, sçavoir condescendre à ses allures pueriles et les guider. Je marche plus seur et plus ferme à mont qu'à val. Ceux qui, comme porte nostre usage, entreprennent d'une mesme leçon et pareille mesure de conduite regenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes, ce n'est pas merveille si, en tout un peuple d'enfans, ils en rencontrent à peine deux ou trois qui rapportent quelque juste fruit de leur discipline.
Qu'il ne luy demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu'il juge du profit qu'il aura fait, non par le tesmoignage de sa memoire, mais de sa vie. Que ce qu'il viendra d'apprendre, il le lui face mettre en cent visages et accommoder à autant de divers subjets, pour voir s'il l'a encore bien pris et bien faict sien, prenant l'instruction de son progrez des paedagogismes de Platon. C'est tesmoignage de crudité et indigestion que de regorger la viande comme on l'a avallée. L'estomac n'a pas faict son operation, s'il n'a faict changer la façon et la forme à ce qu'on luy avoit donné à cuire. Nostre ame ne branle qu'à credit, liée et contrainte à l'appetit des fantasies d'autruy, serve et captivée soubs l'authorité de leur leçon. On nous a tant assubjectis aux cordes que nous n'avons plus de

[Page 056]

franches allures. Nostre vigueur et liberté est esteinte.
Nunquam tutelae suae fiunt.
(Ils ne se gouvernent jamais eux-mêmes.)
[13]
Je vy privéement à Pise un honneste homme, mais si Aristotélicien, que le plus general de ses dogmes est : que la touche et regle de toutes imaginations solides et de toute verité c'est la conformité à la doctrine d'Aristote ; que hors de là ce ne sont que chimeres et inanité ; qu'il a tout veu et tout dict. Cette proposition, pour avoir esté un peu trop largement et iniquement interpretée, le mit autrefois et tint long temps en grand accessoire à l'inquisition à Rome. Qu'il luy face tout passer par l'estamine et ne loge rien en sa teste par simple authorité et à credit ; les principes d'Aristote ne luy soyent principes, non plus que ceux des Stoiciens ou Epicuriens. Qu'on luy propose cette diversité de jugemens : il choisira s'il peut, sinon il en demeurera en doubte. Il n'y a que les fols certains et resolus.
Che non men che saper dubbiar m'aggrada.
(Et comme à savoir, je me plais à douter.)
[14]
Car s'il embrasse les opinions de Xenophon et de Platon par son propre discours, ce ne seront plus les leurs, ce seront les siennes. Qui suit un autre, il ne suit rien. Il ne trouve rien, voire il ne cerche rien. [...] Qu'il sache qu'il sçait, au moins. Il faut qu'il emboive leurs humeurs, non qu'il aprenne leurs preceptes. Et qu'il oublie hardiment, s'il veut, d'où il les tient, mais qu'il se les sçache approprier. La verité et la raison sont communes à un chacun, et ne sont non plus à qui les a dites premierement, qu'à qui les dict apres. Ce n'est non plus selon Platon que selon moy, puis que luy et moi l'entendons et voyons de mesme. Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font apres le miel, qui est tout leur ; ce n'est plus thin ny marjolaine. Ainsi les pieces empruntées d'autruy, il les transformera et confondera, pour en faire un ouvrage tout sien : à sçavoir son jugement. Son institution, son travail et estude ne vise qu'à le former. Qu'il cele tout ce dequoy il a esté secouru, et ne produise que ce qu'il en a faict. Les pilleurs, les enprunteurs mettent en parade leurs bastiments, leurs achapts, non pas ce qu'ils tirent d'autruy. [...] Nul ne met en compte publique sa recette: chacun y met son acquest. Le guain de nostre estude, c'est en estre devenu meilleur et plus sage. C'est, disoit Epicharmus, l'entendement qui voyt et qui oyt, c'est l'entendement qui approfite tout, qui dispose tout, qui agit, qui domine et qui regne : toutes autres choses sont aveugles, sourdes et sans ame. Certes nous le rendons servile et couard, pour ne luy laisser la liberté de rien faire de soy. Qui demanda jamais à

[Page 056v]

son disciple ce qu'il luy semble de la Rethorique et de la Grammaire, de telle ou telle sentence de Ciceron ? On nous les placque en la memoire toutes empennées, comme des oracles où les lettres et les syllabes sont de la substance de la chose. Sçavoir par coeur n'est pas sçavoir : c'est tenir ce qu'on a donné en garde à sa memoire. Ce qu'on sçait droittement, on en dispose, sans regarder au patron, sans tourner les yeux vers son livre. Facheuse suffisance, qu'une suffisance purement livresque ! Je m'attens qu'elle serve d'ornement, non de fondement, suivant l'advis de Platon, qui dict la fermeté, la foy, la sincerité estre la vraye philosophie, les autres sciences et qui visent ailleurs, n'estre que fard.

{Coffret 1 - CD2-02}

Je voudrais que le Paluel ou Pompée, ces beaux danseurs de mon temps, apprinsent des caprioles à les voir seulement faire, sans nous bouger de nos places, comme ceux-cy veulent instruire nostre entendement, sans l'esbranler : ou qu'on nous apprinst à manier un cheval, ou une pique, ou un luth, ou la voix, sans nous y exercer, comme ceux icy nous veulent apprendre à bien juger et à bien parler, sans nous exercer ny à parler ny à juger. Or, à cet apprentissage, tout ce qui se presente à nos yeux sert de livre suffisant : la malice d'un page, la sottise d'un valet, un propos de table, ce sont autant de nouvelles matieres. A cette cause, le commerce des hommes y est merveilleusement propre, et la visite des pays estrangers, non pour en rapporter seulement, à la mode de nostre noblesse Françoise, combien de pas a Santa Rotonda, ou la richesse des calessons de la Signora Livia, ou, comme d'autres, combien le visage de Neron, de quelque vieille ruyne de là, est plus long ou plus large que celuy de quelque pareille medaille, mais pour en raporter principalement les humeurs de ces nations et leurs façons, et pour frotter et limer nostre cervelle contre celle d'autruy. Je voudrois qu'on commençast à le promener des sa tendre enfance, et premierement, pour faire d'une pierre deux coups, par les nations voisines où le langage est plus esloigné du nostre, et auquel, si vous ne la formez de bon'heure, la langue ne se peut plier. Aussi bien est-ce une opinion receue d'un chacun, que ce n'est pas raison de nourrir un enfant au giron de ses parents. Cette amour naturelle les attendrist trop et relasche, voire les plus sages. Ils ne sont capables ny de chastier ses fautes, ny de le voir nourry grossierement, comme il faut, et hasardeusement. Ils ne le sçauroient souffrir revenir suant et poudreux de son exercice, boire chaud, boire froid, ny le voir sur un cheval rebours, ny contre un rude tireur, le floret au poing, ny la premiere harquebouse. Car il n'y a remede :

[Page 057]

qui en veut faire un homme de bien, sans doubte il ne le faut espargner en cette jeunesse, et souvent choquer les regles de la medecine :
vitamque sub dio et trepidis agat In rebus.
(et qu'il vive en plein air au milieu des alarmes)
[15]
Ce n'est pas assez de luy roidir l'ame ; il luy faut aussi roidir les muscles. Elle est trop pressée, si elle n'est secondée, et a trop à faire de seule fournir à deux offices. Je sçay combien ahanne la mienne en compagnie d'un corps si tendre, si sensible, qui se laisse si fort aller sur elle. Et apperçoy souvent en ma leçon, qu'en leurs escris mes maistres font valoir, pour magnanimité et force de courage, des exemples qui tiennent volontiers plus de l'espessissure de la peau et durté des os. J'ay veu des hommes, des femmes et des enfans ainsi nays, qu'une bastonade leur est moins qu'à moy une chiquenaude : qui ne remuent ny langue ny sourcil aux coups qu'on leur donne. Quand les Athletes contrefont les philosophes en patience, c'est plus tost vigueur de nerfs que de coeur. Or l'accoustumance à porter le travail est accoustumance à porter la doleur :
labor callum obducit dolori.
(le travail forme une corne contre la douleur.)
[16]
Il le faut rompre à la peine et aspreté des exercices, pour le dresser à la peine et aspreté de la desloueure, de la colique, du cautere, et de la geaule, et de la torture. Car de ces dernieres icy encore peut-il estre en prinse, qui regardent les bons selon le temps, comme les meschants. Nous en sommes à l'espreuve. Quiconque combat les loix, menace les plus gens de bien d'escourgées et de la corde. [...] En cette eschole du commerce des hommes, j'ay souvent remarqué ce vice, qu'au lieu de prendre connoissance d'autruy, nous ne travaillons qu'à la donner de nous, et sommes plus en peine d'emploiter nostre marchandise que d'en acquerir de nouvelle. Le silence et la modestie sont qualitez tres-commodes à la conversation. On dressera cet enfant à estre espargnant et mesnagier de sa suffisance, quand il l'ara acquise ; à ne se formalizer point des sottises et fables qui se diront en sa presence, car c'est une incivile importunité de choquer tout ce qui n'est pas de nostre appetit. Qu'il se contente de se corriger soy mesme, et ne semble pas reprocher à autruy tout ce qu'il refuse à faire, ny contraster aux meurs publiques.
Licet sapere sine pompa, sine invidia.
(On peut être sage sans ostentation ni sans exciter d'envie.)
[17]
Fuie ces images regenteuses (du monde) et inciviles, et cette puerile ambition de vouloir (par raison) paroistre plus fin pour estre autre ; (et comme si ce fût marchandise malaisée que critique et innovation, vouloir tirer de là, nom de quelque péculière valeur.) Comme il n'affiert qu'aux grands poetes d'user des licences de l'art, aussi n'est-il supportable qu'aux grandes ames et illustres de se privilegier au dessus de la coustume.
Si quid Socrates et Aristippus contra morem et consuetudinem fecerint, idem sibi ne arbitretur licere: magnis enim illi et divinis bonis hanc licentiam assequebantur.
(S'il a pu arriver à Socrate et Aristippe d'aller contre les moeurs et la coutume, on ne doit pas se croire permis de le faire à son tour : de grandes qualités leur permettaient ces licences.)[18]

On luy apprendra de n'entrer en discours ou contestation que où il verra un champion digne de sa luite, et là mesmes à n'emploier pas tous les tours qui luy peuvent servir, mais ceux-là seulement qui luy peuvent le plus servir. Qu'on le rende delicat au chois et triage de ses raisons, et aymant la pertinence, et par consequent la briefveté. Qu'on l'instruise sur tout à se rendre et à quitter les armes à la verité, tout aussi tost qu'il l'appercevra : soit qu'elle naisse és mains de son adversaire, soit qu'elle naisse en luy-mesmes par quelque ravisement. Car il ne sera pas mis en chaise pour dire un rolle prescript. Il n'est engagé à aucune cause, que par ce qu'il l'appreuve. Ny ne fera du mestier où se vent à purs deniers contans la liberté de se pouvoir repentir et reconnoistre. [...] Si son gouverneur tient de mon humeur, il luy formera la volonté à estre tres loyal serviteur de son prince et tres-affectionné et tres-courageux ; mais il luy refroidira l'envie de s'y attacher autrement que par un devoir publique. Outre plusieurs autres inconvenients qui blessent nostre franchise par ces obligations particulieres, le jugement d'un homme gagé et achetté, ou il est moins entier et moins libre, ou il est taché et d'imprudence et d'ingratitude. Un courtisan ne peut avoir ny loi ni volonté de dire et penser que favorablement d'un maistre qui, parmi tant de milliers d'autres subjects, l'a choisi pour le nourrir et eslever de sa main. Cette faveur et utilité corrompent non sans quelque raison sa franchise, et l'esblouissent. [...] Que sa conscience et sa

[Page 057v]

vertu reluisent en son parler, et n'ayent que la raison pour guide. Qu'on luy face entendre que de confesser la faute qu'il descouvrira en son propre discours, encore qu'elle ne soit aperceue que par luy, c'est un effet de jugement et de sincerité, qui sont les principales parties qu'il cherche ; que l'opiniatrer et contester sont qualitez communes, plus apparentes aux plus basses ames ; que se raviser et se corriger, abandonner un mauvais party sur le cours de son ardeur, ce sont qualitez rares, fortes et philosophiques. On l'advertira, estant en compaignie, d'avoir les yeux par tout ; car je trouve que les premiers sieges sont communément saisis par les hommes moins capables, et que les grandeurs de fortune ne se trouvent guieres meslées à la suffisance. J'ay veu, cependant qu'on s'entretenoit, au haut bout d'une table, de la beauté d'une tapisserie ou du goust de la malvoisie, se perdre beaucoup de beaux traicts à l'autre bout. Il sondera la portée d'un chacun : un bouvier, un masson, un passant ; il faut tout mettre en besongne, et emprunter chacun selon sa marchandise, car tout sert en mesnage ; la sottise mesmes et foiblesse d'autruy luy sera instruction. A contreroller les graces et façons d'un chacun, il s'engendrera envie des bonnes, et mespris des mauvaises. Qu'on luy mette en fantasie une honeste curiosité de s'enquerir de toutes choses ; tout ce qu'il y aura de singulier autour de luy, il le verra : un bastiment, une fontaine, un homme, le lieu d'une bataille ancienne, le passage de Caesar ou de Charlemaigne ; [...] En cette practique des hommes, j'entends y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu'en la memoire des livres. Il practiquera, par le moyen des histoires, ces grandes ames des meilleurs siecles. C'est un vain estude, qui veut ; mais qui veut aussi, c'est un estude de fruit inestimable. [...]

{Coffret 1 - CD2-03}

Quel profit ne fera-il en cette part-là, a la lecture des vies de nostre Plutarque ? Mais que mon guide se souviene où vise sa

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charge ; et qu'il n'imprime pas tant à son disciple la date de la ruine de Carthage que les meurs de Hannibal et de Scipion, ny tant où mourut Marcellus, que pourquoy il fut indigne de son devoir qu'il mourut là. Qu'il ne luy apprenne pas tant les histoires, qu'à en juger. C'est à mon gré, entre toutes, la matiere à laquelle nos esprits s'appliquent de plus diverse mesure. J'ay leu en Tite-Live cent choses que tel n'y a pas leu. Plutarque en y a leu cent, outre ce que j'y ay sceu lire, et, à l'adventure, outre ce que l'autheur y avoit mis. A d'aucuns c'est un pur estude grammairien ; à d'autres, l'anatomie de la philosophie, en laquelle les plus abstruses parties de nostre nature se penetrent. Il y a dans Plutarque beaucoup de discours estandus, tres-dignes d'estre sceus, car à mon gré c'est le maistre ouvrier de telle besongne. Mais il y en a mille qu'il n'a que touché simplement. Il guigne seulement du doigt par où nous irons, s'il nous plaist, et se contente quelquefois de ne donner qu'une attainte dans le plus vif d'un propos. Il les faut arracher de là et mettre en place marchande. [...] C'est dommage que les gens d'entendement ayment tant la briefveté. Sans doute leur reputation en vaut mieux, mais nous en valons moins : Plutarque aime mieux que nous le vantions de son jugement que de son sçavoir ; il ayme mieux nous laisser desir de soy que satieté. Il sçavoit qu'és choses bonnes mesmes on peut trop dire, et que Alexandridas reprocha justement à celuy qui tenoit aux Ephores des bons propos, mais trop longs : O estrangier, tu dis ce qu'il faut, autrement qu'il ne faut. Ceux qui ont le corps gresle, le grossissent d'embourrures : ceux qui ont la matiere exile, l'enflent de paroles. Il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la frequentation du monde. Nous sommes tous contraints et amoncellez en nous, et avons la veue racourcie à la longueur de nostre nez. On demandoit à Socrates d'où il estoit. Il ne respondit pas : d'Athenes ; mais : du monde. Luy, qui avoit son imagination plus plaine et plus estandue, embrassoit l'univers comme sa ville, jettoit ses connoissances, sa société et ses affections à tout le genre humain, non pas comme nous qui ne regardons que sous nous. Quand les vignes

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gelent en mon village, mon prebstre en argumente l'ire de Dieu sur la race humaine [...] Nous sommes insensiblement tous en cette erreur : erreur de grande suite et prejudice. Mais qui se presente, comme dans un tableau, cette grande image de nostre mere nature en son entiere magesté ; qui lit en son visage une si generale et constante varieté ; qui se remarque là dedans, et non soy, mais tout un royaume, comme un traict d'une pointe tres delicate : celuy-là seul estime les choses selon leur juste grandeur. Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme especes soubs un genre, c'est le mirouer où il nous faut regarder pour nous connoistre de bon biais. Somme, je veux que ce soit le livre de mon escholier. [...]

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[...] Nostre vie, disoit Pythagoras, retire à la grande et populeuse assemblée des jeux Olympiques. Les uns s'y exercent le corps pour en acquerir la gloire des jeux ; d'autres y portent des marchandises à vendre pour le gain. Il en est, et qui ne sont pas les pires, lesquels ne cerchent autre fruict que de regarder comment et pourquoy chaque chose se faict, et estre spectateurs de la vie des autres hommes, pour en juger et regler la leur. [...]

[Page 059v]

[...] C'est grand cas que les choses en soyent là en nostre siecle, que la philosophie, ce soit, jusques aux gens d'entendement, un nom vain et fantastique, qui se treuve de nul usage et de nul pris, et par opinion et par effect. [...] On a grand tort de la peindre inaccessible aux enfans, et d'un visage renfroigné, sourcilleux et terrible. Qui me l'a masquée de ce faux visage, pasle et hideux ? Il n'est rien plus gay, plus gaillard, plus enjoué, et à peu que je ne dise follastre. Elle ne presche que feste et bon temps. Une mine triste et transie

[Page 060]

montre que ce n'est pas là son giste. [...] L'ame qui loge la philosophie, doit par sa santé rendre sain encores le corps. Elle doit faire luire jusques au dehors son repos et son aise ; doit former à son moule le port exterieur, et l'armer par consequent d'une gratieuse fierté, d'un maintien actif et allegre, et d'une contenance contente et debonnaire. La plus expresse marque de la sagesse, c'est une esjouïssance constante : son estat est comme des choses au dessus de la Lune : tousjours serein. [...] Comment ? elle fait estat de serainer les tempestes de l'ame, et d'apprendre la fain et les fiebvres à rire, non par quelques Epicycles imaginaires, mais par raisons naturelles et palpables. [...]

[Page 060v]

[...] Pour tout cecy, je ne veu pas qu'on emprisonne ce garçon. Je ne veux pas qu'on l'abandonne à l'humeur melancholique d'un furieux maistre d'escole. Je ne veux pas corrompre son esprit à le tenir à la gehene et au travail, à la mode des autres, quatorze ou quinze heures par jour, comme un portefaiz. Ny ne trouveroys bon, quand par quelque complexion solitaire et melancholique on le verroit adonné d'une application trop indiscrette à l'estude des livres, qu'on la luy nourrist : cela les rend ineptes à la conversation civile, et les destourne de meilleures occupations. Et combien ay-je veu de mon temps d'hommes abestis par temeraire avidité de science ! [...]

{Coffret 1 - CD2-04}

[Page 061]

[...] Au nostre, un cabinet, un jardin, la table et le lit, la solitude, la compaignie, le matin et le vespre, toutes heures luy seront unes, toutes places luy seront estude. Car la philosophie, qui, comme formatrice des jugements et des meurs, sera sa principale leçon, a ce privilege de se mesler par tout. Isocrates l'orateur, estant prié en un festin de parler de son art, chacun trouve qu'il eut raison de respondre : Il n'est pas maintenant temps de ce que je sçay faire ; et ce dequoy il est maintenant temps, je ne le sçay pas faire. Car de presenter des harangues ou des disputes de rhetorique à une compaignie assemblée pour rire et faire bonne chere, ce seroit un meslange de trop mauvais accord. Et autant en pourroit-on dire de toutes les autres sciences. Mais, quant à la philosophie, en la partie où elle traicte de l'homme et de ses devoirs et offices, ç'a esté le jugement commun de tous les sages, que, pour la douceur de sa conversation, elle ne devoit estre refusée ny aux festins ny aux jeux. [...] Ainsi, sans doubte, il chomera moins que les autres. Mais, comme les pas que nous employons à nous promener dans une galerie, quoy qu'il y en ait trois fois autant, ne nous lassent pas comme ceux que nous mettons à quelque chemin desseigné, aussi nostre leçon, se passant comme par rencontre, sans obligation de temps et de lieu, et se meslant à toutes nos actions, se

[Page 061v]

coulera sans se faire sentir. Les jeux mesmes et les exercices seront une bonne partie de l'estude : la course, la luite, la musique, la danse, la chasse, le maniement des chevaux et des armes. Je veux que la bienseance exterieure, et l'entre-gent, et la disposition de la personne, se façonne quant et quant l'ame. Ce n'est pas une ame, ce n'est pas un corps qu'on dresse : c'est un homme ; il n'en faut pas faire à deux. Et, comme dict Platon, il ne faut pas les dresser l'un sans l'autre, mais les conduire également, comme une couple de chevaux attelez à mesme timon. [...] Au demeurant, cette institution se doit conduire par une severe douceur, non comme il se faict. Au lieu de convier les enfans aux lettres, on ne leur presente, à la verité, que horreur et cruauté. Ostez moy la violence et la force : il n'est rien à mon advis qui abastardisse et estourdisse si fort une nature bien née. Si vous avez envie qu'il craigne la honte et le chastiement, ne l'y endurcissez pas. Endurcissez le à la sueur et au froid, au vent, au soleil et aux hazards qu'il luy faut mespriser. Ostez-luy toute mollesse et delicatesse au vestir et coucher, au manger et au boire ; accoustumez le à tout. Que ce ne soit pas un beau garçon et dameret, mais un garçon vert et vigoureux. Enfant, homme, vieil, j'ay tousjours creu et jugé de mesme. Mais, entre autres choses, cette police de la plus part de noz colleges m'a tousjours despleu. On eust failly à l'adventure moins dommageablement, s'inclinant vers l'indulgence. C'est une vraye geaule de jeunesse captive. On la rend desbauchée, l'en punissant avant qu'elle le soit. Arrivez-y sur le point de leur office : vous n'oyez que cris et d'enfans suppliciez, et de maistres enyvrez en leur cholere. Quelle maniere pour esveiller l'appetit envers leur leçon, à ces tendres ames et craintives, de les y guider d'une troigne effroyable, les mains armées de fouets ? Inique et pernicieuse forme. [...]

[Page 062v]

[...] Le vray miroir de nos discours est le cours de nos vies.

[Le paragraphe suivant n'est pas inclus dans la lecture de M. Piccoli.]

Zeuxidamus respondit à un qui luy demanda pourquoy les Lacedemoniens ne redigeoient par escrit les ordonnances de la prouesse, et ne les donnoient à lire à leurs jeunes gens : que c'estoit par ce qu'ils les vouloient accoustumer aux faits, non pas aux parolles. Comparez, au bout de 15.ou 16.ans, à cettuy cy un de ces latineurs de college, qui aura mis autant de temps à n'aprendre simplement qu'à parler. Le monde n'est que babil, et ne vis jamais homme qui ne die plustost plus que moins qu'il ne doit ; toutesfois la moictié de nostre aage s'en va là. On nous tient quatre ou cinq ans à entendre les mots et les coudre en clauses. Encores autant à en proportionner un grand corps, estendu en quatre ou cinq parties, et autres cinq, pour le moins, à les sçavoir brefvement mesler et entrelasser de quelque subtile façon. Laissons le à ceux qui en font profession expresse.

Allant un jour à Orleans, je trouvay, dans cette plaine au deça de Clery, deux regens qui venoyent à Bourdeaux, environ à cinquante pas l'un de l'autre. Plus loing, derriere eux, je descouvris une trouppe et un maistre en teste, qui estoit feu Monsieur le Comte de la Rochefoucaut. Un de mes gens s'enquit au premier de ces regents, qui estoit ce gentil'homme qui venoit apres luy. Luy, qui n'avoit pas veu ce trein qui le suyvoit et qui pensoit qu'on luy parlast de son compagnon, respondit plaisamment. Il n'est pas gentil'homme ; c'est un grammairien, et je suis logicien. Or, nous qui cerchons icy, au rebours, de former non un grammairien ou logicien, mais un gentil'homme, laissons les abuser de leur loisir : nous avons affaire ailleurs. Mais que nostre disciple soit bien pourveu de choses, les parolles ne suivront que trop : il les trainera, si elles ne veulent suivre. J'en oy qui s'excusent de ne se pouvoir exprimer, et font contenance d'avoir la teste pleine de plusieurs belles choses, mais, à faute d'eloquence, ne les pouvoir mettre en evidence : c'est une baye. Scavez vous, à mon advis,

[Page 063]

que c'est que cela ? Ce sont des ombrages qui leur viennent de quelques conceptions informes, qu'ils ne peuvent desmeler et esclarcir au dedans, ny par consequant produire au dehors. Ils ne s'entendent pas encore eux mesmes. Et voyez les un peu begayer sur le point de l'enfanter, vous jugez que leur travail n'est point à l'acouchement mais à la conception, et qu'ils ne font que lecher cette matiere imparfaicte. De ma part, je tiens, et Socrates l'ordonne, que, qui a en l'esprit une vive imagination et claire, il la produira, soit en Bergamasque, soit par mines s'il est muet :
Verbaque praevisam rem non invita sequentur.
(Voit-il bien son sujet, les mots ne feront aucune difficuté à suivre.)
[19]
Et comme disoit celuy là, aussi poetiquement en sa prose,
cum res animum occupavere, verba ambiunt.
(Quand les choses ont pénétré l'esprit, les mots foisonnent.)
[20]

Livre I - Chapitre 28

De l'amitié
[Hommage à La Boétie]

{Coffret 1 - CD2-05}

[Page 071]

[...] Au demeurant, ce que nous appellons ordinairement amis et amitiez, ce ne sont qu'accoinctances et familiaritez nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos ames s'entretiennent. En l'amitié dequoy je parle, elles se meslent et confondent l'une en

[Page 071v]

l'autre, d'un melange si universel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoy je l'aymois, je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en respondant : Par ce que c'estoit luy ; par ce que c'estoit moy. Il y a, au delà de tout mon discours, et de ce que j'en puis dire particulierement, ne sçay quelle force inexplicable et fatale, mediatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous estre veus, et par des rapports que nous oyïons l'un de l'autre, qui faisoient en nostre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports, je croy par quelque ordonnance du ciel : nous nous embrassions par noz noms. Et à nostre premiere rencontre, qui fut par hazard en une grande feste et compagnie de ville, nous nous trouvasmes si prins, si cognus, si obligez entre nous, que rien des lors ne nous fut si proche que l'un à l'autre. Il escrivit une Satyre Latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la precipitation de nostre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous estions tous deux hommes faicts, et luy plus de quelque année, elle n'avoit point à perdre temps, et à se regler au patron des amitiez molles et regulieres, ausquelles il faut tant de precautions de longue et preallable conversation. Cette cy n'a point d'autre idée que d'elle mesme, et ne se peut rapporter qu'à soy. Ce n'est pas une speciale consideration, ny deux, ny trois, ny quatre, ny mille : c'est je ne sçay quelle quinte essence de tout ce meslange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille. Je dis perdre, à la verité, ne nous reservant rien qui nous fut propre, ny qui fut ou sien ou mien. [...]

[Page 072]

[...] Nos ames ont charrié si uniement ensemble, elles se sont considerées d'une si ardante affection, et de pareille affection descouvertes jusques au fin fond des entrailles l'une à l'autre, que, non seulement je connoissoy la sienne comme la mienne, mais je me fusse certainement plus volontiers fié à luy de moy qu'à moy. Qu'on ne me mette pas en ce reng ces autres amitiez communes : j'en ay autant de connoissance qu'un autre, et des plus parfaictes de leur genre, mais je ne conseille pas qu'on confonde leurs regles : on s'y tromperoit. Il faut marcher en ces autres amitiez la bride à la main, avec prudence et precaution. La liaison n'est pas nouée en maniere qu'on n'ait aucunement à s'en deffier. Aymés le (disoit Chilon) comme ayant quelque jour à le haïr ; haïssez le, comme ayant à l'aymer. Ce precepte qui est si abominable en cette souveraine et maistresse amitié, il est salubre en l'usage des amitiez ordinaires et coustumières, à l'endroit desquelles il faut employer le mot qu'Aristote avoit tres-familier : O mes amis, il n'y a nul amy. En ce noble commerce, les offices et les bienfaits, nourrissiers des autres amitiez, ne meritent pas seulement d'estre mis en compte : cette confusion si pleine de nos volontez en est cause. Car, tout ainsi que l'amitié que je me porte, ne reçoit point augmentation pour le secours que je me donne au besoin, quoy que dient les Stoiciens, et comme je ne me sçay aucun gré du service que je me fay : aussi l'union de tels amis estant veritablement parfaicte, elle leur faict perdre le sentiment de tels devoirs, et haïr et chasser d'entre eux ces mots de division et de difference : bien faict, obligation, reconnoissance, priere, remerciement, et leurs pareils. Tout estant par effect commun entre eux, volontez, pensemens, jugemens, biens, femmes, enfans, honneur et vie, et leur convenance n'estant qu'un'ame en deux corps selon la tres-propre definition d'Aristote, ils ne

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se peuvent ny prester ny donner rien. [...]

[Page 073]

[...] L'ancien Menander disoit celuy-là heureux, qui avoit peu rencontrer seulement l'ombre d'un amy. Il avoit certes raison de le dire, mesmes s'il en avoit tasté. Car, à la verité, si je compare tout le reste de ma vie, quoy qu'avec la grace de Dieu je l'aye passée douce, aisée et, sauf la perte d'un tel amy, exempte d'affliction

[Page 073v]

poisante, pleine de tranquillité d'esprit, ayant prins en payement mes commoditez naturelles et originelles sans en rechercher d'autres. Si je la compare, dis-je, toute aux quatre années qu'il m'a esté donné de jouyr de la douce compagnie et société de ce personnage, ce n'est que fumée, ce n'est qu'une nuit obscure et ennuyeuse. Depuis le jour que je le perdy, [...] je ne fay que trainer languissant ; et les plaisirs mesmes qui s'offrent à moy, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte. Nous estions à moitié de tout ; il me semble que je luy desrobe sa part,
Nec fas esse ulla me voluptate hic frui
Decrevi, tantisper dum ille abest meus particeps.
(J'entends me priver à jamais de plaisir puisqu'il n'est plus là pour partager mon existence.)
[21]

J'estois desjà si fait et accoustumé à estre deuxiesme par tout, qu'il me semble n'estre plus qu'à demy. [...] Il n'est action ou imagination où je ne le trouve à dire, comme si eut-il bien faict à moy. Car, de mesme qu'il me surpassoit d'une distance infinie en toute autre suffisance et vertu, aussi faisoit-il au devoir de l'amitié.

Livre I - Chapitre 39

De la solitude

{Coffret 1 - CD2-06}

[Page 099v]

[...] Or, puis que nous entreprenons de vivre seuls et de nous passer de compagnie, faisons que nostre contentement despende de nous. Desprenons nous de toutes les liaisons qui nous attachent à autruy. Gaignons sur nous de pouvoir à bon escient vivre seuls et y vivre à nostr'aise. Stilpon, estant eschappé de l'embrasement de sa ville, où il avoit perdu femme, enfans et chevance, Démetrius Poliorcetes, le voyant en une si grande ruine de sa patrie le visage non effrayé, luy demanda s'il n'avoit pas eu du dommage. Il respondit que non, et qu'il n'y avoit, Dieu mercy, rien perdu de sien. C'est ce que le philosophe Antisthenes disoit plaisamment : que l'homme se devoit pourveoir de munitions qui flottassent sur l'eau et peussent à nage eschapper avec luy du naufrage. Certes l'homme d'entendement n'a rien perdu, s'il a soy mesme. Quand la ville de Nole fut ruinée par les Barbares, Paulinus, qui en estoit Evésque, y ayant tout perdu, et leur prisonnier, prioit ainsi Dieu : Seigneur, garde moy de

[Page 100]

sentir cette perte, car tu sçais qu'ils n'ont encore rien touché de ce qui est à moy. Les richesses qui le faisoyent riche, et les biens qui le faisoient bon, estoyent encore en leur entier. Voylà que c'est de bien choisir les thresors qui se puissent affranchir de l'injure, et de les cacher en lieu où personne n'aille, et lequel ne puisse estre trahi que par nous mesmes. Il faut avoir femmes, enfans, biens, et sur tout de la santé, qui peut ; mais non pas s'y attacher en maniere que nostre heur en despende. Il se faut reserver une arriereboutique toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissons nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude. En cette-cy faut-il prendre nostre ordinaire entretien de nous à nous mesmes, et si privé que nulle acointance ou communication estrangiere y trouve place ; discourir et y rire comme sans femme, sans enfans et sans biens, sans train et sans valetz, afin que, quand l'occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer. Nous avons une ame contournable en soy mesme ; elle se peut faire compagnie ; elle a dequoy assaillir et dequoy defendre, dequoy recevoir et dequoy donner : ne craignons pas en cette solitude nous croupir d'oisiveté ennuyeuse,
in solis sis tibi turba locis.
(Sois dans la solitude une foule à toi-même.)
[22]

[Page 100v]

[...] C'est assez vescu pour autruy, vivons pour nous au moins ce bout de vie. Ramenons à nous et à nostre aise nos pensées et nos intentions. Ce n'est pas une legiere partie que de faire seurement sa retraicte ; elle nous empesche assez sans y mesler d'autres entreprinses. Puis que Dieu nous donne loisir de disposer de nostre deslogement, preparons nous y ; plions bagage ; prenons de bon'heure congé de la compaignie ; despetrons nous de ces violentes prinses qui nous engagent ailleurs et esloignent de nous. Il faut desnouer ces obligations si fortes, et meshuy aymer ce-cy et cela, mais n'espouser rien que soy. C'est à dire, le reste soit à nous, mais non pas joint et colé en façon qu'on ne le puisse desprendre sans nous escorcher et arracher ensemble quelque piece du nostre. La plus grande chose du monde, c'est de sçavoir estre à soy. Il est temps de nous desnouer de la societé, puis que nous n'y pouvons rien apporter. Et, qui ne peut prester, qu'il se defende d'emprunter. Noz forces nous faillent ; retirons les et resserrons en nous. Qui peut renverser et confondre en soy les offices de l'amitié et de la compagnie, qu'il le face. En cette cheute, qui le rend inutile, poisant et importun aux autres, qu'il se garde d'estre importun à soy mesme, et poisant, et inutile. Qu'il se flatte et caresse, et surtout se regente ; respectant et craignant sa raison et sa conscience, [...] Socrates dict que les jeunes se doivent faire instruire, les hommes s'exercer à bien faire, les vieils se retirer de toute occupation civile et militaire, vivants à leur discretion, sans obligation à nul certain office.

Livre I - Chapitre 56

Des prières

{Coffret 1 - CD2-07}

[Page 131v]

[...] Je propose des fantasies informes et irresolues, comme font ceux qui publient des questions doubteuses, à debattre aux escoles : non pour establir la verité, mais pour la chercher. Et les soubmets au jugement de ceux à qui il touche de regler, non seulement mes actions et mes escris, mais encore mes pensées. Esgalement m'en sera acceptable et utile la condemnation comme l'approbation, tenant pour execrable, s'il se trouve chose ditte par moy ignorament ou inadvertament contre les sainctes prescriptions de l'Eglise catholique, apostolique et Romaine, en laquelle je meurs et en laquelle je suis nay. Et pourtant, me remettant tousjours à l'authorité de leur censure, qui peut tout sur moy, je me mesle ainsin temerairement à toute sorte de propos, comme icy. [...]

[Page 132]

[...] J'avoy presentement en la pensée d'où nous venoit cett'erreur de recourir à Dieu en tous nos desseins et entreprinses, et l'appeller à toute sorte de besoing et en quelque lieu que nostre foiblesse veut de l'aide, sans considerer si l'occasion est juste ou injuste ; et de escrier son nom et sa puissance, en quelque estat et action que nous soyons, pour vitieuse qu'elle soit. Il est bien nostre seul et unique protecteur, et peut toutes choses à nous ayder ; mais, encore qu'il daigne nous honorer de cette douce aliance paternelle, il est pourtant autant juste comme il est bon et comme il est puissant. Mais il use bien plus souvent de sa justice que de son pouvoir, et nous favorise selon la raison d'icelle, non selon noz demandes. [...] Sa justice et sa puissance sont inseparables. Pour neant implorons nous sa force en une mauvaise cause. Il faut avoir l'ame nette, au moins en ce moment auquel nous le prions, et deschargée de passions vitieuses ; autrement nous luy presentons nous mesmes les verges dequoy nous chastier. Au lieu de rabiller nostre faute, nous la redoublons, presentans à celuy à qui nous avons à demander pardon, une affection pleine d'irreverence et de haine. Voylà pourquoy je ne loue pas volontiers ceux que je voy prier Dieu plus souvent et plus ordinairement, si les actions voisines de la priere ne me tesmoignent quelque amendement et reformation,

[Page 132v]

[...] Et l'assiette d'un homme, meslant à une vie execrable la devotion, semble estre aucunement plus condemnable que celle d'un homme conforme à soy, et dissolu par tout.[...] Nous prions par usage et par coustume, ou, pour mieux dire, nous lisons ou prononçons nos prieres. Ce n'est en fin que mine. Et me desplaist de voir faire trois signes de croix au benedicite, autant à graces [...], et ce pendant, toutes les autres heures du jour, les voir occupées à la haine, l'avarice, l'injustice. Aux vices leur heure, son heure à Dieu, comme par compensation et composition. C'est miracle de voir continuer des actions si diverses, d'une si pareille teneur qu'il ne s'y sente point d'interruption et d'alteration aux confins mesme et passage de l'une à l'autre. Quelle prodigieuse conscience se peut donner repos, nourrissant en mesme giste, d'une societé si accordante et si paisible le crime et le juge ? Un homme de qui la paillardise sans cesse regente la teste, et qui la juge tres-odieuse à la veue divine, que dict-il à Dieu, quand il luy en parle ? Il se rameine ; mais soudain il rechoit. Si l'object de la divine justice et sa presence frappoient comme il dict, et chastioient son ame, pour courte qu'en fust la penitence, la crainte mesme y rejetteroit si souvent sa pensée, qu'incontinent il se verroit maistre de ces vices qui sont habitués et acharnés en luy. Mais quoy ! ceux qui couchent une vie entiere sur le fruit et emolument du peché qu'ils sçavent mortel ? Combien avons-nous de mestiers et vacations reçeues, dequoy l'essence est vicieuse. Et celuy qui, se confessant à moy, me recitoit avoir tout un aage faict profession et les effects d'une religion damnable selon luy, et contradictoire à celle qu'il avoit en son coeur, pour ne perdre son credit et l'honneur de ses charges : comment patissoit-il ce discours en son courage ? De quel langage entretiennent-ils sur ce subject la justice divine ? Leur repentance consistant en visible et maniable reparation, ils perdent et envers Dieu, et envers nous le moyen de l'alleguer. Sont-ils si hardis de demander pardon sans satisfaction et sans repentance ? [...] Fascheuse maladie, de se croire si fort, qu'on se persuade qu'il ne se puisse croire au contraire. Et plus fascheuse encore qu'on se persuade d'un tel esprit, qu'il prefere je ne sçay quelle disparité de fortune presente, aux esperances et menaces de la vie eternelle. Ils m'en peuvent croire. Si rien eust deu tenter ma jeunesse, l'ambition du hazard et difficulté qui suivoient cette recente entreprinse y eust eu bonne part. Ce n'est pas sans grande raison, ce me semble, que l'Eglise defend l'usage promiscue, temeraire et indiscret des sainctes et divines chansons que le Sainct Esprit a dicté en David. Il ne faut mesler Dieu en nos actions qu'avecque reverence et attention pleine d'honneur et de respect. Cette voix est trop divine pour n'avoir autre usage que d'exercer les poulmons et plaire à nos oreilles. C'est de la conscience qu'elle doit estre produite, et non pas de la langue. Ce n'est pas raison qu'on permette qu'un garçon de boutique, parmy ces vains et frivoles pensemens, s'en entretienne et s'en joue. Ny n'est certes raison de voir tracasser par une sale et par une cuysine le Sainct livre des sacrez mysteres de nostre creance. C'estoyent autrefois mysteres ; ce sont à present desduits et esbats. Ce n'est pas en parlant et tumultuairement qu'il faut manier un estude si serieuz et venerable. [...] Ce n'est pas l'estude de tout le monde, c'est l'estude des personnes qui y sont vouées, que Dieu y appelle. Les meschans, les ignorans s'y empirent. Ce n'est pas une histoire à compter, c'est une histoire à reverer, craindre, et adorer. Plaisantes gens, qui pensent l'avoir rendue maniable au peuple, pour l'avoir mise en langage populaire. Ne tient-il qu'aux mots qu'ils n'entendent tout ce qu'ils trouvent par escrit ? Diray-je plus ? Pour l'en approcher de ce peu, ils l'en reculent. L'ignorance pure et remise toute en autruy estoit bien plus salutaire et plus sçavante que n'est cette science verbale et vaine, nourrice de presomption [...].

Livre II

Livre II - Chapitre 1

De l'inconstance de nos actions

{Coffret 2 - CD1-01}

[Page 137]

Ceux qui s'exercent à contreroller les actions humaines, ne se trouvent en aucune partie si empeschez, qu'à les r'appiesser et mettre à mesme lustre : car elles se contredisent communément de si estrange façon, qu'il semble impossible qu'elles soient parties de mesme boutique.

[Page 138]

Nostre façon ordinaire, c'est d'aller apres les inclinations de nostre apetit, à gauche, à dextre, contre-mont, contre-bas, selon que le vent des occasions nous emporte. Nous ne pensons ce que nous voulons, qu'à l'instant que nous le voulons, et changeons comme cet animal qui prend la couleur du lieu où on le couche. Ce que nous avons à cett'heure proposé, nous le changeons tantost, et tantost encore retournons sur nos pas : ce n'est que branle et inconstance,
Ducimur ut nervis alienis mobile lignum.
(Comme des pantins de bois, un fil étranger nous agite)
[23]
Nous n'allons pas ; on nous emporte, comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avecques violence, selon que l'eau est ireuse ou bonasse : [...] Chaque jour nouvelle fantasie, et se meuvent nos humeurs avecques les mouvemens du temps, [...] Nous flottons entre divers advis : nous ne voulons rien librement, rien absoluement, rien constamment.

[Page 138v]

[...] Celuy que vous vistes hier si avantureuz, ne trouvez pas estrange de le voir aussi poltron le

[Page 139]

lendemain : ou la cholere, ou la necessité, ou la compagnie, ou le vin, ou le son d'une trompette luy avoit mis le coeur au ventre ; ce n'est un coeur ainsi formé par discours ; ces circonstances le luy ont fermy ; ce n'est pas merveille si le voylà devenu autre par autres circonstances contraires. Cette variation et contradiction qui se void en nous, si souple, a faict qu'aucuns nous songent deux ames, d'autres deux puissances qui nous accompaignent et agitent, chacune à sa mode, vers le bien l'une, l'autre vers le mal, une si brusque diversité ne se pouvant bien assortir à un subjet simple. Non seulement le vent des accidens me remue selon son inclination, mais en outre je me remue et trouble moy mesme par l'instabilité de ma posture ; et qui y regarde primement, ne se trouve guere deux fois en mesme estat. Je donne à mon ame, tantost un visage, tantost un autre, selon le costé où je la couche. Si je parle diversement de moy, c'est que je me regarde diversement. Toutes les contrarietez s'y trouvent selon quelque tour et en quelque façon. Honteux, insolent ; chaste, luxurieux ; bavard, taciturne ; laborieux, delicat ; ingenieux, hebeté ; chagrin, debonaire ; menteur, veritable ; sçavant, ignorant, et liberal, et avare, et prodigue, tout cela, je le vois en moy aucunement, selon que je me vire ; et quiconque s'estudie bien attentifvement trouve en soy, voire et en son jugement mesme, cette volubilité et discordance. Je n'ay rien à dire de moy, entierement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot.

Livre II - Chapitre 5

De la conscience

{Coffret 2 - CD1-02}

[Page 151]

[...] C'est une dangereuse invention que celle des gehenes, et semble que ce soit plustost un essay de patience que de vérité. [...] Car pourquoy la douleur me fera elle plustost confesser ce qui en est, qu'elle ne me forcera de dire ce qui n'est pas ? Et, au rebours, si celuy qui n'a pas fait ce dequoy on l'accuse, est assez patient pour supporter ces tourments, pourquoy ne le sera celuy qui l'a fait, un si beau guerdon que de la vie luy estant proposé ? Je pense que le fondement de cette invention est appuyé sur la consideration de l'effort de la conscience. Car, au coulpable, il semble qu'elle aide à la torture pour luy faire confesser sa faute, et qu'elle l'affoiblisse ; et, de l'autre part, qu'elle fortifie l'innocent contre la torture. Pour dire vray, c'est un moyen plein d'incertitude et de danger. Que ne diroit on, que ne feroit on, pour fuyr à si griefves douleurs ?
Etiam innocentes cogit mentiri dolor.
(La douleur force à mentir même l'innocent.)
[24]
D'où il advient que celuy que le juge a gehenné, pour ne le faire mourir innocent, il le face mourir et innocent et gehenné. Mille et mille en ont chargé leur teste de fauces confessions. Entre lesquels je loge Philotas, considerant les circonstances du procez qu'Alexandre luy fit et le progrez de sa geine. Mais tant y a que c'est, dict on, le moins mal que l'humaine foiblesse aye peu inventer. Bien inhumainement pourtant et bien inutilement, à mon advis. Plusieurs nations, moins barbares en cela que la grecque et la romaine qui les en appellent, estiment horrible et cruel de tourmenter et desrompre un homme de la faute duquel vous estes encores en doubte. Que peut il mais de vostre ignorance ? Estes-vous pas injustes, qui, pour ne le tuer sans occasion, luy faites pis que le tuer ? Qu'il soit ainsi : voyez combien de fois il ayme mieux mourir sans raison que de passer par cete information plus penible que le supplice, et qui souvent, par son aspreté, devance le supplice, et l'execute. Je ne sçay d'où je tiens ce conte, mais il rapporte exactement la conscience de nostre justice. Une femme de village accusoit devant un general d'armée, grand justicier, un soldat pour avoir arraché à ses petits enfans ce peu de bouillie qui luy restoit à les substanter, cette armée ayant ravagé tous les villages à l'environ. De preuve, il n'y en avoit point. Le general, après avoir sommé la femme de regarder bien à ce qu'elle disoit, d'autant qu'elle seroit coupable de son accusation si elle mentoit, et elle persistant, il fit ouvrir le ventre au soldat pour s'esclaircir de la vérité du faict. Et la femme se trouva avoir raison. Condemnation instructive.

Livre II - Chapitre 6

De l'exercitation
[De la mort]

{Coffret 2 - CD1-03}

[Page 151v]

[...] à mourir, qui est la plus grande besoigne que nous ayons à faire, l'exercitation ne nous y peut ayder. On se peut, par usage et par experience, fortifier contre les douleurs, la honte, l'indigence et tels autres accidents ; mais, quant à la mort, nous ne la pouvons essayer qu'une fois ; nous y sommes tous apprentifs quand nous y venons.

[Page 152]

[...] Il me semble toutefois qu'il y a quelque façon de nous apprivoiser à elle et de l'essayer aucunement. Nous en pouvons avoir experience, sinon entiere et parfaicte, au moins telle, qu'elle ne soit pas inutile, et qui nous rende plus fortifiez et asseurez. Si nous ne la pouvons joindre, nous la pouvons approcher, nous la pouvons reconnoistre ; et, si nous ne donnons jusques à son fort, au moins verrons nous et en prattiquerons les advenues. Ce n'est pas sans raison qu'on nous fait regarder à nostre sommeil mesme, pour la ressemblance qu'il a de la mort. Combien facilement nous passons du veiller au dormir. Avec combien peu d'interest nous perdons la connoissance de la lumiere et de nous. A l'adventure pourroit sembler inutile et contre nature la faculté du sommeil qui nous prive de toute action et de tout sentiment, n'estoit que, par iceluy, nature nous instruict qu'elle nous a pareillement faicts pour mourir que pour vivre, et, dès la vie, nous présente l'eternel estat qu'elle nous garde apres icelle, pour nous y accoustumer et nous en oster la crainte.

[Page 152v]

[...] Pendant nos troisiesmes troubles ou deuxiesmes (il ne me souvient pas bien de cela), m'estant allé un jour promener à une lieue de chez moy, qui suis assis dans le moiau de tout le trouble des guerres civiles de France, estimant estre en toute seureté et si voisin de ma retraicte que je

[Page 153]

n'avoy point besoin de meilleur equipage, j'avoy pris un cheval bien aisé, mais non guiere ferme. A mon retour, [...] un de mes gens, grand et fort, monté sur un puissant roussin qui avoit une bouche desesperée, frais au demeurant et vigoureux, pour faire le hardy et devancer ses compaignons vint à le pousser à toute bride droict dans ma route, et fondre comme un colosse sur le petit homme et petit cheval, et le foudroier de sa roideur et de sa pesanteur, nous envoyant l'un et l'autre les pieds contremont : si que voilà le cheval abbatu et couché tout estourdy, moy dix ou douze pas au delà, mort, estendu à la renverse, le visage tout meurtry et tout escorché, mon espée que j'avoy à la main, à plus de dix pas au delà, ma ceinture en pieces, n'ayant ny mouvement ny sentiment, non plus qu'une souche. C'est le seul esvanouissement que j'aye senty jusques à cette heure. Ceux qui estoient avec moy, apres avoir essayé par tous les moyens qu'ils peurent, de me faire revenir, me tenans pour mort, me prindrent entre leurs bras, et m'emportoient [...] en ma maison [...]. Sur le chemin, et après avoir esté plus de deux grosses heures tenu pour trespassé, je commençay à me mouvoir et respirer [...] mais ce fut par les menus et par un si long traict de temps que mes premiers sentimens estoient beaucoup plus approchans de la mort que de la vie [...]

[Page 153v]

[...] Quand je commençay à y voir, ce fut d'une veue si foible et si morte, que je ne discernois encores rien que la lumiere,
[...]
Quand aux functions de l'ame, elles naissoient avec mesme progrez que celles du corps. Je me vy tout sanglant, car mon pourpoinct estoit taché par tout du sang que j'avoy rendu. La premiere pensée qui me vint, ce fut que j'avoy une harquebusade en la teste : de vray, en mesme temps, il s'en tiroit plusieurs autour de nous. Il me sembloit que ma vie ne me tenoit plus qu'au bout des lèvres : je fermois les yeux pour ayder, ce me sembloit, à la pousser hors, et prenois plaisir à m'alanguir et à me laisser aller. C'estoit une imagination qui ne faisoit que nager superficiellement en mon ame, aussi tendre et aussi foible que tout le reste, mais [...] meslée à cette douceur que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil. Je croy que c'est ce mesme estat où se trouvent ceux qu'on voit défaillans de foiblesse en l'agonie de la mort ; et tiens que nous les plaignons sans cause, estimans qu'ils soient agitez de griéves douleurs, ou avoir l'ame pressée de cogitations penibles.

Livre II - Chapitre 12

Apologie de Raimond Sebond
[Vanité de l'homme]

{Coffret 2 - CD1-04}
[Lu par Michel Piccoli en français classique.]

[Page 181]

[...] Considerons donq pour cette heure l'homme seul, sans secours estranger, armé seulement de ses armes, et despourveu de la grace et cognoissance divine, qui est tout son honneur, sa force et le fondement de son estre. Voyons combien il a de tenue en ce bel equipage. Qu'il me face entendre par l'effort de son

[Page 181v]

discours, sur quels fondemens il a basty ces grands avantages qu'il pense avoir sur les autres creatures. Qui luy a persuadé que ce branle admirable de la voute celeste, la lumiere eternelle de ces flambeaux roulans si fierement sur sa teste, les mouvemens espouvantables de cette mer infinie, soyent establis et se continuent tant de siecles pour sa commodité et pour son service ? Est-il possible de rien imaginer si ridicule que cette miserable et chetive creature, qui n'est pas seulement maistresse de soy, exposée aux offences de toutes choses, se die maistresse et emperiere de l'univers, duquel il n'est pas en sa puissance de cognoistre la moindre partie, tant s'en faut de la commander ? Et ce privilege qu'il s'atribue d'estre seul en ce grand bastimant, qui ayt la suffisance d'en recognoistre la beauté et les pieces, seul qui en puisse rendre graces à l'architecte et tenir conte de la recepte et mise du monde, qui lui a seelé ce privilege ? Qu'il nous montre lettres de cette belle et grande charge. Ont elles esté ottroyées en faveur des sages seulement ? Elles ne touchent guere de gents. Les fols et les meschants sont ils dignes de faveur si extraordinaire, et, estant la pire piece du monde, d'estre preferez à tout le reste ? En croirons nous cestuy-là :
Quorum igitur causa quis dixerit effectum esse mundum ? Eorum scilicet animantium quae ratione utuntur. Hi sunt dii et homines, quibus profecto nihil est melius.
(En vue de qui dira-t-on que le monde a été fait ? Sans doute pour les vivants qui ont quelque raison, qui sont les dieux et les hommes au dessus desquels il n'y a rien.)
[25]
Nous n'aurons jamais assez bafoué l'impudence de cet accouplage.
[...]

[Page 182]

[...] Tout ce que nous voyons en ces corps là, nous estonne.
Quae molitio, quae ferramenta, qui vectes, quae machinae, qui ministri tanti operis fuerunt ?
(Quels furent l'outillage, les leviers, les machines, les ouvriers, pour un tel travail ?)
[26]
Pourquoy les privons nous et d'ame, et de vie, et de discours ? Y avons nous recogneu quelque stupidité immobile et insensible, nous qui n'avons aucun commerce avecques eux, que d'obeïssance ? Dirons nous que nous n'avons veu en nulle autre creature qu'en l'homme l'usage d'une ame raisonable ? Et quoy ! avons nous veu quelque chose semblable au soleil ? Laisse il d'estre, par ce que nous n'avons rien veu de semblable ? et ses mouvemens d'estre, par ce qu'il n'en est point de pareils ? Si ce que nous n'avons pas veu, n'est pas, nostre science est merveilleusement raccourcie :
Quae sunt tantae animi angustiae !
(Tant sont étroites les bornes de notre esprit.)
[27]
Sont ce pas des songes de l'humaine vanité, de faire de la Lune une terre celeste, y songer des montaignes, des vallées, comme Anaxagoras ? y planter des habitations et demeures humaines, et y dresser des colonies pour nostre commodité, comme faict Platon et Plutarque ? et de nostre terre en faire un astre esclairant et lumineux ?
Inter caetera mortalitatis incommoda et hoc est, calligo mentium, nec tantum necessitas errandi sed errorum amor.
(Entre tant d'infirmités de la nature humaine, il en est une, l'aveuglement de l'esprit, qui non seulement la pousse à l'erreur mais la lui fait chérir.)
[28]
La presomption est nostre maladie naturelle et originelle. La plus

[Page 182v]

calamiteuse et fraile de toutes les creatures, c'est l'homme, et quant et quant la plus orgueilleuse. Elle se sent et se void logée icy, parmy la bourbe et le fient du monde, attachée et clouée à la pire, plus morte et croupie partie de l'univers, au dernier estage du logis et le plus esloigné de la voute celeste, avec les animaux de la pire condition des trois ; et se va plantant par imagination au dessus du cercle de la Lune et ramenant le ciel soubs ses pieds. C'est par la vanité de cette mesme imagination qu'il s'egale à Dieu, qu'il s'attribue les conditions divines, qu'il se trie soy mesme et separe de la presse des autres creatures, taille les parts aux animaux ses confreres et compaignons, et leur distribue telle portion de facultez et de forces que bon luy semble. Comment cognoit il, par l'effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux ? par quelle comparaison d'eux à nous conclud il la bestise qu'il leur attribue ? [...]

[Page 186]

[...] Nous ne sommes ny au dessus, ny au dessoubs du reste : tout ce qui est sous le Ciel, dit le sage, court une loy et fortune pareille,
Indupedita suis fatalibus omnia vinclis.
(Tout est pris dans sa chaîne et sa fatalité.)
[29]
Il y a quelque difference, il y a des ordres et des degrez ; mais c'est soubs le visage d'une mesme nature :
       res quaeque suo ritu procedit, et omnes
Foedere naturae certo discrimina servant.
(Toute chose suit sa loi selon laquelle elle évolue, et toute chose conserve ses différences selon le pacte immuable de la nature.)
[30]
Il faut contraindre l'homme et le renger dans les barrieres de cette police. Le miserable n'a garde d'enjamber par effect au delà ; il est entravé et engagé, il est assubjecty de pareille obligation que les autres creatures de son ordre, et d'une condition fort moyenne, sans aucune prerogative, praeexcellence vraye et essentielle. Celle qu'il se donne par opinion et par fantasie n'a ny corps ny goust ; et s'il est ainsi que luy seul, de tous les animaux, ait cette liberté de l'imagination et ce deresglement de pensées, luy representant ce qui est, ce qui n'est pas, et ce qu'il veut, le faux ? et le veritable, c'est un advantage qui luy est bien cher vendu et duquel il a bien peu à se glorifier, car de là naist

[Page 186v]

la source principale des maux qui le pressent : peché, maladie, irresolution, trouble, desespoir. [...]

[Page 202v]

[...] nous avons pour nostre part l'inconstance, l'irresolution, l'incertitude, le deuil, la superstition, la solicitude des choses à venir, voire, apres nostre vie, l'ambition, l'avarice, la jalousie, l'envie, les appetits desreglez, forcenez et indomptables, la guerre, la mensonge, la desloyauté, la detraction et la curiosité. Certes, nous avons estrangement surpaié ce beau discours dequoy nous nous glorifions, et cette capacité de juger et connoistre, si nous l'avons achetée au pris de ce nombre infiny de passions ausquelles nous sommes incessamment en prise. [...]

{Coffret 2 - CD1-05}

[Page 236v]

[...] Combien diversement jugeons nous des choses ? combien de fois changeons nous nos fantasies ? Ce que je tiens aujourd'huy et ce que je croy, je le tiens et le croy de toute ma croyance ; tous mes utils et tous mes ressorts empoignent cette opinion et m'en respondent sur tout ce qu'ils peuvent. Je ne sçaurois ambrasser aucune verité ny conserver avec plus de force que je fay cette cy. J'y suis tout entier, j'y suis voyrement ; mais ne m'est il pas advenu, non une fois, mais cent, mais mille, et tous les jours, d'avoir ambrassé quelque autre chose à tout ces mesmes instrumens, en cette mesme condition, que depuis j'aye jugée fauce ? Au moins faut il devenir sage à ses propres despans. Si je me suis trouvé souvent trahy sous cette couleur, si ma touche se trouve ordinairement fauce, et ma balance inegale et injuste, quelle asseurance en puis-je prendre à cette fois plus qu'aux autres ? N'est-ce pas sottise de me laisser tant de fois piper à un guide ? Toutesfois, que la fortune nous remue cinq cens fois de place, qu'elle ne face que vuyder et remplir sans cesse, comme dans un vaisseau, dans nostre croyance autres et autres opinions, tousjours la presente et la derniere c'est la certaine et l'infallible. Pour cette cy il faut abandonner les biens, l'honneur, la vie et le salut, et tout,
posterior res illa reperta,
Perdit, et immutat sensus ad pristina quaeque.
(Chaque découverte enlève son crédit à l'ancienne et la fait oublier.)
[31]

[Page 237]

[Le paragraphe suivant n'est pas inclus
dans la lecture de M. Piccoli.]

Quoy qu'on nous presche, quoy que nous aprenons, il faudroit tousjours se souvenir que c'est l'homme qui donne et l'homme qui reçoit ; c'est une mortelle main qui nous le presente, c'est une mortelle main qui l'accepte. Les choses qui nous viennent du ciel, ont seules droict et auctorité de persuasion ; seules, marque de verité : laquelle aussi ne voyons nous pas de nos yeux, ny ne la recevons par nos moyens. Cette sainte et grande image ne pourroit pas en un si chetif domicile, si Dieu pour cet usage ne le prepare, si Dieu ne le reforme et fortifie par sa grace et faveur particuliere et supernaturelle.

Au-moins devroit nostre condition fautiere nous faire porter plus moderément et retenuement en noz changemens. Il nous devroit souvenir, quoy que nous receussions en l'entendement, que nous y recevons souvent des choses fauces, et que c'est par ces mesmes utils qui se démentent et qui se trompent souvent. Or n'est il pas merveille s'ils se démentent, estant si aisez à incliner et à tordre par bien legeres occurrences. Il est certain que nostre apprehension, nostre jugement et les facultez de nostre ame en general souffrent selon les mouvemens et alterations du corps, lesquelles alterations sont continuelles. N'avons nous pas l'esprit plus esveillé, la memoire plus prompte, le discours plus vif en santé qu'en maladie ? La joye et la gayeté ne nous font elles pas recevoir les subjets qui se presentent à nostre ame d'un tout autre visage que le chagrin et la melancholie ? Pensez-vous que les vers de Catulle ou de Sapho rient à un vieillart avaritieux et rechigné comme à un jeune homme vigoreux et ardent ? [...] En la chicane de nos palais ce mot est en usage, qui se dit des criminels

[Page 237v]

qui rencontrent les juges en quelque bonne trampe douce et debonnaire : Gaudeat de Bona Fortuna qu'il jouisse de ce bon heur ; car il est certain que les jugemens se rencontrent par fois plus tendus à la condamnation, plus espineux et aspres, tantost plus faciles, aysez et enclins à l'excuse. Tel qui raporte de sa maison la douleur de la goute, la jalousie, ou le larrecin de son valet, ayant toute l'ame teinte et abreuvée de colere, il ne faut pas douter que son jugement ne s'en altere vers cette part là. [...]

[Page 238]

[...] Moy qui m'espie de plus prez, qui ay les yeux incessamment tendus sur moy, comme celuy qui n'ay pas fort à-faire ailleurs, [...] à peine oseroy-je dire la vanité et la foiblesse que je trouve chez moy. J'ay le pied si instable et si mal assis, je le trouve si aysé à croler et si prest au branle, et ma veue si desreglée, que à jun je me sens autre qu'apres le repas ; si ma santé me rid et la clarté d'un beau jour, me voylà honneste homme ; si j'ay un cor qui me presse l'orteil, me voylà renfroigné, mal plaisant et inaccessible. Un mesme pas de cheval me semble tantost rude, tantost aysé, et mesme chemin à cette heure plus court, une autre-fois plus long, et une mesme forme ores plus, ores moins agreable. Maintenant je suis à tout faire, maintenant à rien faire ; ce qui m'est plaisir à cette

[Page 238v]

heure, me sera quelque fois peine. Il se faict mille agitations indiscretes et casuelles chez moy. Ou l'humeur melancholique me tient, ou la cholerique ; et de son authorité privée, à cet'heure le chagrin predomine en moy, à cet'heure l'alegresse. Quand je prens des livres, j'auray apperceu en tel passage des graces excellentes et qui auront feru mon ame ; qu'un'autre fois j'y retombe, j'ay beau le tourner et virer, j'ay beau le plier et le manier, c'est une masse inconnue et informe pour moy. En mes escris mesmes je ne retrouve pas tousjours l'air de ma premiere imagination : je ne sçay ce que j'ay voulu dire, et m'eschaude souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier, qui valloit mieux. Je ne fay qu'aller et venir : mon jugement ne tire pas tousjours en avant ; il flote, il vague,
velut minuta magno
Deprensa navis in mari vesaniente vento.
(Comme un fragile navire que surprend la mer en furie.)
[32]
Maintes-fois (comme il m'advient de faire volontiers) ayant pris pour exercice et pour esbat à maintenir une contraire opinion à la mienne, mon esprit, s'applicant et tournant de ce costé là, m'y attache si bien que je ne trouve plus la raison de mon premier advis, et m'en despars. Je m'entraine quasi où je penche, comment que ce soit, et m'emporte de mon pois. Chacun à peu pres en diroit autant de soy, s'il se regardoit come moy.
[...]

[Page 245]

[...] Que nous dira donc en cette necessité la philosophie ? Que nous suyvons les loix de nostre pays ? c'est à dire cette mer flotante des opinions d'un peuple ou d'un Prince, qui me peindront la justice d'autant de couleurs et la reformeront en autant de visages qu'il y aura en eux de changemens de passion [?] Je ne puis pas avoir le jugement si flexible. Quelle bonté est-ce que je voyois hyer en credit, et demain plus [?] [...] Quelle verité que ces montaignes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au delà ? Mais ils sont plaisans quand, pour donner quelque certitude aux loix, ils disent qu'il y en a aucunes fermes, perpetuelles et immuables, qu'ils nomment naturelles, qui sont empreintes en l'humain genre par la condition de leur propre essence. Et, de celles là, qui en fait le nombre de trois, qui de quatre, qui

[Page 245v]

plus, qui moins : signe que c'est une marque aussi douteuse que le reste. Or, ils sont si defortunez (car comment puis je autrement nommer cela que deffortune, que d'un nombre de loix si infiny, il ne s'en rencontre au moins une, que la fortune et temerité du sort ait permis estre universellement receue par le consentement de toutes les nations) ils sont, dis-je, si miserables que de ces trois ou quatre loix choisies il n'en y a une seule qui ne soit contredite et desadvoee, non par une nation, mais par plusieurs. Or c'est la seule enseigne vraysemblable, par laquelle ils puissent argumenter aucunes loix naturelles, que l'université de l'approbation. Car ce que nature nous auroit veritablement ordonné, nous l'ensuivrions sans doubte d'un commun consentement. Et non seulement toute nation, mais tout homme particulier, ressentiroit la force et la violence que luy feroit celuy qui le voudroit pousser au contraire de cette loy. Qu'ils m'en montrent, pour voir, une de cette condition. Protagoras et Ariston ne donnoyent autre essence à la justice des loix que l'authorité et opinion du legislateur ; et que, cela mis à part, le bon et l'honneste perdoyent leurs qualitez et demeuroyent des noms vains de choses indifferentes. Thrasimacus en Platon estime qu'il n'y a point d'autre droit que la commodité du superieur. Il n'est chose en quoy le monde soit si divers qu'en coustumes et loix.

[Page 246]

[...] Il est croyable qu'il y a des loix naturelles, comme il se voit és autres creatures ; mais en nous elles sont perdues, cette belle raison humaine s'ingerant par tout de maistriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses selon sa vanité et inconstance.

Livre II - Chapitre 17

De la praesomption

{Coffret 2 - CD1-06}

[Page 264]

[...] Mes ouvrages, il s'en faut tant qu'ils me rient, qu'autant de fois que je les retaste, autant de fois je m'en despite :
Cum relego, scripsisse pudet, quia plurima cerno, Me quoque qui feci judice, digna lini.
(Quand je me relis, j'ai honte de ce que j'ai écrit, et j'y vois bien des choses qu'il faudrait effacer.)
[33]
J'ay tousjours une idée en l'ame [...] qui me presente [...] une meilleure forme que celle que j'ay mis en besongne, mais je ne la puis saisir et exploiter. Et cette idée mesme n'est que du moyen estage. Ce que j'argumente par là, que les productions de ces riches et grandes ames du temps passé sont bien loing au delà de l'extreme estendue de mon imagination et souhaict. Leurs escris ne me satisfont pas seulement et me remplissent, mais ils m'estonnent et transissent d'admiration. Je juge leur beauté, je la voy, si non jusques au bout, au-moins si avant qu'il m'est impossible d'y aspirer. [...]

[Page 264v]

[...] Tout est grossier chez moy : il y a faute de gentillesse et de beauté. Je ne sçay faire valoir les choses pour le plus que ce qu'elles valent. Ma façon n'ayde rien à la matiere. [...] Je ne sçay ny plaire, ny rejouyr, ny chatouiller. Le meilleur conte du monde se seche entre mes mains et se ternit. Je ne sçay parler qu'en bon escient, et suis du tout denué de cette facilité, que je voy en plusieurs de mes compaignons, d'entretenir les premiers venus et tenir en haleine toute une trouppe, ou amuser sans se lasser, l'oreille d'un prince, de toute sorte de propos La matiere ne leur faillant jamais, pour cette grace qu'ils ont de sçavoir employer la premiere venue, et l'accommoder à l'humeur et portée de ceux à qui ils ont affaire. Les princes n'ayment guere les discours fermes, ny moy à faire des contes. [...] Au demeurant, mon langage n'a rien de facile et poly : il est aspre et desdaigneux, ayant ses dispositions libres et desreglées : et me plaist ainsi, si non par mon jugement, par mon inclination. Mais je sens bien que par fois je m'y laisse trop aller, et qu'à force de

[Page 273]

vouloir eviter l'art et l'affectation, j'y retombe d'une autre part :
brevis esse laboro,
Obscurus fio.
(Je désire me montrer bref, et en deviens obscur.)
[34]
Platon dict que le long ou le court ne sont proprietez qui ostent ny donnent prix au langage. [...] Comme à faire, à dire aussi je suy tout simplement ma forme naturelle. D'où c'est à l'adventure que je puis plus à parler qu'à escrire. [...]

[Page 273v]

[...] Or je suis d'une taille un peu au dessoubs de la moyenne. Ce defaut n'a pas seulement de la laideur, mais encore de l'incommodité à ceux mesmement qui ont des commandements et

[Page 274]

des charges. Car l'authorité que donne une belle presence et majesté corporelle, en est à dire. Caius Marius ne recevoit pas volontiers des soldats qui n'eussent six pieds de hauteur. [...] Les petits hommes, dict Aristote, sont bien jolis, mais non pas beaux ; et se connoist en la grandeur la grand'ame, comme la beauté en un grand corps et haut. [...] C'est un grand despit qu'on s'adresse à vous parmy vos gens pour vous demander où est monsieur : et que vous n'ayez que le reste de la bonnetade, qu'on fait à vostre barbier ou à vostre secretaire. Comme il advint au pauvre Philopoemen. Estant arrivé le premier de sa troupe en un logis où on l'attendoit, son hostesse, qui ne le connoissoit pas et le voyoit d'assez mauvaise mine, l'employa d'aller un peu aider à ses femmes à puiser de l'eau, ou attiser du feu, pour le service de Philopoemen. Les gentils-hommes de sa suitte estans arrivez, et l'ayant surpris embesongné à cette belle vacation, (car il n'avoit pas failly d'obeyr au commandement qu'on luy avoit faict), lui demanderent ce qu'il faisoit-là : Je paie, leur respondit-il, la peine de ma laideur. Les autres beautez sont pour les femmes : la beauté de la taille est la seule beauté des hommes. Où est la petitesse, ny la largeur et rondeur du front, ny la blancheur et douceur des yeux, ny la mediocre forme du nez, ny la petitesse de l'oreille et de la bouche, ny l'ordre et blancheur des dents, ny l'épesseur bien unie d'une barbe brune à escorce de chataigne, ny le poil relevé, ny la juste rondeur de teste,

[Page 274v]

ny la frécheur du teint, ny l'air du visage agreable, ny un corps sans senteur, ny la proportion legitime des membres, peuvent faire un bel homme. J'ay au demeurant la taille forte et ramassée : le visage, non pas gras, mais plein ; la complexion, entre le jovial et le melancholique, moiennement sanguine et chaude,
[...] la santé forte et allegre, jusques bien avant en mon aage rarement troublée par les maladies. J'estois tel, car je ne me considere pas à cette heure que je suis engagé dans les avenuës de la vieillesse, ayant pieça franchy les quarante ans :
minutatim vires et robur adultum
Frangit, et in partem pejorem liquitur aetas.
(Peu à peu la vigueur de la maturité diminue, on vieillit et le déclin survient.)
[35]
Ce que je seray doresenavant, ce ne sera plus qu'un demy estre : ce ne sera plus moy. Je m'eschape tous les jours et me desrobe à moy,
Singula de nobis anni praedantur euntes.
(Les ans passent, pillant un à un tous nos dons.)
[36]
D'adresse et de disposition, je n'en ay point eu. Et si suis fils d'un pere tres dispost et d'une allegresse qui luy dura jusques à son extreme vieillesse. Il ne trouva guere homme de sa condition qui s'egalast à luy en tout exercice de corps : comme je n'en ay trouvé guiere aucun, qui ne me surmontat. Sauf au courir (en quoy j'estoy des mediocres). De la musique, ny pour la voix que j'y ay tresinepte, ny pour les instrumens, on ne m'y a jamais sceu rien apprendre. A la danse, à la paume, à la luite, je n'y ay peu acquerir qu'une bien fort legere et vulgaire suffisance : à nager, à escrimer, à voltiger, et à sauter, nulle du tout. Les mains je les ay si gourdes, que je ne sçay pas escrire seulement pour moy. De façon que, ce que j'ay barbouillé, j'ayme mieux le refaire que de me donner la peine de le démesler. Et ne ly guere mieux. Je me sens poiser aux escoutans. Autrement, bon clerc. Je ne sçay pas clorre à

[Page 275]

droit une lettre, ny ne sçeuz jamais tailler plume, ny trancher à table, qui vaille, ny equipper un cheval de son harnois, ny porter à poinct un oiseau et le lascher, ny parler aux chiens, aux oiseaux, aux chevaux. Mes conditions corporelles sont en somme tres-bien accordantes à celles de l'ame. Il n'y a rien d'allegre : il y a seulement une vigueur pleine et ferme. Je dure bien à la peine, mais j'y dure, si je m'y porte moy-mesme, et autant que mon desir m'y conduit,
Molliter austerum studio fallente laborem.
(Trompant d'un goût plaisant un travail fastudieux.)
[37]
Autrement, si je n'y suis alleché par quelque plaisir, et si j'ay autre guide que ma pure et libre volonté, je n'y vaux rien. Car j'en suis là, que sauf la santé et la vie, il n'est chose pourquoy je veuille ronger mes ongles, et que je veuille acheter au pris du tourment d'esprit, et de la contrainte, [...] extremement oisif, extremement libre, et par nature et par art. Je presteroy aussi volontiers mon sang que mon soing. J'ay une ame toute sienne, accoustumée à se conduire à sa mode. N'ayant eu jusques à cett'heure ny commandant ny maistre forcé : j'ay marché aussi avant et le pas qu'il m'a pleu. Cela m'a amolli et rendu inutile au service d'autruy : et ne m'a faict bon qu'à moy. Et, pour moy, il n'a esté besoin de forcer ce naturel poisant, paresseux et fay neant. Car, m'estant trouvé en tel degré de fortune des ma naissance, que j'ay eu occasion de m'y arrester, et en tel degré de sens que j'ay senti en avoir occasion, je n'ay rien cerché, et n'ay aussi rien pris [...]

{Coffret 2 - CD1-07}

Je n'ay eu besoin que de la suffisance de me contenter, qui est pour tant un reglement d'ame, à le bien prendre, esgalement difficile en toute sorte de condition. Et que par usage nous voyons se trouver plus facilement encores en la necessité qu'en l'abondance : D'autant à l'advanture que selon le cours de nos autres passions la faim des richesses est plus aiguisée par leur usage que par leur disette : et la vertu de la moderation plus rare que celle de la patience. Et n'ay eu besoin que de jouir doucement des biens que Dieu par sa liberalité m'avoit mis entre mains. Je n'ay gousté aucune sorte de travail ennuieux. Je n'ay eu guere en maniement que mes affaires : ou si j'en ay eu ce a esté en condition de les manier à mon heure et à ma façon : commis par gents qui s'en fioient à moi : et qui ne me pressoient pas, et me connoissoient. Car encores tirent les expers quelque service d'un cheval restif et poussif.

[Page 275v]

Mon enfance mesme a esté conduite d'une façon molle et libre, et exempte de subjection rigoureuse. Tout cela m'a formé une complexion delicate et incapable de sollicitude. Jusques là, que j'ayme qu'on me cache mes pertes, et les desordres qui me touchent. Au chapitre de mes mises, je loge ce que ma nonchalance me couste à nourrir et entretenir.
[...]
J'ayme à ne sçavoir pas le conte de ce que j'ay, pour sentir moins exactement ma perte. Je prie ceux qui vivent avec moy, où l'affection leur manque et les bons effects, de me piper et payer de bonnes apparences. A faute d'avoir assez de fermeté, pour souffrir l'importunité des accidens contraires, ausquels nous sommes subjects, et pour ne me pouvoir tenir tendu, à regler et ordonner les affaires, je nourris autant que je puis en moy cett'opinion. M'abandonnant du tout à la fortune, de prendre toutes choses au pis ; et, ce pis là, me resoudre à le porter doucement et patiemmeut. C'est à cela seul que je travaille, et le but auquel j'achemine tous mes discours. A un danger, je ne songe pas tant comment j'en eschaperay, que combien peu il importe que j'en eschappe. Quand j'y demeurerois, que seroit-ce ? Ne pouvant reigler les evenemens, je me reigle moy-mesme, et m'applique à eux, s'ils ne s'appliquent à moy. Je n'ay guiere d'art pour sçavoir gauchir la fortune et luy eschapper ou la forcer : et pour dresser et conduire par prudence les choses à mon poinct. J'ay encore moins de tolerance pour supporter le soing aspre et penible qu'il faut à cela. Et la plus penible assiete pour moy, c'est estre suspens és choses qui pressent : et agité entre la crainte et l'esperance. Le deliberer, voire és choses plus legieres, m'importune. Et sens mon esprit plus empesché à souffrir le branle, et les secousses diverses du doute, et de la consultation, qu'à se rassoir et resoudre à quelque

[Page 276]

party que ce soit, apres que la chance est livrée. Peu de passions m'ont troublé le sommeil ; mais, des deliberations, la moindre me le trouble. Tout ainsi que des chemins, j'en evite volontiers les costez pandans et glissans ; et me jette dans le battu, le plus boueux, et enfondrant, d'où je ne puisse aller plus bas, et y cherche seurté. Aussy j'ayme les malheurs tous purs, qui ne m'exercent et tracassent plus, apres l'incertitude de leur rabillage, et qui, du premier saut me poussent droictement en la souffrance :
dubia plus torquent mala.
(Les maux incertains troublent davantage.)
[38]
Aux evenemens je me porte virilement, en la conduicte puerillement. L'horreur de la cheute me donne plus de fiebvre que le coup. Le jeu ne vaut pas la chandelle. L'avaritieux a plus mauvais conte de sa passion, que n'a le pauvre : et le jaloux que le cocu. Et y a moins de mal souvant à perdre sa vigne, qu'à la plaider. La plus basse marche est la plus ferme. C'est le siege de la constance. Vous n'y avez besoing que de vous. Elle se fonde là, et appuye toute en soy. [...] Quant à l'ambition, qui est voisine de la presumption, ou fille plustost, il eut fallu pour m'advancer, que la fortune me fut venu querir par le poing. Car, de me mettre en peine pour un'esperance incertaine, et me soubmettre à toutes les difficultez, qui accompaignent ceux qui cerchent à se pousser en credit, sur le commencement

[Page 276v]

de leur progrez, je ne l'eusse sçeu faire,
spem pretio non emo.
(Je ne suis pas acheteur d'espérance.)
[39]
Je m'atache à ce que je voy, et que je tiens, et ne m'eslongne guiere du port,
[...]
Et puis, on arrive peu à ces avancements qu'en hazardant premierement le sien. Et je suis d'advis, que si ce qu'on a, suffit à maintenir la condition en laquelle on est nay, et dressé, c'est folie d'en lacher la prise, sur l'incertitude de l'augmenter. Celuy à qui la fortune refuse dequoy planter son pied, et establir un estre tranquille et reposé, il est pardonnable s'il jette au hazard ce qu'il a, puis qu'ainsi, comme ainsi, la necessité l'envoye à la queste.

Capienda rebus in malis praeceps via est.
Dans le malheur, il faut prendre des chemins hasardeux.)
[40]
Et j'excuse plustost un cabdet de mettre sa legitime au vent, que celuy à qui l'honneur de la maison est en charge, qu'on ne peut voir necessiteux qu'à sa faute. J'ay bien trouvé le chemin plus court et plus aisé, avec le conseil de mes bons amis du temps passé, de me défaire de ce desir et de me tenir coy,
Cui sit conditio dulcis sine pulvere palmae.
(Qui jouit d'une douce condition sans affronter la poussière de la victoire.)
[41]
Jugeant aussi bien sainement de mes forces qu'elles n'estoient pas capables de grandes choses. [...]

Les qualitez mesmes qui sont en moy non reprochables, je les trouvois inutiles en ce siecle. La facilité de mes meurs, on l'eut nommée lacheté et foiblesse : la foy et la conscience, s'y feussent trouvées scrupuleuses et superstitieuses : la franchise

[Page 277]

et la liberté, importune, inconsiderée et temeraire. A quelque chose sert le mal'heur. Il fait bon naistre en un siecle fort depravé : car, par comparaison d'autruy, vous estes estimé vertueux à bon marché. Qui n'est que parricide en nos jours et sacrilege, il est homme de bien et d'honneur : [...]

[...] Par cette proportion, je me fusse trouvé grand et rare : comme je me trouve pygmée et populaire à la proportion d'aucuns siecles passez : ausquels il estoit vulgaire si d'autres plus fortes qualitez n'y concurroient de voir un homme moderé en ses vengeances, mol au ressentiment des offences, religieux en l'observance de sa parolle : ny double ny soupple, ny accommodant sa foy à la volonté d'autruy et aux occasions. Plustost lairrois je rompre le col aux affaires, que de tordre ma foy pour leur service. Car, quant à cette nouvelle vertu de faintise et de dissimulation, qui est à cet heure si fort en credit, je la hay capitallement. Et, de tous les vices, je n'en trouve aucun qui tesmoigne tant de lacheté et bassesse de coeur. C'est un'humeur couarde et servile de s'aller desguiser et cacher sous un masque, et de n'oser se faire veoir tel qu'on est. Par là nos hommes se dressent à la perfidie. Estants duicts à produire des parolles fauces, ils ne font pas conscience d'y manquer. Un coeur genereux ne doit desmentir ses pensées : il se veut faire voir jusques au dedans. Ou tout y est bon, ou au-moins tout y est humein. [...]

[Page 277v]

[...] J'advoue qu'il se peut mesler quelque pointe de fierté, et d'opiniastreté, à se tenir ainsin entier et descouvert, sans consideration d'autruy. [[pas lu] Et me semble que je deviens un peu plus libre, où il le faudroit moins estre, et que je m'eschaufe par l'opposition du respect.] Il peut estre aussi, que je me laisse aller apres ma nature, à faute d'art. Presentant aux grands cette mesme licence de langue, et de contenance que j'apporte de ma maison, je sens combien elle decline vers l'indiscretion et incivilité. Mais, outre ce que je suis ainsi faict, je n'ay pas l'esprit assez souple pour gauchir à une prompte demande, et pour en eschaper par quelque destour, ny pour feindre une verité, ny assez de memoire pour la retenir ainsi feinte, ny certes assez d'asseurance pour la maintenir,

[Page 278]

et fois le brave par foiblesse. Parquoy je m'abandonne à la nayfveté, et à tousjours dire ce que je pense, et par complexion, et par discours, laissant à la fortune d'en conduire l'evenement. Aristippus disoit le principal fruit qu'il eut tiré de la philosophie, estre qu'il parloit librement et ouvertement à chacun.

{Coffret 2 - CD1-08}

C'est un outil de merveilleux service, que la memoire, et sans lequel le jugement faict bien à peine, son office : elle me manque du tout. Ce qu'on me veut proposer, il faut que ce soit à parcelles. Car de respondre à un propos, où il y eut plusieurs divers chefs, il n'est pas en ma puissance. Je ne sçaurois recevoir une charge sans tablettes. Et, quand j'ay un propos de consequence à tenir, s'il est de longue haleine, je suis reduit à cette vile et miserable necessité, d'apprendre par coeur mot à mot ce que j'ay à dire : autrement je n'auroy ny façon ny asseurance, estant en crainte que ma memoire vint à me faire un mauvais tour. Mais ce moïen m'est non moins difficile. Pour aprandre trois vers, il me faut trois heures. Et puis, en un mien ouvrage, la liberté et authorité de remuer l'ordre, de changer un mot, variant sans cesse la matiere, la rend plus malaisée à concevoir. Or, plus je m'en defie, plus elle se trouble : elle me sert mieux par rencontre ; il faut que je la solicite nonchalamment : car si je la presse, elle s'estonne ; et depuis qu'ell'a commencé à chanceler, plus je la sonde plus elle s'empestre et embarrasse : elle me sert à son heure, non pas à la mienne. [...]

[Page 278v]

[...] Les gens, qui me servent, il faut que je les appelle par le nom de leurs charges, ou de leur pays : car il m'est tres-malaisé de retenir des noms. Je diray bien qu'il a trois syllabes, que le son en est rude, qu'il commence ou termine par telle lettre. Et, si je durois à vivre long temps, je ne croy pas que je n'oubliasse mon nom propre, comme ont faict d'autres. Messala Corvin fut deux ans n'ayant trace aucune de memoire. Ce qu'on dict aussi de George Trapezonce. Et, pour mon interest, je rumine souvent quelle vie c'estoit

[Page 279]

que la leur. Et si sans cette piece, il me restera assez pour me soustenir avec quelque aisance. Et, y regardant de pres, je crains que ce defaut, s'il est parfaict, perde toutes les functions de l'ame.
[...]
Il m'est advenu plus d'une fois, d'oublier le mot du guet que j'avois trois heures auparavant donné ou receu d'un autre, et d'oublier où j'avoi caché ma bourse, quoy qu'en die Cicero. Je m'aide à perdre ce que je serre particulierement. C'est le receptacle et l'estuy de la science que la memoire. L'ayant si deffaillante, je n'ay pas fort à me plaindre, si je ne sçay guiere. Je sçay en general le nom des arts et ce dequoy elles traictent, mais rien au delà. Je feuillette les livres, je ne les estudie pas. Ce qui m'en demeure, c'est chose que je ne reconnois plus estre d'autruy. C'est cela seulement, dequoy mon jugement a faict son profict. Les discours et les imaginations, dequoy il s'est imbu. L'autheur, le lieu, les mots, et autres circonstances, je les oublie incontinent. Et suis si excellent en l'oubliance, que mes escrits mesmes et compositions, je ne les oublie pas moins que le reste. On m'allegue tous les coups à moy-mesme, sans que je le sente. Qui voudroit sçavoir d'où sont les vers et exemples, que j'ay icy entassez, me mettroit en peine de le luy dire. Et si ne les ay mendiez qu'és portes connues et fameuses, ne me contentant pas qu'ils fussent riches, s'ils ne venoient encore de main riche et honorable. L'authorité y concurre quant et la raison. Ce n'est pas grand merveille si mon livre suit la fortune des autres livres et si ma memoire desempare ce que j'escry comme ce que je ly : et ce que je donne comme ce que je reçoy. Outre le deffaut de la memoire, j'en ay d'autres qui aydent beaucoup à mon ignorance. J'ay l'esprit tardif, et mousse. Le moindre nuage luy arreste sa pointe. En façon que (pour exemple) je ne luy proposay jamais enigme si aisé qu'il sçeut desvelopper. Il n'est si vaine subtilité qui ne m'empesche. Aux jeux, où l'esprit a sa part, des échets, des cartes, des dames, et autres, je n'y comprens que les plus grossiers traicts. L'apprehension je l'ay lente et embrouillée. Mais ce qu'elle tient une fois, elle le tient bien, et l'embrasse bien universellement, estroitement et profondement, pour le temps qu'elle le tient. J'ay la veuë longue, saine et entiere,

[Page 279v]

mais qui se lasse aiséement au travail et se charge. À cette occasion, je ne puis avoir long commerce avec les livres que par le moyen du service d'autruy. [...] Je suis né et nourry aux champs, et parmy le labourage : j'ay des affaires, et du mesnage en main, depuis que ceux qui me devançoient en la possession des biens que je jouys, m'ont quitté leur place. Or je ne sçay conter ny à get, ny à plume. La pluspart de nos monnoyes, je ne les connoy pas. Ny ne sçay la difference de l'un grain à l'autre, ny en la terre, ny au grenier, si elle n'est par trop apparente : ny à peine celle d'entre les choux et les laictues de mon jardin. Je n'entens pas seulement les noms des premiers outils du mesnage, ny les plus grossiers principes de l'agriculture, et que les enfans sçavent. Moins aux arts mechaniques, en la trafique, et en la connoissance des marchandises, diversité et nature des fruicts, de vins, de viandes. Ny à dresser un oiseau, ny à medeciner un cheval, ou un chien. Et, puis qu'il me faut faire la honte toute entière,

[Page 280]

il n'y a pas un mois qu'on me surprint ignorant dequoy le levain servoit à faire du pain, et que c'estoit que faire cuver du vin. On conjectura anciennement à Athenes une aptitude à la mathematique, en celuy à qui on voioit ingenieusement agencer et fagotter une charge de brossailles. Vrayement on tireroit de moy une bien contraire conclusion. Car qu'on me donne tout l'apprest d'une cuisine, me voilà à la faim. [...]

[Page 281v]

[...] ce seul, par où je m'estime quelque chose, c'est ce, en quoy jamais homme ne s'estima deffaillant [...] : car qui a jamais cuidé avoir faute de sens ? Ce seroit une proposition qui impliqueroit en soy de la contradiction [...]. Il ne fut jamais crocheteur ny femmelette, qui ne pensast avoir assez de sens pour sa provision. Nous reconnoissons ayséement és autres l'advantage du courage, de la force corporelle, de l'experience, de la disposition, de la beauté : mais l'advantage du jugement,

[Page 282]

nous ne le cedons à personne [...]. La science, le stile, et telles parties, que nous voyons és ouvrages estrangers, nous touchons bien aiséement si elles surpassent les nostres : mais les simples productions de l'entendement, chacun pense qu'il estoit en luy de les rencontrer toutes pareilles, et en apperçoit malaisement le poids et la difficulté, si ce n'est, et à peine, en une extreme et incomparable distance.[42] Ainsi, c'est une sorte d'exercitation, de laquelle je dois esperer fort peu de recommandation et de louange, et une maniere de composition, de peu de nom. Et puis, pour qui escrivez vous ? Les sçavans à qui touche la jurisdiction livresque, ne connoissent autre prix que de la doctrine, et n'advouent autre proceder en noz esprits que celuy de l'erudition et de l'art : si vous avez pris l'un des Scipions pour l'autre, que vous reste il à dire qui vaille ? Qui ignore Aristote, selon eux s'ignore quand et quand soymesme. Les ames communes et populaires ne voyent pas la grace et le pois d'un discours hautain et deslié. Or, ces deux especes occupent le monde. La tierce, à qui vous tombez en partage, des ames reglées et fortes d'elles-mesmes, est si rare que justement elle n'a ny nom, ny rang entre nous : c'est à demy temps perdu, d'aspirer et de s'efforcer à luy plaire. On dit communément, que le plus juste partage que nature nous aye fait de ses graces, c'est celuy du sens : car il n'est aucun qui ne se contente de ce qu'elle luy en a distribué. N'est-ce pas raison ? Qui verroit au delà, il verroit au delà de sa veue. Je pense avoir les opinions bonnes et saines, mais qui n'en croit autant des siennes ? L'une des meilleures preuves que j'en aye, c'est le peu d'estime que je fay de moy : car si elles n'eussent esté bien asseurées, elles se fussent aisément laissées piper à l'affection que je me porte singuliere, comme celuy qui la ramene quasi toute à moy, et qui ne l'espands gueres hors de là. [...] Or mes opinions, je les trouve infiniement hardies et constantes à condamner mon insuffisance. De vray c'est aussi un subject, auquel j'exerce mon jugement autant qu'à nul autre. Le monde regarde tousjours vis à vis, moy, je replie ma veue au dedans, je la plante, je l'amuse là. Chacun regarde devant soy, moy je regarde dedans moy : je n'ay affaire qu'à moy, je

[Page 282v]

me considere sans cesse, je me contrerolle, je me gouste. Les autres vont tousjours ailleurs, s'ils y pensent bien : ils vont tousjours avant,
nemo in sese tentat descendere,
(Me porter bien et vivre est toute ma science.)
[43]
moy je me roulle en moy mesme.

Livre II - Chapitre 18

Du démentir

{Coffret 2 - CD2-01}
[Lu par Michel Piccoli en français classique.]

[Page 284v]

Voire mais on me dira, que ce dessein de se servir de soy pour subject à escrire, seroit excusable à des hommes rares et fameux, qui par leur reputation auroyent donné quelque desir de leur cognoissance. Il est certain ; je l'advoue ; et sçay bien que, pour voir un homme de la commune façon, à peine qu'un artisan leve les yeux de sa besongne : là où pour voir un personnage grand et signalé, arriver en une ville, les ouvroirs et les boutiques s'abandonnent. Il méssiet à tout autre de se faire cognoistre, qu'à celuy qui a dequoy se faire imiter ; et duquel la vie et les opinions peuvent servir de patron. Caesar et Xenophon ont eu dequoy fonder et fermir leur narration, en la grandeur de leurs faicts, comme en une baze juste et solide. Ainsi sont à souhaiter les papiers journaux du grand Alexandre ; les commentaires qu'Auguste, Caton, Sylla, Brutus, et autres avoyent laissé de leurs gestes. De telles gens, on ayme et estudie les figures, en cuyvre mesmes et en pierre. Cette remontrance est tres-vraie, mais elle ne me touche que bien peu.

[Page 285]

Non recito cuiquam, nisi amicis, idque rogatus,
Non ubivis, coramve quibuslibet. In medio qui
Scripta foro recitent, sunt multi, quique lavantes.
(Je ne lis qu'à mes amis et encore sur leur prière,
non partout et devant n'importe qui.
Que d'autres lisent en plein forum leurs écrits ou même au bains.)
[44]
Je ne dresse pas icy une statue à planter au carrefour d'une ville, ou dans une Eglise, ou place publique.

[Le vers suivant n'est pas inclus dans la lecture de M. Piccoli.]

Non equidem hoc studeo, bullatis ut mihi nugis
Pagina turgescat.
Secreti loquimur.
(Je ne vise pas à gonfler mes pages de bagatelles emphatiques.
Nous parlons en tête à tête.)
[45]

C'est pour le coin d'une librairie, et pour en amuser un voisin, un parent, un amy, qui aura plaisir à me racointer et repratiquer en cett'image. Les autres ont pris coeur de parler d'eux pour y avoir trouvé le subject digne et riche ; moy au rebours, pour l'avoir trouvé si stérile et si maigre, qu'il n'y peut eschoir soupçon d'ostentation. Je juge volontiers des actions d'autruy ; des miennes, je donne peu à juger à cause de leur nihilité. Je ne trouve pas tant de bien en moy, que je ne le puisse dire sans rougir. Quel contentement me seroit ce d'ouir ainsi quelqu'un qui me recitast les meurs, le visage, la contenance, les parolles communes et les fortunes de mes ancestres ; combien j'y serois attentif. Vrayement cela partiroit d'une mauvaise nature, d'avoir à mespris les portraits mesmes de nos amis et predecesseurs, la forme de leurs vestements et de leurs armes. J'en conserve l'escriture, le seing, des heures et un'espée peculiere, qui leur a servi, et n'ay point chassé de mon cabinet des longues gaules que mon pere portoit ordinairement en la main. [...] Si toutes-fois ma posterité est d'autre appetit, j'auray bien dequoy me revencher : car ils ne sçauroient faire moins de conte de moy, que j'en feray d'eux en ce temps là. Tout le commerce que j'ay en cecy avec le publiq, c'est que j'emprunte les utils de son escripture, plus soudaine et plus aisée. En recompense j'empescheray peut-estre que quelque coin de beurre ne se fonde au marché.

[Page 285v]

[La ligne suivante n'est pas incluse dans la lecture de M. Piccoli.]

Ne toga cordyllis, ne penula desit olivis,
(Pour que les bonites ne négligent leur robe ni les olives leur manteau,)
[46]

Et laxas scombris saepe dabo tunicas.
(Et j'offrirai souvent une ample tunique au poisson.)
[47]
Et quand personne ne me lira, ay-je perdu mon temps de m'estre entretenu tant d'heures oisifves à pensements si utiles et aggreables ? Moulant sur moy cette figure, il m'a fallu si souvent dresser et composer pour m'extraire, que le patron s'en est fermy et aucunement formé soy-mesmes. Me peignant pour autruy, je me suis peint en moy de couleurs plus nettes que n'estoyent les miennes premieres. Je n'ay pas plus faict mon livre que mon livre m'a faict, [...] Ay-je perdu mon temps de m'estre rendu compte de moy si continuellement, si curieusement ? Car ceux qui se repassent par fantasie seulement et par langue quelque heure, ne s'examinent pas si primement, ny ne se penetrent, comme celuy qui en faict son estude, son ouvrage et son mestier, qui s'engage à un registre de durée, de toute sa foy, de toute sa force. [...] Combien de fois m'a cette besongne diverty de cogitations ennuyeuses ! et doivent estre contées pour ennuyeuses toutes les frivoles. [...] J'escoute à mes resveries par ce que j'ay à les enroller. Quant de fois, estant marry de quelque action que la civilité et la raison me prohiboient de reprendre à descouvert, m'en suis je icy desgorgé, non sans dessein de publique instruction ! [...] Je n'ay aucunement estudié pour faire un livre ; mais j'ay aucunement estudié pour ce que je l'avoy faict, [...]

Livre III

Livre III - Chapitre 3

De trois commerces
[Hommes, femmes et livres]

{Coffret 2 - CD2-02}

[Page 359v]

La solitude que j'ayme et que je presche ; ce n'est principallement, que ramener à moy mes affections, et mes pensées. Restreindre et resserrer, non mes pas, mais ains mes desirs et mon soucy. Resignant la solicitude estrangere, et fuyant mortellement la servitude, et l'obligation, et non tant la foule des hommes, que la foule des affaires. La solitude locale, à dire verité, m'estand plustost, et m'eslargit au dehors. Je me jette aux affaires d'estat, et à l'univers, plus volontiers quand je suis seul. Au Louvre et en la foule, je me resserre et contraincts en ma peau. La foule me repousse à moy, et ne m'entretiens jamais si folement, si licentieusement et particulierement, qu'aux lieux de respect, et de prudence ceremonieuse. Nos folies ne me font pas rire, ce sont nos sapiences. De ma complexion, je ne suis pas ennemy de l'agitation des cours. J'y ay passé partie de la vie. Et suis faict à me porter allegrement aux grandes compaignies, pourveu que ce soit par intervalles, et à mon poinct. Mais cette mollesse de jugement, dequoy je parle, m'attache par force à la solitude. Voire chez moy, au milieu d'une famille peuplée, et maison des plus fréquentées. J'y voy des gens assez, mais rarement ceux, avecq qui j'ayme à communiquer. Et je reserve là, et pour moy et pour les autres, une liberté inusitée. Il s'y faict trefve de ceremonie, d'assistance, et convoiemens, et telles autres ordonnances penibles de nostre courtoisie (ô la servile et importune usance) chacun s'y gouverne à sa mode, y entretient qui veut ses pensées. Je m'y tiens muet, resveur, et enfermé, sans offence de mes hostes. Les hommes, de la societé et familiarité desquels je suis en queste, sont ceux qu'on appelle honnestes et habiles hommes. L'image de ceux cy me degouste des autres. C'est, à le bien prendre, de nos formes la plus rare. Et forme qui se doit principallement à la nature. La fin de ce commerce,

[Page 360]

c'est simplement la privauté, frequentation, et conference. L'exercice des ames, sans autre fruit. En nos propos, tous subjects me sont égaux. Il ne me chaut qu'il n'y ait, ny poix, ny profondeur. La grace et la pertinence, y sont tousjours. Tout y est teinct d'un jugement meur et constant, et meslé de bonté, de franchise, de gayeté et d'amitié. Ce n'est pas au subject des substitutions seulement, que nostre esprit montre sa beauté et sa force, et aux affaires des Roys. Il la montre autant aux confabulations privées. Je connois mes gens au silence mesme, et à leur soubsrire. Et les descouvre mieux à l'advanture à table, qu'au conseil. Hyppomachus disoit bien, qu'il connoissoit les bons luicteurs, à les voir simplement marcher par une ruë. [...] Une ame bien née, et exercée à la practique des hommes, se rend pleinement aggreable d'elle mesme. L'art n'est autre chose que le contrerolle, et le registre des productions de telles ames.

[Le passage suivant (en retrait) sur le rapport aux femmes n'est pas inclus dans la lecture de M. Piccoli.]

C'est aussi pour moy, un doux commerce, que celuy des belles et honnestes femmes. « Nam nos quoque oculos eruditos habemus. » (« Car nous aussi nous avons des yeux de connaisseurs. »)[48] Si l'ame n'y a pas tant à jouyr qu'au premier, les sens corporels qui participent aussi plus à cettuy-cy, le ramenent à une proportion voisine de l'autre. Quoy que selon moy, non pas esgalle. Mais c'est un commerce où il se faut tenir un peu sur ses gardes. Et notamment ceux en qui le corps peut beaucoup, comme en moy. Je m'y eschauday en mon enfance, et y souffris toutes les rages, que les poëtes disent advenir à ceux, qui s'y laissent aller sans ordre

[Page 360v]

et sans jugement. Il est vray que ce coup de fouet, m'a servy depuis d'instruction, [...] C'est folie d'y attacher toutes ses pensées, et s'y engager d'une affection furieuse et indiscrette. [...]

[Page 361]

[...] Au demeurant, je faisois grand conte de l'esprit, mais pourveu que le corps n'en fut pas à dire. Car, à respondre en conscience, si l'une ou l'autre des deux beautez devoit necessairement y faillir,

[Page 361v]

j'eusse choisi de quitter plustost la spirituelle. Elle a son usage en meilleures choses. Mais, au subject de l'amour, subject qui principallement se rapporte à la veue et à l'atouchement, on faict quelque chose sans les graces de l'esprit, rien sans les graces corporelles. C'est le vray avantage des dames que la beauté. [...] Ces deux commerces sont fortuites, et despendans d'autruy. L'un est ennuyeux par sa rareté. L'autre se flestrit avec l'aage. Ainsin ils n'eussent pas assez prouveu au besoing de ma vie.

Celuy des livres, qui est le troisiesme, est bien plus seur et plus à nous. Il cede aux premiers les autres avantages. Mais il a pour sa part la constance et facilité de son service. Cettuy-cy costoie tout mon cours, et m'assiste par tout. Il me console en la vieillesse et en la solitude. Il me descharge du pois d'une oisiveté ennuyeuse : et me deffaict à toute heure, des compaignies, qui me faschent. Il emousse les pointures de la douleur, si elle n'est du tout extreme et maistresse. Pour me distraire d'une imagination importune, il n'est que de recourir aux livres. Ils me destournent facilement à eux et me la desrobent. Et si ne se mutinent point pour voir que je ne les recherche qu'au deffaut de ces autres commoditez, plus reelles, vives et naturelles. Ils me reçoivent tousjours de mesme visage. [...]

[Page 362]

[...] Chez moy, je me destourne un peu plus souvent à ma librairie, d'où tout d'une main, je commande à mon mesnage. Je suis sur l'entrée, et vois soubs moy, mon jardin, ma basse court, ma court, et dans la pluspart des membres de ma maison. Là, je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pieces descousues. Tantost je resve, tantost j'enregistre et dicte, en me promenant, mes songes, que voicy.

Livre III - Chapitre 8

De l'art de conférer

{Coffret 2 - CD2-03}

[Page 405v]

Le plus fructueux et naturel exercice de nostre esprit, c'est à mon gré la conference. J'en trouve l'usage plus doux que d'aucune autre action de nostre vie, et c'est la raison pourquoy, si j'estois asture forcé de choisir, je consentirois plustost, ce crois-je, de perdre la veue, que l'ouir ou le parler. Les Atheniens et encore les Romains, conservoient en grand honneur cet exercice en leurs Academies. De nostre temps, les Italiens en retiennent quelques vestiges, à leur grand profict, comme il se voit par la comparaison
 

[Page 406]

de nos entendemens aux leurs. L'estude des livres, c'est un mouvement languissant et foible, qui n'eschauffe poinct : là où la conference, apprend et exerce en un coup. Si je confere avec une ame forte et un roide jousteur, il me presse les flancs, me pique à gauche et à dextre, ses imaginations eslancent les miennes. La jalousie, la gloire, la contention me poussent et rehaussent au dessus de moy-mesmes. Et l'unisson, est qualité du tout ennuyeuse en la conference. Comme nostre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et reiglez, il ne se peut dire combien il perd, et s'abastardit par le continuel commerce, et frequentation, que nous avons avec les esprits bas et maladifs. Il n'est contagion qui s'espande comme celle-là. Je sçay par assez d'experience, combien en vaut l'aune. J'ayme à contester, et à discourir, mais c'est avec peu d'hommes, et pour moy. Car de servir de spectacle aux grands, et faire à l'envy parade de son esprit, et de son caquet, je trouve que c'est un mestier tres-messeant, à un homme d'honneur. [...]

[Page 406v]

[...] Les contradictions donc, des jugemens ne m'offencent, ny m'alterent, elles m'esveillent seulement et m'exercent. Nous fuyons à la correction, il s'y faudroit presenter et produire : notamment quand elle vient par forme de conferance, non de rejance. A chaque opposition, on ne regarde pas si elle est juste, mais à tort, ou à droit, comment on s'en deffera. Au lieu d'y tendre les bras, nous y tendons les griffes. Je souffrirois estre rudement heurté par mes amis. Tu es un sot, tu resves. J'ayme, entre les galans hommes, qu'on s'exprime courageusement : que les mots aillent où va la pensée. Il nous faut fortifier l'ouie, et la durcir, contre cette tandreur, du son ceremonieux des parolles. J'ayme une societé, et familiarité forte, et virile : une amitié, qui se flatte en l'aspreté et vigueur de son commerce : [ [omis] comme l'amour, és morsures et esgratigneures sanglantes.] Elle n'est pas assez vigoureuse et genereuse, si elle n'est querelleuse, si elle est civilisée et artiste, si elle craint le hurt et a ses allures contreintes. [...] Quand on me contrarie, on esveille mon attention, non pas ma cholere : je m'avance vers celuy qui me contredit, qui m'instruit. La cause de la verité, devroit estre la cause commune, à l'un et à l'autre. Que respondra-il ? La passion du courroux lui a desjà frappé le jugement. Le trouble, s'en est saisi, avant la raison. Il seroit utile, qu'on passast par gageure, la decision de nos disputes. Qu'il y eut une marque materielle de nos pertes : affin

[Page 407]

que nous en tinssions estat : et que mon valet me peut dire. Il vous costa l'année passée cent escus, à vingt fois, d'avoir esté ignorant et opiniastre. [...] Je cerche à la verité plus la frequentation de ceux qui me gourment, que de ceux qui me craignent. C'est un plaisir fade et nuisible, d'avoir affaire à gens qui nous admirent et facent place. Antisthenes commanda à ses enfans, de ne sçavoir jamais gré ny grace à homme qui les louat. Je me sens bien plus fier de la victoire que je gaigne sur moy, quand en l'ardeur mesme du combat, je me faicts plier soubs la force de la raison de mon adversaire : que je ne me sens gré, de la victoire que je gaigne sur luy, par sa foiblesse. [...] Mais quand la dispute est trouble et des-reglée, je quitte la chose, et m'attache à la forme, avec despit et indiscretion : et me jette à une façon de debattre, testue, malicieuse, et imperieuse, dequoy j'ay à rougir apres : il est impossible de traitter de bonne foy avec un sot. Mon jugement ne se corrompt pas seulement à la main d'un maistre si impetueux, mais aussi ma conscience. Noz disputes devoient estre defendues et punies comme d'autres crimes verbaux. Quel vice n'esveillent elles et n'amoncellent, tousjours regies et commandées par la cholere ! Nous entrons en inimitié, premierement contre les raisons, et puis contre les hommes. Nous n'aprenons à disputer que pour contredire, et, chascun contredisant et estant contredict, il en advient que le fruit du disputer c'est perdre et aneantir la verité. Ainsi Platon, en sa republique, prohibe cet exercice aux esprits ineptes et mal nays.

Livre III - Chapitre 9

De la vanité

{Coffret 2 - CD2-04}

[Page 417v]

Je me destourne volontiers du gouvernement de ma maison. Il y a quelque commodité à commander, fut ce dans une grange, et à estre obey des siens. Mais c'est un plaisir trop uniforme et languissant. Et puis il est par necessité meslé de plusieurs pensements fascheux. Tantost l'indigence et oppression de vostre peuple, tantost la querelle d'entre vos voisins, tantost l'usurpation qu'ils font sur vous, vous afflige, [...] Je me suis pris tard au mesnage : ceux que nature avoit faict naistre avant
 

[Page 418]

moy m'en ont deschargé long temps. J'avois desjà pris un autre ply, plus selon ma complexion. Toutesfois de ce que j'en ay veu, c'est un'occupation plus empeschante, que difficile : quiconque est capable d'autre chose, le sera bien aiséement, de celle-là. Si je cherchois à m'enrichir, cette voye me sembleroit trop longue. J'eusse servy les Roys, trafique plus fertile que toute autre. Puis que je ne pretens acquerir que la reputation de n'avoir rien acquis, non plus que dissipé, conformement au reste de ma vie, impropre à faire bien et à faire mal, et que je ne cerche qu'à passer, je le puis faire, Dieu mercy, sans grande attention. [...] Il y a tousjours quelque piece qui va de travers. Les negoces, tantost d'une maison, tantost d'une autre, vous tirassent. Vous esclairez toutes choses de trop pres. Vostre perspicacité vous nuit icy, comme si faict elle assez ailleurs. Je me desrobe aux occasions de me fascher, et me destourne de la connoissance des choses, qui vont mal. Et si ne puis tant faire, qu'à toute heure, je ne heurte chez moy, en quelque rencontre, qui me desplaise. Et les friponneries qu'on me cache le plus, sont celles que je sçay le mieux. Il en est que pour faire moins mal il faut ayder soy mesmes à cacher. Vaines et gresles pointures : vaines par fois, mais tousjours pointures. Les plus menus empeschemens sont les plus persans : et comme les petites lettres, offencent et lassent plus les yeux,

[Page 418v]

aussi nous piquent plus, les petits affaires. La tourbe des menus maux offence plus, que la violence d'un, pour grand qu'il soit. A mesure que ces espines domestiques, sont drues et desliées, elles nous mordent plus aigu, et sans menace, nous surprenant facilement à l'impourveu. Je ne suis pas filosofe : les maux me foullent selon qu'ils poisent. Et poisent selon la forme comme selon la matiere, et souvent plus. J'en ay plus de cognoissance que le vulgaire si j'ay plus de patience. En fin, s'ils ne me blessent, ils m'effancent. C'est chose tendre que la vie et aysée à troubler. [...] Quand je considere mes affaires de loing, et en gros, je trouve, soit pour n'en avoir la memoire guere exacte, qu'ils sont allez jusques à cette heure, en prosperant, outre mes contes et mes raisons. J'en retire ce me semble plus qu'il n'y en a, leur bon heur me trahit. Mais suis-je au dedans de la besongne, voy-je marcher toutes ces parcelles,
Tum vero in curas animum diducimur omnes,
(L'âme alors se partage entre mille soucis.)
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mille choses m'y donnent à desirer et craindre. De les abandonner du tout, il m'est tres-facile : de m'y prendre sans m'en peiner, tres-difficile. C'est pitié, d'estre en lieu où tout ce que vous voyez, vous enbesongne, et vous concerne. Et me semble jouyr plus gayement les plaisirs d'une maison estrangiere, et y apporter le goust plus naïf.
Diogenes respondit selon moy, à celuy qui luy demanda quelle sorte de vin il trouvoit le meilleur : l'estranger, fit-il. Mon pere aymoit à bastir Montaigne où il estoit nay. Et en toute cette police d'affaires domestiques, j'ayme à me servir de son exemple et de

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ses reigles, et y attacheray mes successeurs autant que je pourray. Si je pouvois mieux pour luy, je le feroys. Je me glorifie que sa volonté s'exerce encores et agisse par moy. Ja à Dieu ne plaise que je laisse faillir entre mes mains aucune image de vie, que je puisse rendre à un si bon pere. Ce que je me suis meslé d'achever quelque vieux pan de mur, et de renger quelque piece de bastiment mal dolé, ç'a esté certes, plus regardant à son intention, qu'à mon contentement. Et accuse ma faineance de n'avoir passé outre à parfaire les beaux commencements qu'il a laissez en sa maison : d'autant plus que je suis en grans termes d'en estre le dernier possesseur de ma race et d'y porter la derniere main. Car quant à mon application particuliere, ny ce plaisir de bastir, qu'on dict estre si attrayant, ny la chasse, ny les jardins, ny ces autres plaisirs de la vie retirée, ne me peuvent beaucoup amuser. C'est chose dequoy je me veux mal, comme de toutes autres opinions qui me sont incommodes. Je ne me soucie pas tant de les avoir vigoreuses et doctes, comme je me soucie de les avoir aisées et commodes à la vie : elles sont assez vraïes et saines si elles sont utiles et agreables.

{Coffret 2 - CD2-05}

Ceux qui en m'oyant dire mon insuffisance aux occupations du mesnage, vont me soufflant aux oreilles que c'est desdain, et que je laisse de sçavoir les instrumens du labourage, ses saisons, son ordre, comme on faict mes vins, comme on ente, et de sçavoir le nom et la forme des herbes et des fruicts, et l'aprest des viandes, dequoy je vis, le nom et le pris des estoffes de quoy je me habille, pour avoir à cueur quelque plus haute science ; ils me font mourir. Cela c'est sottise : et plustost bestise que gloire. Je m'aimerois mieux bon escuyer, que bon logitien :
Quin tu aliquid saltem potius quorum indiget usus,
Viminibus mollique paras detexere junco.
(Pourquoi ne t'adonnes-tu pas à une occupation utile,
à tresser des corbeilles en osier ou des joncs flexibles ?)
[50]
Nous empeschons noz pensées du general et des causes et conduittes universelles, qui se conduisent tres-bien sans nous, et laissons en arrière nostre faict et Michel, qui nous touche encore de plus pres que l'homme. Or j'arreste bien chez moy le plus ordinairement, mais je voudrois m'y plaire plus qu'ailleurs. [...]

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[...] Pour achever de dire mes foibles humeurs. J'advoue qu'en voyageant, je n'arrive gueres en logis, où il ne me passe par la fantasie, si j'y pourray estre, et malade, et mourant à mon aise. Je veus estre logé en lieu, qui me soit bien particulier, sans bruict, non sale, ou fumeux, ou estouffé. Je cherche à flatter la mort par ces frivoles circonstances. Ou pour mieux dire, à me descharger de tout autre empeschement : affin que je n'aye qu'à m'attendre à elle, qui me poisera volontiers assez sans autre recharge. [...]
 

[Page 434v]

[...] En cette commodité de logis que je cerche, je n'y mesle pas la pompe et l'amplitude : je la hay plustost. Mais certaine proprieté simple, qui se rencontre plus souvant aux lieux où il y a moins d'art, et que nature honore de quelque grace toute sienne. Non ampliter sed munditer convivium. Plus salis quam sumptus. (Une table qui ne soit somptueuse mais présentable.)[51] [...] S'il faict laid à droicte, je prens à gauche : si je me trouve mal propre à monter à cheval, je m'arreste. Et faisant ainsi, je ne vois à la verité rien, qui ne soit aussi plaisant et commode que ma maison. [...]

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[...] Ay-je laissé quelque chose à voir derriere moy, j'y retourne, c'est tousjours mon chemin. Je ne trace aucune ligne certaine, ny droicte ny courbe. Ne trouve-je point où je vay, ce qu'on m'avoit dict, comme il advient souvent que les jugemens d'autruy ne s'accordent pas aux miens, et les ay trouvez plus souvant faux, je ne plains pas ma peine, j'ay apris que ce qu'on disoit n'y est point. J'ay la complexion du corps libre, et le goust commun, autant qu'homme du monde. La diversité des façons d'une nation à autre, ne me touche que par le plaisir de la varieté. Chaque usage a sa raison. Soyent des assietes d'estain, de bois, de terre ; bouilly ou rosty : beurre, ou huyle : de nois ou d'olive ; chaut ou froit. Tout m'est un. Et si un que, vieillissant, j'accuse cette genereuse faculté : et auroy besoin que la delicatesse et le chois arrestat l'indiscretion de mon appetit, et par fois soulageat mon estomac. Quand j'ay esté ailleurs qu'en France et que pour me faire courtoisie on m'a demandé si je vouloy estre servy à la Françoise, je m'en suis moqué et me suis tousjours jetté aux tables les plus espesses d'estrangiers. J'ay honte de voir noz hommes, enyvrez de cette sotte humeur, de s'effaroucher des formes contraires aux leurs. Il leur semble estre hors de leur element, quand ils sont hors de leur vilage. Où qu'ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les estrangeres. Retrouvent ils un compatriote en Hongrie, ils festoyent cette avanture ; les voylà à se ralier, et à se recoudre ensemble, à condamner tant de meurs barbares qu'ils voient. Pourquoy non barbares, puis qu'elles ne sont françoises. Encore sont ce les plus habilles, qui les ont recogneuës, pour en mesdire. La plus part ne prennent l'aller que pour le venir. Ils voyagent couverts et resserrez, d'une prudence taciturne et incommunicable, se defendans de la contagion d'un air incogneu. Ce que je dis de ceux là, me ramentoit en chose semblable, ce que j'ay par fois aperçeu en aucuns de noz jeunes courtisans. Ils ne tiennent qu'aux hommes de leur sorte ; nous regardent comme gens de l'autre monde, avec desdain ou pitié.

[Page 435v]

Ostez leur, les entretiens des mysteres de la court, ils sont hors de leur gibier, aussi neufs pour nous et malhabiles, comme nous sommes à eux. On dict bien vray, qu'un honneste homme, c'est un homme meslé. Au rebours. Je peregrine tres-saoul de nos façons. Non pour cercher des Gascons en Sicile, j'en ay assez laissé au logis ; je cerche des Grecs plustost, et des Persans. J'acointe ceux-là, je les considere, c'est là où je me preste, et où je m'employe. Et qui plus est, il me semble, que je n'ay rencontré guere de manieres, qui ne vaillent les nostres. [...]

Livre III - Chapitre 10

De mesnager sa volonté
[Maire de Bordeaux]

{Coffret 2 - CD2-06}

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Messieurs de Bordeaux m'esleurent maire de leur ville, estant esloigné de France, et encore plus esloigné d'un tel pensement. Je m'en excusay. Mais on m'aprint que j'avois tort. Le commandement du Roy aussi s'y interposant. C'est une charge qui en doibt sembler d'autant plus belle, qu'elle n'a, ny loyer ni guain, autre que l'honneur de son execution. Elle dure deux ans : mais elle peut estre continuée par seconde election. Ce qui advient tresrarement. Elle le fut à moy, et ne l'avoit esté que deux fois auparavant. [...] A mon arrivée, je me deschiffray fidelement, et conscientieusement, tout tel que je me sens estre : sans memoire, sans vigilance, sans experience, et sans vigueur ; sans hayne aussi, sans ambition, sans avarice, et sans violence : à ce qu'ils fussent informez et

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instruicts de ce qu'ils avoyent à attendre de mon service. Et par ce que la cognoissance de feu mon pere les avoit seule incitez à cela, et l'honneur de sa memoire : je leur adjoustay bien clairement, que je serois tresmarry que chose quelconque fit autant d'impression en ma volonté, comme avoyent faict autrefois en la sienne, leurs affaires, et leur ville, pendant qu'il l'avoit en gouvernement, [...]. Il me souvenoit, de l'avoir veu vieil en mon enfance, l'ame cruellement agitée de cette tracasserie publique : oubliant le doux air de sa maison, où la foiblesse des ans l'avoit attaché long temps avant : et son mesnage, et sa santé : et en mesprisant certes sa vie, qu'il y cuida perdre, engagé pour eux à des longs et penibles voyages. Il estoit tel : et luy partoit cette humeur d'une grande bonté de nature. Il ne fut jamais ame plus charitable et populaire. [...]

[Page 445]

[...] La principale charge que nous ayons, c'est à chacun sa conduite ; et est ce pour quoy nous sommes icy. [...]

[Page 447]

[...] La plus part de nos vacations sont farcesques. Mundus universus exercet histrionam (Le monde entier n'est que comédie.)[52] Il faut jouer deuement nostre rolle, mais comme rolle d'un personnage emprunté. Du masque et de l'apparence, il n'en faut pas faire une essence réelle, ny de l'estranger le propre. Nous ne sçavons pas distinguer la peau de la chemise. C'est assés de s'enfariner le visage, sans s'enfariner la poictrine. J'en vois qui se transforment et se transsubstantient, en autant de nouvelles figures, et de nouveaux estres, qu'ils entreprennent de charges. Et qui se prelatent jusques au foye et aux intestins. Et entreinent leur office jusques en leur garderobe. Je ne puis leur apprendre à distinguer les bonnetades, qui les regardent, de celles qui regardent leur commission, ou leur suite, ou leur mule. [...] Ils

[Page 447v]

enflent et grossissent leur ame, et leur discours naturel à la hauteur de leur siege magistral. Le Maire et Montaigne, ont tousjours esté deux, d'une separation bien claire. Pour estre advocat ou financier, il n'en faut pas mesconnoistre, la fourbe, qu'il y a en telles vacations. Un honneste homme, n'est pas comptable du vice ou sottise de son mestier, et ne doibt pourtant en refuser l'exercice. C'est l'usage de son pays, et il y a du proffict. Il faut vivre du monde, et s'en prevaloir, tel qu'on le trouve. Mais le jugement d'un Empereur, doit estre au dessus de son empire, et le voir et considerer, comme accident estranger. Et luy,doit sçavoir jouyr de soy à part, et se communicquer comme Jacques et Pierre : au moins à soy-mesmes. Je ne sçay pas m'engager si profondement, et si entier. Quand ma volonté me donne à un party, ce n'est pas d'une si violente obligation, que mon entendement s'en infecte. Aus presens brouillis de cet estat, mon interest ne m'a faict mesconnoistre, ny les qualitez louables en nos adversaires, ny celles qui sont reprochables en ceux que j'ay suivy. Ils adorent tout ce qui est de leur costé : moy je n'excuse pas seulement la plus part des choses que je voy du mien. Un bon ouvrage ne perd pas ses graces pour plaider contre ma cause. Hors le neud du debat, je me suis maintenu en equanimité, et pure indifference. Neque extra necessitates belli praecipuum odium gero. (Hors les guerres, je ne nourris aucune haine capitale.)[53] Dequoy je me gratifie, d'autant que je voy communément faillir au contraire. Utatur motu animi qui uti ratione non potest. (Que celui-là s'abandonne à la passion s'il ne peut suivre la raison.)[54] [...] Je veux que l'avantage soit pour nous : mais je ne forcene point s'il ne l'est. Je me prens fermemant au plus sain des partis, mais je n'affecte pas qu'on me remarque specialement, ennemy des autres, et outre la raison generalle. J'accuse merveilleusement cette vitieuse forme d'opiner : il est de la Ligue, car il admire la grace de Monsieur de Guise. L'activeté du Roy de Navarre l'estonne : il est Huguenot. Il treuve cecy à dire aux moeurs du Roy : il est seditieux en son coeur. Et ne conceday pas au magistrat mesme qu'il eust raison de condamner un livre pour avoir logé entre les meilleurs poetes de ce siecle un heretique. N'oserions nous dire d'un voleur qu'il a belle greve. [...]

Livre III - Chapitre 13

De l'expérience
[Éloge de l'hédonisme]

{Coffret 2 - CD2-07}

[Page 492v]

[...] Nature à maternellement observé cela, que les actions qu'elle nous a enjoinctes pour nostre besoing, nous fussent aussi voluptueuses : et nous y convie non seulement par la raison, mais aussi par l'appetit : c'est injustice de corrompre ses regles. Quand je vois, et Caesar, et Alexandre, au plus espais de sa grande besongne, jouyr si plainement des plaisirs naturels et par consequent necessaires et justes, je ne dicts pas que ce soit relascher son ame, je dicts que c'est la roidir, sousmetant par vigueur de courage, à l'usage de la vie ordinaire ces violentes occupations

[Page 493]

et laborieuses pensées. Sages, s'ils eussent creu que c'estoit là leur ordinaire vacation, cette-cy l'extraordinaire. Nous sommes de grands fols. Il a passé sa vie en oisiveté, disons nous : je n'ay rien faict d'aujourd'huy. — Quoy, avez vous pas vescu ? C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. — Si on m'eust mis au propre des grands maniements, j'eusse montré ce que je sçavoy faire. — Avez vous sceu mediter et manier vostre vie ? vous avez faict la plus grande besoigne de toutes. Pour se montrer et exploicter nature n'a que faire de fortune. Elle se montre egallement en tous estages et derriere, comme sans rideau. Composer nos meurs est nostre office, non pas composer des livres, et gaigner, non pas des batailles et provinces, mais l'ordre et tranquillité à nostre conduite. Nostre grand et glorieux chef-d'oeuvre c'est vivre à propos. Toutes autres choses, regner, thesauriser, bastir, n'en sont qu'appendicules et adminicules pour le plus. Je prens plaisir de voir un general d'armée, au pied d'une breche qu'il veut tantost attaquer, se prestant tout entier et delivre, à son disner, à son devis, entre ses amys. Et Brutus ayant le ciel et la terre conspirez à l'encontre de luy et de la liberté Romaine desrober à ses rondes quelque heure de nuict pour lire et breveter Polybe en toute securité. C'est aux petites ames, ensepvelies du pois des affaires, de ne s'en sçavoir purement desmesler, de ne les sçavoir et laisser et reprendre [...] La conscience d'avoir bien dispensé les autres heures, est un juste et savoureux condimant des tables. Ainsin ont vescu les sages. Et cette inimitable contention à la vertu, qui nous estonne en l'un et l'autre Caton, cett'humeur severe jusques à l'importunité, s'est ainsi mollement submise, et pleue aux lois de l'humaine condition, et de Venus et de Bacchus, suivant les preceptes de leur secte, qui demandent le sage parfaict, autant expert et entendu à l'usage des voluptez naturelles qu'en tout autre devoir de la vie. Cui cor sapiat, ei et sapiat palatus. (La qualité de l'esprit n'empêche pas celle du palais.)[55] Le relachement et facilité honore, ce semble à merveilles et sied mieux, à une ame forte et genereuse. Epaminondas n'estimoit pas que de se mesler à la dance des garçons de sa ville, de chanter de sonner, et s'y embesongner avec attention, fut chose qui desrogeat à l'honneur de ses glorieuses victoires, et à la parfaicte reformation de meurs qui estoit en luy. Et parmy tant d'admirables actions de Scipion l'ayeul, personnage digne de l'opinion d'une origine celeste, il n'est rien qui luy donne plus de grace, que de le voir nonchalamment et puerilement baguenaudant à amasser et choisir des coquilles, et jouer à cornichon va devant le long de la marine avec Laelius. Et, s'il faisoit mauvais temps, s'amusant et se chatouillant à representer par escript en comedies, les plus

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populaires et basses actions des hommes. [...] Ny chose plus remercable en Socrates, que ce que tout vieil, il trouve le temps de se faire instruire à baller, et jouer des instrumens ; et le tient pour bien employé. [...]

{Coffret 2 - CD2-08}

[...] Le peuple se trompe : on va bien plus facilement par les bouts, où l'extremité sert de borne d'arrest et de guide, que par la voye du millieu large et ouverte : et selon l'art que selon nature : mais bien moins noblement aussi, et moins recommandablement. La grandeur de l'ame n'est pas tant, tirer à mont et tirer avant, comme sçavoir se ranger et circonscrire. Elle tient pour grand tout ce qui est assez. Et montre sa hauteur à aimer mieux les choses moyennes que les eminentes. Il n'est rien si beau et legitime que de faire bien l'homme et deuëment, ny science si ardue que de bien et naturellement sçavoir vivre cette vie. Et de nos maladies la plus sauvage, c'est mespriser nostre estre. Qui veut escarter son ame, le face hardiment s'il peut, lors que le corps se portera mal, pour la descharger de cette contagion. Ailleurs au contraire : qu'elle l'assiste et favorise, et ne refuse point de participer à ses naturels plaisirs, et de s'y complaire conjugalement : y apportant, si elle est plus sage, la moderation, de peur que par indiscretion, ils ne se confondent avec

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le desplaisir. L'intemperance est peste de la volupté, et la temperance n'est pas son fleau c'est son assaisonnement. [...] J'ordonne à mon ame de regarder et la douleur et la volupté, de veuë pareillement reglée [...] et pareillement ferme. Mais gayement l'une, l'autre severement. Et, selon ce qu'elle y peut aporter, autant songneuse d'en esteindre l'une, que d'estendre l'autre. Le voir sainement les biens tire apres soi le voir sainement les maux. Et la douleur a quelque chose de non evitable en son tendre commencement, et la volupté quelque chose d'evitable en sa fin excessive. Platon les accouple et veut que ce soit pareillement l'office de la fortitude combatre à l'encontre de la douleur et à l'encontre des immoderées et charmeresses blandices de la volupté. Ce sont deux fontaines ausquelles qui puise, d'où, quand et combien il faut, soit cité, soit homme, soit beste, il est bienheureux. La premiere il la faut prendre par medecine et par necessité, plus escharsement. L'autre par soif mais non jusques à l'ivresse. La douleur, la volupté, l'amour, la haine sont les premieres choses que sent un enfant : si, la raison survenant, elles s'appliquent à elle, cela c'est vertu. [...]

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[...] Pour moy donc, j'ayme la vie, et la cultive, telle qu'il a pleu à Dieu nous l'octroier. Je ne vay pas desirant, qu'elle eust à dire la necessité de boire et de manger, et me sembleroit faillir non moins excusablement de desirer qu'elle l'eut double. Sapiens divitiarum naturalium quaesitor acerrimus. (Le sage recherche vivement les richesses de la nature.)[56] [...] J'accepte de bon coeur, et recognoissant ce que nature a faict pour moy, et m'en agrée et m'en loue. On fait tort à ce grand et tout puissant donneur, de refuser son don, l'annuller et desfigurer. Tout bon, il a faict tout bon. Omnia quae secundum naturam sunt, aestimatione digna sunt. (Tout ce qui suit la nature est digne d'estime.)[57] [...] Nature est un doux guide : mais non pas plus doux, que prudent, et juste. Intrandum est in rerum naturam et penitus quid ea postulet pervidendum. (Il faut pénétrer la nature des choses et voir exactement ce qu'elle exige.)[58] [...] Est-ce pas erreur, d'estimer aucunes actions moins dignes, de ce qu'elles sont necessaires. Si ne m'osteront-ils pas de la teste, que ce ne soit un tres-convenable mariage du plaisir avec la necessité. Aveq laquelle, dict un ancien, les Dieux complottent tousjours. A quoy faire desmembrons nous en divorce, un bastiment tissu, d'une si joincte et fraternelle correspondance. Au rebours, renouons le par mutuels offices : que l'esprit esveille et vivifie la pesanteur du corps, le corps arreste la legereté de l'esprit, et la fixe. [...]

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[...] Or sus pour voir, faictes vous dire un jour, les amusemens et imaginations, que celuy là met en sa teste, et pour lesquelles il destourne sa pensée d'un bon repas, et plainct l'heure qu'il emploie à se nourrir. Vous trouverez qu'il n'y a rien si fade, en tous les mets de vostre table, que ce bel entretien de son ame (le plus souvent il nous vaudroit mieux dormir tout à faict, que de veiller à ce, à quoy nous veillons) et trouverez que son discours et intentions, ne valent pas vostre capirotade. Quand ce seroient les ravissemens d'Archimedes mesme, que seroit-ce ?

{Coffret 2 - CD2-09}

Je ne touche pas icy, et ne mesle point à cette marmaille d'hommes que nous sommes, et à cette vanité de desirs et cogitations, qui nous divertissent, ces ames venerables, eslevées par ardeur de devotion et religion, à une constante et conscientieuse meditation des choses divines, [...] c'est un estude privilegé. Entre nous, ce sont choses que j'ay tousjours veues de singulier accord : les opinions supercelestes et les meurs sousterraines. [...] Mesnageons le temps, encore nous en reste-il beaucoup d'oisif, et mal employé. Nostre esprit n'a volontiers pas assez d'autres heures, à faire ses besongnes, sans se desassocier du corps, en ce peu d'espace qu'il luy faut pour sa necessité. Ils veulent se mettre hors d'eux, et eschapper à l'homme. C'est folie. Au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bestes : au lieu de se hausser, ils s'abattent. Ces humeurs transcendentes m'effrayent comme les lieux hautains et inaccessibles. Et rien ne m'est à digerer fascheux en la vie de Socrates que ses ecstases et ses demoneries. Rien si humain en Platon que ce pourquoy ils disent qu'on l'appelle divin. Et de nos sciences, celles-là me semblent plus terrestres et basses, qui sont le plus haut montées. Et je ne trouve rien si humble et si mortel en la vie d'Alexandre, que ses fantasies autour de son immortalisation. Philotas le mordit plaisamment par sa responce. Il s'estoit conjouy avec luy par lettre, de l'oracle de Jupiter Hammon, qui l'avoit logé entre les Dieux. Pour ta consideration, j'en suis bien aise, mais il y a de quoy plaindre les hommes, qui auront à vivre avec un homme, et

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luy obeyr, lequel outrepasse et ne se contente de la mesure d'un homme. [...] La gentille inscription, de quoy les Atheniens honorerent la venue de Pompeius en leur ville, se conforme à mon sens :
D'autant es tu Dieu comme
Tu te recognois homme
.
C'est une absolue perfection, et comme divine, de scavoyr jouyr loiallement de son estre. Nous cherchons d'autres conditions, pour n'entendre l'usage des nostres : et sortons hors de nous, pour ne sçavoir quel il y fait.
Si avons nous beau monter sur des eschasses, car sur des eschasses encores faut-il marcher de nos jambes. Et au plus eslevé throne du monde si ne sommes assis que sus nostre cul. Les plus belles vies, sont à mon gré celles, qui se rangent au modelle commun, et humain : avec ordre : mais sans miracle et sans extravagance. Or la vieillesse a un peu besoin d'estre traictée plus tendrement. Recommandons là à ce Dieu, protecteur de santé et de sagesse, mais gaye et sociale :
Frui paratis et valido mihi,
Latoe dones, et precor integra
Cum mente, nec turpem senectam
Degere, nec cythara carentem.
(Permets-moi de jouir des biens que je possède, Apollon : une âme et un corps en santé ; et que j'obtienne une honorable vieillesse qui ne soit étrangère à la lyre.)
[59]

[Page 496v
 

[1] Les textes reproduits ici sont les originaux des Essais I, II et III de Michel de Montaigne, 1580 (texte noir), 1580-88 (texte bleu) et des additions et corrections manuscrites de l'Exemplaire de Bordeaux (texte rouge), extraits du site de l'Université de Chicago, Montaigne Studies, © 1999-2006. Ils correspondent aux textes adaptés lus par Michel Piccoli sur les CDs Les Essais de Montaigne, LIVRE I et LIVRES II & III, édités par Frémeaux et Associés © 2003.

[2] Je vous propose une expérience philosophique passionnante : la lecture historique de Montaigne, en même temps que vous entendez le texte lu par Michel Piccoli en français classique . Cette expérience permet l'étonnante impression de voir la profondeur historique du texte comme l'on voit la profondeur de champ avec les yeux. L'information envoyée au cerveau par un oeil étant légèrement différente de l'autre, la profondeur de champ apparaît. De manière analogue, en lisant le texte original de Montaigne en même temps qu'on l'entend lire dans sa version classique, il apparaît soudainement une profondeur temporelle qui permet de distinguer le décalage culturel qui nous sépare du XVIe siècle. L'effet stupéfiant se produit par la lecture simultanée de deux sources temporelles distinctes : la voix (de notre époque) et l'oeil (1580~1588). Mais comme le nourrisson ne sait pas immédiatement adapter sa vue aux distances, accordez-vous le temps de quelques lectures pour que la magie opère. Lorsque l'adaptation se produit, une étonnante profondeur de champ culturel déploie cinq siècles d'évolution linguistique.

[3] Virgile, Enéide, XI, 151.

[4] Sénèque, Lettres, 98, 6.

[5] Cicéron, Tusculanes, V, XVIII, 54.

[6] Horace, Odes, II, XIII, 13-14.

[7] Horace, Épîtres, II, II, 128-128.

[8] Horace, Épîtres, I, IV, 13-14.

[9] Lucrèce, II, 753-754.

[10] Lucrèce, II, 1028-1030.

[11] Sentence recueillie par Crespin, section « In leges ».

[12] Cicéron, De natura deorum, I, V, 10.

[13] Sénèque, Lettres, 33, 10.

[14] Dante, Inferno, XI, 93.

[15] Hores, Odes, III, II, 5-6.

[16] Cicéron, Tuscalanes, II, XV, 36.

[17] Sénèque, Lettres, 103, 5, fin.

[18] Cicéron, De officiis, I, XLI, 148.

[19] Horace, Art poétique, 311 (cité par Quintilien, I, V, 2).

[20] Sénèque le Rhéteur, Controverses, VII, préface, 3.

[21] Térence, Heautontimoroumenos, I, I, 149-150.

[22] Tibulle, IV, XIII, 12.

[23] Horace, Satyre VII, du livre II.

[24] Publius Syrus, cité par Vivès, Commentaire sur la Cité de Dieu de Saint Augustin, XIX, VI.

[25] Cicéron, De natura deorum, II, LIV.

[26] Cicéron, De natura deorum, I, VIII.

[27] Cicéron, De natura deorum, I, XXXI.

[28] Sénèque, De Ira, II, IX.

[29] Lucrèce, De Natura Rerum, chant V.

[30] Lucrèce, De Natura Rerum, chant V.

[31] Lucrèce, chant V.

[32] Catulle, élégie XXV.

[33] Ovide, Pontiques, chant I, poème V.

[34] Horace, Art poétique.

[35] Lucrèce, chant II.

[36] Horace, Livre II, épitre 2.

[37] Horace, Livre II, satire 2.

[38] Sénèque, Agamemnon, acte III scène I.

[39] Térence, Les Adelphes, acte II, scène II.

[40] Sénèque, Agamemnon, acte II, scène I.

[41] Horace, Livre I, épitre 1.

[42] [Insérée ici, cette phrase : « Et qui verrait bien à clef à la hauteur d'un jugement étranger, il y arriverait et porterait le sien. », lue par M. Piccoli, et qui ne se trouve pas dans le texte original.]

[43] La traduction de cette citation lue par M. Piccoli est défectueuse. La voici donnée dans Essais II, Gallimard © 1965, p. 418 : « Personne ne tente de descendre en soi-même ». Perse, Satire IV.

[44] Horace, Livre I, Satire 4.

[45] Perse, Satire 5.

[46] Martial, Épigrammes, livre XIII, I.

[47] Catulle, poème XCIV. [?]

[48] Cicéron, Paradoxes, livre V, chap. II.

[49] Virgile, Énéide, chant V.

[50] Virgile, Bucolique II.

[51] Juste Lipse, Saturnalium sermonum, livre I, chap. VI.

[52] Juste Lipse, Traité de la Constance, livre I, chap. VIII. (Citation de Pétrone)

[53] Origine inconnue.

[54] Cicéron, Tusculanes, livre IV, chap. XXV.

[55] Cicéron, De Finibus, livre II, Chap. VIII.

[56] Sénèque, Lettre 119.

[57] Cicéron, De Finibus, livre III, chap. VI.

[58] Cicéron, De Finibus, livre V, chap. XVI.

[59] Horace, Ode 31 du livre I.

Philo5
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