Passages choisis 081225
par Emmanuel Levinas
Éditions Payot & Rivages © 1997
* * *
p. 7
La philosophie d'Hitler est primaire. Mais les puissances primitives qui s'y consument font éclater la phraséologie misérable sous la poussée d'une force élémentaire. Elles éveillent la nostalgie secrète de l'âme allemande. Plus qu'une contagion ou une folie, l'hitlérisme est un réveil des sentiments élémentaires.
Mais dès lors, effroyablement dangereux, il devient philosophiquement intéressant. Car les sentiments élémentaires recèlent une philosophie. Ils expriment l'attitude première d'une âme en face de l'ensemble du réel et de sa propre destinée. Ils prédéterminent ou préfigurent le sens de l'aventure que l'âme courra dans le monde.
La philosophie de l'hitlérisme déborde ainsi la philosophie des hitlériens. Elle met en question les principes mêmes d'une civilisation. Le conflit ne se joue pas seulement entre le libéralisme et l'hitlérisme. Le christianisme lui-même est menacé malgré les ménagements ou Concordats dont profitèrent les Églises chrétiennes à l'avènement du régime. Mais il ne suffit pas de distinguer, comme certains journalistes, l'universalisme chrétien du particularisme raciste : une contradiction logique ne saurait juger un événement concret. La signification d'une contradiction logique qui oppose deux courants d'idées n'apparaît pleinement que si l'on remonte à leur source, à l'intuition, à la décision originelle qui les rend possibles. C'est dans cet esprit que nous allons exposer ces quelques réflexions.
[...]
p. 18
Le corps n'est pas seulement un accident malheureux ou heureux nous mettant en rapport avec le monde implacable de la matière — son adhérence au Moi vaut par elle-même. C'est une adhérence à laquelle on n'échappe pas et qu'aucune métaphore ne saurait faire confondre avec la présence d'un objet extérieur ; c'est une union dont rien ne saurait altérer le goût tragique du définitif.
Ce sentiment d'identité entre le moi et le corps — qui, bien entendu, n'a rien de commun avec le matérialisme populaire — ne permettra donc jamais à ceux qui voudront en partir de retrouver au fond de cette unité la dualité d'un esprit libre se débattant contre le corps auquel il aurait été enchaîné. Pour eux, c'est, au contraire, dans cet enchaînement au corps que consiste toute l'essence de l'esprit. Le séparer des formes concrètes où il s'est d'ores et déjà engagé, c'est trahir l'originalité du sentiment même dont il convient de partir.
L'importance attribuée à ce sentiment du corps, dont l'esprit occidental n'a jamais voulu se contenter, est à la base d'une nouvelle conception de l'homme. Le biologique avec tout ce qu'il comporte de fatalité devient plus qu'un objet de la vie spirituelle, il en devient le cœur. Les mystérieuses voix du sang, les appels de l'hérédité et du passé auxquels le corps sert d'énigmatique véhicule perdent leur nature de problèmes soumis à la solution d'un Moi souverainement libre. Le Moi n'apporte pour les résoudre que les inconnues mêmes de ces problèmes. Il en est constitué. L'essence de l'homme n'est plus dans la liberté, mais dans une espèce d'enchaînement. Être véritablement soi-même, ce n'est pas reprendre son vol au-dessus des contingences, toujours étrangères à la liberté du Moi ; c'est au contraire prendre conscience de l'enchaînement originel inéluctable, unique à notre corps ; c'est surtout accepter cet enchaînement.
Dès lors, toute structure sociale qui annonce un affranchissement à l'égard du corps et qui ne l'engage pas devient suspecte comme un reniement, comme une trahison. Les formes de la société moderne fondée sur l'accord des volontés libres n'apparaîtront pas seulement fragiles et inconsistantes, mais fausses et mensongères. L'assimilation des esprits perd la grandeur du triomphe de l'esprit sur le corps. Elle devient œuvre des faussaires. Une société à base consanguine découle immédiatement de cette concrétisation de l'esprit. Et alors, si la race n'existe pas, il faut l'inventer!
Cet idéal de l'homme et de la société s'accompagne d'un nouvel idéal de pensée et de vérité.
Ce qui caractérise la structure de la pensée et de la vérité dans le monde occidental — nous l'avons souligné — c'est la distance qui sépare initialement l'homme et le monde d'idées où il choisira sa vérité. Il est libre et seul devant ce monde. Il est libre au point de pouvoir ne pas franchir cette distance, de ne pas effectuer le choix. Le scepticisme est une possibilité fondamentale de l'esprit occidental. Mais une fois la distance franchie et la vérité saisie, l'homme n'en réserve pas moins sa liberté. L'homme peut se ressaisir et revenir sur son choix. Dans l'affirmation couve déjà la négation future. Cette liberté constitue toute la dignité de la pensée, mais elle en recèle aussi le danger. Dans l'intervalle qui sépare l'homme et l'idée se glisse le mensonge.
La pensée devient jeu. L'homme se complaît dans sa liberté et ne se compromet définitivement avec aucune vérité. Il transforme son pouvoir de douter en un manque de conviction. Ne pas s'enchaîner à une vérité devient pour lui ne pas engager sa personne dans la création des valeurs spirituelles. La sincérité devenue impossible met fin à tout héroïsme. La civilisation est envahie par tout ce qui n'est pas authentique, par le succédané mis au service des intérêts et de la mode.
C'est à une société qui perd le contact vivant de son vrai idéal de liberté pour en accepter les formes dégénérées et qui, ne voyant pas ce que cet idéal exige d'effort, se réjouit surtout de ce qu'il apporte de commodité — c'est à une société dans un tel état que l'idéal germanique de l'homme apparaît comme une promesse de sincérité et d'authenticité. L'homme ne se trouve plus devant un monde d'idées où il peut choisir par une décision souveraine de sa libre raison sa vérité à lui — il est d'ores et déjà lié avec certaines d'entre elles, comme il est lié de par sa naissance avec tous ceux qui sont de son sang. Il ne peut plus jouer avec l'idée, car sortie de son être concret, ancrée dans sa chair et dans son sang, elle en conserve le sérieux.
Enchaîné à son corps, l'homme se voit refuser le pouvoir d'échapper à soi-même. La vérité n'est plus pour lui la contemplation d'un spectacle étranger — elle consiste dans un drame dont l'homme est lui-même l'acteur. C'est sous le poids de toute son existence — qui comporte des données sur lesquelles il n'y a plus à revenir — que l'homme dira son oui ou son non.
Mais à quoi oblige cette sincérité? Toute assimilation rationnelle ou communion mystique entre esprits qui ne s'appuie pas sur une communauté de sang est suspecte. Et toutefois le nouveau type de vérité ne saurait renoncer à la nature formelle de la vérité et cesser d'être universel. La vérité a beau être ma vérité au plus fort sens de ce possessif — elle doit tendre à la création d'un monde nouveau. Zarathoustra ne se contente pas de sa transfiguration, il descend de sa montagne et apporte un évangile. Comment l'universalité est-elle compatible avec le racisme? Il y aura là — et c'est dans la logique de l'inspiration première du racisme — une modification fondamentale de l'idée même de l'universalité. Elle doit faire place à l'idée d'expansion, car l'expansion d'une force présente une tout autre structure que la propagation d'une idée.
L'idée qui se propage, se détache essentiellement de son point de départ. Elle devient, malgré l'accent unique que lui communique son créateur, du patrimoine commun. Elle est foncièrement anonyme. Celui qui l'accepte devient son maître comme celui qui la propose. La propagation d'une idée crée ainsi une communauté de « maîtres » — c'est un processus d'égalisation. Convertir ou persuader, c'est se créer des pairs. L'universalité d'un ordre dans la société occidentale reflète toujours cette universalité de la vérité.
Mais la force est caractérisée par un autre type de propagation. Celui qui l'exerce ne s'en départ pas. La force ne se perd pas parmi ceux qui la subissent. Elle est attachée à la personnalité ou à la société qui l'exerce, elle les élargit en leur subordonnant le reste. Ici l'ordre universel ne s'établit pas comme corollaire d'expansion idéologique — il est cette expansion même qui constitue l'unité d'un monde de maîtres et d'esclaves. La volonté de puissance de Nietzsche que l'Allemagne moderne retrouve et glorifie n'est pas seulement un nouvel idéal, c'est un idéal qui apporte en même temps sa forme propre d'universalisation : la guerre, la conquête.
Mais nous rejoignons ici des vérités bien connues. Nous avons essayé de les rattacher à un principe fondamental. Peut-être avons-nous réussi à montrer que le racisme ne s'oppose pas seulement à tel ou tel point particulier de la culture chrétienne et libérale. Ce n'est pas tel ou tel dogme de démocratie, de parlementarisme, de régime dictatorial ou de politique religieuse qui est en cause. C'est l'humanité même de l'homme.
Emmanuel Levinas
p. 25
Cet article a paru dans Esprit, revue du catholicisme progressiste d'avant-garde, en 1934, presque au lendemain de l'arrivée de Hitler au pouvoir.
L'article procède d'une conviction que la source de la barbarie sanglante du national-socialisme n'est pas dans une quelconque anomalie contingente du raisonnement humain, ni dans quelque malentendu idéologique accidentel. Il y a dans cet article la conviction que cette source tient à une possibilité essentielle du Mal élémental où bonne logique peut mener et contre laquelle la philosophie occidentale ne s'était pas assez assurée. Possibilité qui s'inscrit dans l'ontologie de l'Être, soucieux d'être — de l'Être « dem es in seinem Sein um dieses Sein selbst geht », selon l'expression heideggerienne. Possibilité qui menace encore le sujet corrélatif de « l'Être-à-rassembler » et « à-dominer », ce fameux sujet de l'idéalisme transcendantal qui, avant tout, se veut et se croit libre. On doit se demander si le libéralisme suffit à la dignité authentique du sujet humain. Le sujet atteint-il la condition humaine avant d'assumer la responsabilité pour l'autre homme dans l'élection qui l'élève à ce degré? Élection venant d'un dieu — ou de Dieu — qui le regarde dans le visage de l'autre homme, son prochain, lieu originel de la Révélation.
Emmanuel Levinas
[1] Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme (1934), Éditions Payot & Rivages © 1997, pages 7, 8 et 18-26.
Quelques réflexions sur la philosophie dé l'hitlérisme ont paru dans la revue Esprit, en 1934, presque au lendemain de l'arrivée de Hitler au pouvoir, et un an après le Discours du rectorat de Heidegger. « L'article procède — écrit Levinas dans un post-scriptum de 1990 — d'une conviction que la source de la barbarie sanglante du national-socialisme n'est pas dans une quelconque anomalie contingente du raisonnement humain, ni dans quelque malentendu idéologique occidental. Il y a dans cet article la conviction que cette source tient à une possibilité essentielle du Mal élémental où bonne logique peut mener et contre laquelle la philosophie occidentale ne s'était pas assez assurée. »
[2] Texte ajouté comme Prefatory Note à l'occasion de la traduction américaine de « Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme » parue dans « Critical Inquiry », automne 1990, vol. 17, n. 1, p. 63-71.