120829 |
||||
Éditions de La Table Ronde © 2004 |
||||
Contre l'amour [1] |
||||
SOMMAIRE |
Afin de décrire plus exactement la situation, nous dirons que nous avons hypothéqué notre bien-être émotionnel auprès d'institutions de l'intimité qui s'avèrent de pures fictions dans la mesure où les sentiments sont imprévisibles [...]. Ni légalement ni moralement on ne peut en un contrat s'engager à respecter un pacte fondé sur des principes biaisés. p. 164 * * * p. 11 Attachez vos ceintures, nous filons droit vers un mur de contradictions ! Et le sujet de cet essai n'étant autre que l'amour, des turbulences sont à prévoir. [...] Nous nous prosternons aux portes de l'amour, suppliant d'y être admis, tels des parvenus faisant la queue devant un club privé et attendant désespérément d'en découvrir les luxueux salons, afin de voir confirmée notre valeur si singulière et de quelque peu nous flatter à nos propres yeux. [...] Quand bien même l'amour moderne ne serait plus qu'une entreprise d'État — avec un service de logements de fonction connu également sous le nom de « foyer domestique » —, faudrait-il pour autant nous résigner au sort de marionnettes sociales prêtes à gober n'importe quelle légende dorée, en nous interdisant de poser la moindre question ? p. 32 Oui, nous le savons tous : « Un bon mariage, c'est du boulot. » Nous avons été nourris au catéchisme de l'intimité à force de travail. Bosser, bosser, bosser : compte tenu de tous les impératifs, quelle différence y a-t-il, dites-moi, entre « aller au boulot » et « rentrer du boulot » ? Travail/foyer, bureau/chambre à coucher : vous arrive-t-il d'échapper à la pointeuse ? Une relation épanouie réclame peut-être qu'on y travaille, mais malheureusement, dès qu'il s'agit d'amour, s'efforcer est toujours trop se forcer : y travailler ne travaille ni pour vous ni pour l'autre. Sur le plan érotique, seul vaut le jeu. Ou, selon le psychanalyste Adam Phillips : « Dans notre vie érotique... il n'est pas plus possible d'œuvrer à une relation qu'il n'est possible de susciter une érection par la seule volonté ou de décider du rêve qu'on va faire. En fait, quand on se met à travailler à une relation, on sait qu'elle a déjà mal tourné, que quelque chose y fait déjà défaut. » [...] Lorsque la monogamie devient une production à la chaîne, lorsque le désir est organisé contractuellement, lorsqu'on en tient une comptabilité et que la fidélité est imposée comme s'impose le travail aux salariés, lorsque le mariage devient une fabrique conjugale régie par une stricte discipline d'atelier afin que les époux et les concubins restent enchaînés à la machinerie de la servitude volontaire, est-ce là réellement ce qu'on appelle un « couple heureux » ? p. 47 Inutile de préciser que tout programme social fondé sur une injonction aussi sinistre que d'avoir à « travailler à l'amour » nécessitera des mesures coercitives taillées sur mesure pour faire passer son lugubre message. De nos jours, on appelle cela une « thérapie ». Eh oui, nous autres masses versatiles et pétries de rancœur, au bout du rouleau, sommes fréquemment aperçues à galérer après une conscience plus heureuse dans les locaux discrètement insonorisés de la thérapie, une industrie de service nouvellement apparue qui doit sa coûteuse existence à l'idée réjouissante que l'ambivalence est une condition dégradable, que « grandir » signifie accepter l'état des choses, que la rébellion est une névrose — quoique, et fort heureusement, guérissable. p. 50 Un autre grand nervi du système n'est autre que la Culture. Réfléchissez un peu à la propagande qui vous envahit minute après minute, avec ces millions de couples amoureux qui hantent les écrans de cinéma et de télévision, les panneaux publicitaires et les pages de magazines, et qui nous force par le bras à monter à bord du train de l'amour. N'importe quel support la vante. Notre soumission à ce despote capricieux est tellement acquise que les artistes composent des odes passionnées à sa cruauté. Quant au public, il ne semble jamais se lasser des spectacles de masse les plus répétitifs, dénués de la moindre originalité, consacrés à ânonner la litanie de ses tourments, il gaspille à la pelle l'argent durement gagné pour céder, hypnotisé, au matraquage des fades célébrations de son pouvoir, et mise tout sur l'espérance minimale de ses éphémères jouissances. Mais si se vouer à l'amour représentait vraiment le triomphe de l'esprit humain, relevait bel et bien de la nature humaine ou, plus prosaïquement, était « normal », alors pourquoi un tel battage médiatique, un tel budget de com ? Pourquoi un tel racolage ? Quelque chose dans le couple aujourd'hui ne nécessiterait-il pas tout ce harcèlement, de la fausse morale du travail aux incantations des psychiatres et conseillers matrimoniaux en passant par les incitations des industries de loisir ? Ne chercherait-on pas par là à anesthésier la population ? Si cette stratégie de vente et d'après-vente n'existait pas, poules et poulets ne fuiraient-ils pas le poulailler, une fois leurs élans initiaux envolés ? [...] Mais voici une autre façon de raconter l'histoire de l'amour moderne. Imaginons que, pour parvenir au consensus et à la continuité, toute société soit obligée de produire des types de personnalités et de tempéraments nécessaires à cette finalité — afin de perpétuer — et qu'elle modèle les désirs de la population de telle sorte qu'ils correspondent à des buts sociaux particuliers. Ces buts ne seraient pas alors forcément évidents pour les individus en question, qui vivraient leurs émotions programmées comme des émotions sincères, reflétant leur être profond. (En aucun cas nous, donc.) Prenez le type du consommateur moderne (juste un exemple au hasard). Il ne fait pas de doute que, pour maintenir une société de consommation, il faut orienter le désir vers la circulation des marchandises, et des citoyens qui passeraient leur temps à baisouiller au lieu de faire les soldes auraient tôt fait de ramener la turbine économique au point mort. [...] Juste pour rire, tentez cette rapide expérience mentale. Tâchez d'imaginer le contrôle social le plus efficace. Un soldat posté à chaque coin de rue ? Trop cher, trop vulgaire. Ne serait-il pas plus élégant de créer de l'assentiment en se débrouillant pour transformer les contrôles sociaux en besoins individuels au point que les deux finissent par se confondre ? C'est là que réside le trait politique distinctif des démocraties libérales. À savoir, leur efficacité à fabriquer des individus qui s'identifient si complètement au programme que la société leur assigne qu'ils se donnent corps et âme à la cause. Mais... comment accomplir un tel exploit ? Quelle force mystérieuse ou quelle substance psychotrope pourraient pousser une population entière à une intégration sociale aussi totale sans que personne s'en rende compte ou émette le moindre filet de protestation ? Et si cet exploit pouvait être accompli par le biais de l'amour ? Si l'amour, ce phénomène merveilleux et insondable, cette expérience la plus diverse et néanmoins la plus incontournable de l'humanité, ce guide infaillible de l'âme vers la sagesse et la beauté, était aussi la potion idoine grâce à laquelle, paradoxalement, s'opérait la lobotomisation ? Pourquoi paradoxalement ? Parce que tomber amoureux est ce qui se rapproche le plus dans nos vies d'une perception de l'utopie (talonné par le sexe et la drogue), et que de rattacher nos tendances les plus utopiques à un projet total de contrôle social constituerait une prouesse tout à fait singulière dans les annales de la gestion moderne des populations. Comme le soma dans Le Meilleur des mondes, l'amour n'est-il pas la drogue idéale ? « Euphorisante, anesthésiante, agréablement hallucinogène », explique un des personnages. « Tous les avantages du christianisme et de l'alcool ; aucun de leurs défauts », ironise un autre. p. 58 Pourquoi contraindrait-on officiellement au mariage quand la contrainte officieuse fonctionne si bien que jusqu'aux gays — jadis si partisans d'une sexualité débridée, jadis si méprisants du plan-plan hétérosexuel — en viennent à réclamer un tampon administratif ? Pourquoi ne pas modestement redéfinir la forme, revoir les principes ? Pourquoi ne pas simplement demander que les ressources et les privilèges ne soient pas octroyés en fonction de l'état civil ? Mais non, nous préférons exiger une règlementation, une ratification, le sceau de l'État ! [...] p. 88 [...] Même si la séparation est de plus en plus la règle, et non pas l'exception, la peine de l'amour raté se trouve exacerbée par un inévitable sentiment de ratage personnel, car on s'attendait précisément à ce qu'il en aille autrement — même si, statistiquement, tout le monde sait que, au fur et à mesure que les pressions exercées sur le couple ont augmenté, les chiffres du divorce ont explosé et que, compte tenu du taux de divorces actuel, tout indique que « qui-que-ce-soit » que vous aimez aujourd'hui — le centre de votre petit univers, monamour, chériechérie, superpoupon —, ce « qui-que-ce-soit » risque fort de devenir votre pire cauchemar au moins dans cinquante pour cent des cas. (Bien sûr, il s'agit là seulement du pourcentage de ceux qui quittent réellement une union malheureuse, sans que l'on puisse préjuger du degré de béatitude ou du possible cauchemar des cinquante pour cent restants.) [...] Toujours est-il que notre époque s'évertue à allier le tourbillon des sentiments à la rationalité du couple éternel, en s'obstinant à croire, malgré toutes les preuves du contraire, que l'affection et le sexe peuvent dépendre d'une seule et même personne au fil des décennies, et que le désir persévèrera au cours de quarante ou cinquante ans de cohabitation. [...] [...] Des secteurs entièrement nouveaux de l'économie sont apparus, une multitude d'industries annexes et de marchés auxiliaires se sont développés, et de gigantesques investissements sociaux ont été entrepris dans les technologies dernier cri, depuis le Viagra jusqu'au porno conjugal, en une sorte de Lourdes du capitalisme tardif pour mariages moribonds. Comme ces toubibs qui s'acharnent à faire respirer de presque cadavres au moyen de machines et de prothèses rutilantes, les couples eux aussi, armés du hi-tech, peuvent désormais repousser la mort de la passion. [...] [...] Et puis il y a toujours cette solution, certes plus rudimentaire, aux dilemmes du désir qui consiste à consulter un psy. En fait, consultez et consultez encore jusqu'à ce que ça suinte de vos pores. Le conseil aux familles est un commerce en plein boom aujourd'hui. Entre le support papier, les ondes et le commerce de la parole, s'il existait une façon d'en évaluer la contribution flottante au PIB au sein de la culture occidentale à un temps T, on atteindrait certainement un chiffre stupéfiant. On compte désormais quelque 50 000 conseillers matrimoniaux aux États-Unis (en plus de tous les autres, ordinaires, qui se contentent d'intervenir dans la vie des couples sans en faire une spécialité). À l'évidence, de nos jours, entretenir une relation ne devrait pas se tenter seul — c'est une affaire bien trop compliquée pour des individus non qualifiés [...]. p. 99 Les conventions qui régissent le couple-compagnon requièrent en l'espèce que deux individus coexistent au sein d'un espace clos durant des périodes prolongées. Autrement dit, qu'il y ait foyer. Ce foyer va requérir, à l'évidence, une quantité non négligeable de compromis, de flexibilité et d'adaptation, afin de tout simplement empêcher le chaos. [...] Vu l'emprise qu'exercent les idéaux post-romantiques d'une individualité sans contrainte sur nos représentations fondamentales du Moi, l'opération peut se révéler périlleuse. [...] Pouvoir librement développer sa personnalité à soi, à sa manière à soi, est largement considéré comme un droit fondamental de l'individu moderne, mais n'est-ce pas là précisément ce qui rend certains ou certaines si incroyablement difficiles à vivre ? p. 102 [...] Telle la confession pour l'Église, l'exhibition volontaire constitue le sacrement fondateur de l'intimité moderne, et l'obligation de la pratiquer religieusement est au cœur de la liturgie du couple contemporain. Besoins (n.). 1. Abîme sans fond de « problèmes irrésolus », de blessures passées et de carences affectives qui augmentent jour après jour, comme les intérêts d'un crédit à la consommation, par l'incapacité du partenaire à en saisir instantanément les singularités et à y remédier comme par magie. — 2. Catégorie en perpétuelle expansion, se développant plus vite que le lierre et menaçant d'étouffer toutes les autres formes de vie à proximité. Oui, quel bâton merdeux tout cela se révèle-t-il ! Savoir si oui ou non, et comment, à un instant donné, les besoins d'une des parties sont comblés par l'autre constitue l'équation fondamentale de la cohabitation au long cours. Or, invariablement, ils ne le sont pas — ou pas entièrement. Mais comment pourraient-ils l'être ? Chaque besoin est son propre paradoxe de Zénon. Soit qu'en satisfaire un en avive systématiquement un autre, soit que chacun d'entre eux ait sa propre demi-vie qui a sa propre demi-vie et ainsi de suite à l'infini. Soit, peut-être et enfin, que l'amour lui-même, malgré tous ses efforts, n'arrive jamais à combler totalement le manque constitutif qu'il est censé pallier. Nous voilà donc condamnés à poursuivre une complétude fictive à l'évidence inatteignable, à être assiégés par des désirs inassouvissables, et à faire en retour de nos infortunés compagnons ou compagnes les boucs émissaires prédestinés d'impuissances qui ne sont pas vraiment de leur fait. p. 107 [...] « dressés tels des animaux de cirque », disait Nietzsche — nous dressons à notre tour nos compagnons afin de nous assurer de leur amour. Néanmoins, nous n'entendons pas être les héros de nos angoisses ni nous reconnaître dans cette autre maxime nietzschéenne selon laquelle « on doit se blâmer soi-même d'être ce que l'on est ». Pourquoi nous blâmerions-nous tant qu'il y a un autre à blâmer ? D'où la primauté accordée à la modification du comportement de l'autre, non seulement comme loisir préféré du couple ou comme l'un de ces trocs émotionnels paradoxaux auxquels nous contraint l'amour moderne, mais aussi, et surtout, comme le sésame qui nous donne accès à son univers. (Dessin humoristique. La femme au mari : « Je ne suis pas en train d'essayer de te changer mais de te mettre en valeur. ») À présent respirez à fond, faites quelques étirements si nécessaire. Car nous allons aborder la structure profonde de la conjugalité moderne. Nous sommes sur le point de pénétrer dans l'univers linguistique caché de la vie à deux, qui, ainsi que nous n'allons pas tarder à le voir, repose entièrement sur cette seule phrase : « Tu voudrais bien t'arrêter, s'il te plaît ? » « Cours introductif à la linguistique de couple : résumé général », donc. Comme tout langage humain, celui du couple est régi par un ensemble de règles qui déterminent ce qui peut être verbalisé, et comment. Ce que nous nommerons la « grammaire de couple ». Les linguistes nous l'assurent, les catégories de pensée les plus fondamentales, comme le temps et l'espace, diffèrent d'une langue à l'autre — selon l'hypothèse Sapir-Whorf. Chaque langue dessine en conséquence un ordre propre de réalité, ce qui en fait un prisme pour comprendre la culture qui l'a produite. Qu'en est-il, dès lors, de la réalité à laquelle renvoie la langue du couple ? Quelles préoccupations s'y trouvent-elles reflétées ? Un examen minutieux laisse voir que cette langue présente une figure de style récurrente. C'est l'interdiction qui recouvre toutes sortes d'ordres et de restrictions. Hautement détaillée, mutuellement imposée, et extraordinairement banale, elle s'applique aux plus infimes détails de l'intendance ménagère, des relations sociales, des finances, de la façon de parler, de l'hygiène, des tocades tolérées, et ainsi de suite. Les interdits sexuels sont, on ne s'en étonnera pas, la norme. Mais la panoplie de toutes les autres prohibitions révèle encore mieux la vraie condition du couple moderne. De la salle de bains à la chambre à coucher, de la voiture à la cuisine, il n'existe aucun aspect de la vie de couple qui 'ne soit soumis à examen, à négociation et à régulation. Même si tous les couples n'ont pas recours à toutes les interdictions, tous les couples recourent à l'interdiction, et aimer signifie y adhérer volontairement. [...] p. 110 Voici un bref échantillon des réponses obtenues à la question toute simple : « Que ne pouvez-vous pas faire au motif que vous êtes en couple ? » (Du 100 % authentique ; rien d'inventé. Rien, d'ailleurs, n'avait besoin de l'être.) Vous ne pouvez pas quitter le domicile sans dire où vous allez. Vous ne pouvez pas ne pas dire à quelle heure vous rentrerez. Vous ne pouvez pas rentrer après minuit, onze heures, dix heures, l'heure du dîner, ou ne pas rentrer immédiatement après la sortie du bureau. Vous ne pouvez pas sortir quand l'autre a envie de rester à la maison. Vous ne pouvez pas sortir seul à des soirées. Vous ne pouvez pas sortir juste histoire de sortir, parce que vous ne pouvez pas ne pas vous inquiéter des inquiétudes de l'autre sur l'endroit où vous êtes, ou sur la manière dont naturellement l'inquiète la possibilité que vous ne soyez pas à l'endroit où vous êtes censé être, ou sur l'endroit où vous pourriez être. Vous ne pouvez pas faire de projets sans consulter l'autre, particulièrement concernant les soirées et les week-ends, ni décider comment meubler les temps de loisir sans l'avoir au préalable, et pareillement, consulté. Vous ne pouvez pas vous laisser aller. Vous ne pouvez pas vous occuper à moins de 50 % de la maison, même si l'autre tend à faire 100 à 200 % plus de ménage que vous ne le jugez nécessaire ou même raisonnable. Vous ne pouvez pas laisser traîner (au choix) vos bouquins, vos mouchoirs en papier, vos chaussures, votre maquillage, votre courrier, vos dessous, vos dossiers, vos affaires de couture ou vos revues pornos. Vous ne pouvez pas fumer, ou vous ne pouvez pas fumer dans la maison, ou vous ne pouvez pas vous servir des soucoupes comme cendriers. Vous ne pouvez pas accumuler plus de ramasse-poussière que l'autre ne peut en supporter — dont (au choix) les accessoires de sport, les poteries artisanales ou les bibelots de collection Bécassine. Vous ne pouvez pas remettre la vaisselle à plus tard, ou la bâcler, ou ne pas utiliser le détergent, vous ne pouvez pas boire au goulot, répandre des miettes et ne pas les ramasser (tout de suite, pas dans une heure), ou charger le lave-vaisselle comme il vous semble bon. Vous ne pouvez pas y prendre une assiette sans l'avoir d'abord déchargé. Vous ne pouvez pas garder des choses dont vous pensez qu'elles serviront un jour si l'autre pense le contraire. Vous ne pouvez pas jeter vos vêtements mouillés dans le panier à linge, même si rien, en bonne logique, ne l'interdit — après tout, mouillés ils finiront. Vous ne pouvez pas disposer d'un bureau confortable car il casserait la déco. Vous ne pouvez pas ne pas remarquer si la maison est rangée ou en désordre. Vous ne pouvez pas ne pas partager la responsabilité des décisions ménagères que l'autre a prises et que vous avez acceptées pour être sympa, mais dont en réalité vous vous fichez. Vous ne pouvez pas embaucher une femme de ménage, car votre moitié est gauchiste et ne supporte pas cette idée. (Plus précisément, comme une sondée a pu le dire : « Il m'a répondu : " Jamais, j'ai fait l'ENA [École Nationale d'Administration] ! " ») Vous ne pouvez pas vous laver les mains dans l'évier de la cuisine. Vous ne pouvez pas laisser ouverte la porte de la salle de bains, cela ne se fait pas. Vous ne pouvez pas laisser fermée la porte de la salle de bains, l'autre a besoin d'y aller. Vous ne pouvez pas y entrer sans frapper. Vous ne pouvez pas laisser la lunette des w.-c. relevée. Vous ne pouvez pas aller lire aux toilettes sans susciter des commentaires. Vous ne pouvez pas y laisser des tampons usagés traîner dans la poubelle. Vous ne pouvez pas y laisser traîner des paquets de tampons. Vous devez recharger le papier hygiénique « à l'endroit » et non pas « à l'envers ». Vous n'avez pas le droit de ne pas prendre soin de ce que vous préféreriez laisser en l'état : vos poils de nez, vos aisselles ou vos ongles de pied. Vous ne pouvez pas ne pas faire le lit. Vous ne pouvez pas ne pas vous extasier quand l'autre s'en charge, même si vous vous en fichez. Vous ne pouvez pas faire chambre à part, lits séparés, vous ne pouvez pas aller vous coucher à des heures différentes, vous ne pouvez pas vous endormir sur le canapé sans être réveillé pour aller vous coucher au lit. Vous ne pouvez pas manger dans le lit. Vous ne pouvez pas sortir du lit tout de suite après l'amour. Vous ne pouvez pas avoir d'insomnie sans être cuisiné sur ce qui vous tracasse réellement. Vous ne pouvez pas monter la clim comme vous le voulez — pensez à l'environnement au lieu de penser à votre petit nombril. Vous ne pouvez pas faire la grasse matinée parce que l'autre doit se lever tôt. Ou bien vous ne pouvez pas faire la grasse matinée parce que c'est un signe de décadence morale. Vous ne pouvez pas regarder une série sans vous faire mettre en boîte. Vous ne pouvez pas regarder le Téléachat, Le Maillon faible, Delarue, ou une émission de téléréalité dans laquelle les hommes sont humiliés devant des femmes ou forcés de jouer les bouffons. Vous ne pouvez pas regarder de films pornos. Vous ne pouvez pas laisser LCI en fond sonore. Vous ne pouvez pas vous rabattre comme un dingue sur le sport même si c'est votre seule échappatoire. Vous ne pouvez pas écouter Johnny ou d'autres idoles de votre jeunesse. Vous ne pouvez pas sortir jouer au flipper, c'est de la régression. Vous ne pouvez pas fumer de pétards. Vous ne pouvez pas boire avant le soir, y compris les week-ends. Vous ne pouvez pas faire la sieste quand l'autre est à la maison parce que le temps libre doit être passé en commun. Vous ne pouvez pas travailler quand vous êtes censé vous détendre. Vous ne pouvez pas passer trop de temps face à l'écran de l'ordinateur. Vous ne pouvez pas y jouer à Donjons et dragons. Et pas question de devenir membre d'un forum ! Vous ne pouvez pas avoir de flirts électroniques, même innocents. Vous ne pouvez pas faire une partie de Solitaire sur votre PC parce que les clics de la souris exaspèrent l'autre. Vous ne pouvez pas bavarder au téléphone quand l'autre est en train de travailler. Vous ne pouvez pas être grossier avec les gens qui demandent à lui parler. Vous ne pouvez pas raccrocher au nez des télévendeurs, vous devez vous montrer poli. Vous ne pouvez pas bavarder au téléphone sans que l'autre commente la conversation, ou essaie de vous parler en même temps. Votre meilleur(e) ami(e) ne peut pas appeler après dix heures. Vous ne pouvez pas lire sans que l'autre se mette à vous parler, et vous n'avez pas le droit de lire quand l'autre vous parle. Vous ne pouvez pas être impulsif, égocentrique ou distrait. Vous ne pouvez pas prendre de risques, hormis des risques concertés, ce qui limite quelque peu la notion de risque. Vous ne pouvez pas envoyer promener votre boulot ou démissionner sur un coup de tête. Vous ne pouvez pas rendre de décisions professionnelles unilatérales, ni changer d'activité sans discussions et négociations à n'en plus finir. Vous ne pouvez pas avoir votre propre compte en banque. Vous ne pouvez pas effectuer de gros achats sans l'autre, ou acheter des choses que l'autre juge extravagantes. Vous ne pouvez pas claquer de l'argent rien que parce que vous êtes de mauvaise humeur, ou être de mauvaise humeur sans être obligé d'expliquer pourquoi. Vous ne pouvez pas avoir de secrets — sur l'argent ni sur le reste. Vous ne pouvez pas manger ce que vous voulez : adieu l'andouillette ou les chocolats, bonjour les céréales ! Vous ne pouvez pas sauter un repas. Vous ne pouvez pas ne pas prévoir les repas. Vous ne pouvez pas ne pas dîner ensemble. Vous ne pouvez pas ne pas avoir envie de manger ce que l'autre a préparé. Vous ne pouvez pas rapporter de la mauvaise humeur à la maison. Vous ne pouvez pas casser votre régime. Vous ne pouvez pas manger d'ail parce que l'autre n'en supporte pas l'odeur. Vous ne pouvez pas manger de beurre car l'autre surveille votre cholestérol. Vous ne pouvez pas faire des épinards même si vous n'exigez pas que l'autre en mange. Vous ne pouvez pas saler ce qui est dans votre assiette sans que l'autre y voie une critique de sa cuisine. Vous ne pouvez pas refuser de partager votre entrée quand vous dînez au restaurant, ni commander ce que vous voulez sans des négociations éclipsant de loin les accords d'Oslo. Quels couverts vous utilisez (ou non), l'emploi que vous faites de la serviette (ou non), la disposition des os, noyaux, et autres bouts de gras dans votre assiette, tous ces détails sont passibles de commentaires et de reproches. Vous ne pouvez pas vous moucher à table. Vous ne pouvez pas lire les journaux pendant les repas. Vous ne pouvez pas manger de féculents qui font péter. Vous ne pouvez pas faire des blagues de pétomane. Vous ne pouvez pas dire un truc nul, même quand il n'y a rien de super à dire. Vous ne pouvez pas prendre « ce ton-là », et vous ne pouvez pas nier avoir pris ce ton-là quand on vous en accuse. Un autre trait linguistique frappant du langage de couple est l'usage caractéristique du ton de voix. Comme dans d'autres langues parlées, dont le chinois, les intonations peuvent modifier complètement le sens de la phrase. Écoutez bien l'inflexion de phrases telles que « Combien de fois faudra-t-il que je le dise ? » ou « Pourrais-tu s'il te plaît ne pas faire ça ? » Le sens de l'énoncé ne réside pas dans le contenu mais dans l'intonation. En fait, des expressions comme « Qu'est-ce que tu voulais dire par là ? » ne traduisent rien de moins que l'histoire de la relation elle-même, véritable catalogue de déceptions, de rejets ou de vexations. Même l'observateur le plus sourd saura reconstituer l'histoire entière d'un couple sur la seule base du timbre particulier de ce « là ». Vous ne pouvez pas vous répéter ; vous ne pouvez pas en faire des tonnes ; vous ne pouvez pas savoir des choses que l'autre ne sait pas, ou donner l'impression d'étaler vos connaissances. Vous ne pouvez pas claironner votre réussite, surtout si l'autre est moins chanceux que vous. Vous ne pouvez pas demander de l'aide et, ensuite la critiquer, ou la rejeter. Vous ne pouvez pas ne pas rassurer l'autre quand il le demande ou, chose plus fréquente, quand il ne le demande pas mais néanmoins l'espère. Vous ne pouvez pas construire une phrase sur le modèle « Tu... toujours ». Vous ne pouvez pas construire une phrase sur le modèle « Je... jamais ». Vous ne pouvez pas être simpliste, même quand les choses sont simples. Vous n'avez pas le droit d'employer la méthode socratique dans une discussion. Vous ne pouvez pas avoir le rire qu'il ne faut pas avoir — trop fort, trop sonore, trop incongru, trop bête (au choix). Vous ne pouvez pas dire « chatte ». Vous ne pouvez pas raconter de blagues sur la taille du pénis, ni rigoler quand d'autres en racontent. Vous ne pouvez pas dire ce que vous pensez de la famille de l'autre. Vous ne pouvez pas davantage comparer votre compagne ou votre compagnon à un membre de sa famille, et surtout pas, à son père ou à sa mère. Vous ne pouvez pas faire un modèle d'une quelconque habitude de votre propre famille en aucun domaine. Vous ne pouvez pas préférer votre opinion à la susceptibilité de l'autre. Vous ne pouvez pas montrer une ironie déplacée au sujet d'une chose que l'autre prend au sérieux. Ni une colère appropriée au sujet d'une chose que l'autre prend à la légère. Vous ne pouvez pas appeler le gars de SOS Dépannage pour réparer quelque chose si l'autre se prend pour un bricoleur. Vous ne pouvez pas ne pas être un soutien, même quand l'autre fait dans l'insoutenable. Vous ne pouvez pas jouer à l'éditorialiste des Cahiers du cinéma au sujet d'un film qui a tourneboulé les tripes de l'autre. Vous ne pouvez pas ne pas participer à ses crises de nerf sur l'incompétence des autres, leur grossièreté ou leur simple existence. Vous ne pouvez pas faire de plaisanterie que l'autre risquerait de prendre pour lui. Vous ne pouvez pas parler (au choix) de religion, de politique, de l'Allemagne, d'Israël, de la lutte des classes. Vous ne pouvez pas raconter de blagues belges. Vous ne pouvez pas faire de calembours ni lancer de vannes salaces, ni raconter des histoires sans fin. Vous ne pouvez pas plaisanter sur la calvitie, la forme des oreilles, l'embonpoint ou tout autre sujet sensible, même si vous ignoriez jusqu'alors que c'était un sujet sensible. Vous ne pouvez pas parler de votre faible pour votre psy. Vous ne pouvez pas parler de vos vieux coups, ou bien vous ne pouvez pas ne pas parler de vos vieux coups, et vous ne pouvez pas refuser d'en révéler tous les détails, même oubliés, quand on vous les réclame. Vous ne pouvez pas refuser de parler de ce dont vous avez parlé en thérapie. Mais vous ne pouvez pas plus « suranalyser », ou plaquer des termes de psychologie sur votre relation. Vous ne pouvez pas ne pas « communiquer vos sentiments ». Sauf quand ces sentiments sont réprobateurs, ce qu'ils ne devraient pas être. Vous ne pouvez rien dire qui rende l'autre trop conscient de ses limites ou de ses échecs, qui les lui renvoie d'une manière peu flatteuse, ou qui lui ôte toutes les illusions qu'il entretient sur lui-même. Vous ne pouvez pas mettre en doute sa connaissance de soi, ou sa lecture d'un événement. Vous ne pouvez pas émettre un diagnostic, même quand il saute aux yeux. Vous ne pouvez pas vous montrer cynique sur des choses que l'autre prend à cœur, ou indifférent aux choses qui le passionnent mais qui vous paraissent sans intérêt — la mode, la nouvelle cuisine, les candidats aux élections, les commérages de bureau, l'équipe de foot locale (au choix). Vous ne pouvez pas avoir d'amis qui aiment l'un de vous plus que l'autre, ou des amis que l'un de vous aime plus que l'autre. Vous ne pouvez pas être relou envers les invités, ni foutre le camp quand il y a des invités. Vous ne pouvez pas critiquer votre compagnon devant les autres. Vous ne pouvez pas évoquer sa déprime en public. Vous ne pouvez pas ignorer votre compagnon ou votre compagne en autre compagnie. Quand l'autre se dispute avec un autre, vous ne devez pas prendre le parti du tiers. Vous ne pouvez pas trop faire le beau ou la belle en public, notamment avec des gens du sexe opposé (ou du même sexe, le cas échéant). Vous ne pouvez pas passer trop de temps à parler avec ces gens-là, le temps en question se comptant en nanosecondes. Vous ne pouvez pas provoquer la jalousie de l'autre. Vous ne pouvez pas parler avec des gens qui éveillent en votre compagne ou compagnon un sentiment d'insécurité ou de menace. Vous ne pouvez pas bavarder aimablement avec vos ex, même si vous jurez que c'est vraiment fini entre vous. Vous ne pouvez pas transgresser, en public, les frontières du parler-vrai ou du franc-parler déterminées par l'autre. Vous ne pouvez pas ne pas montrer le même perfectionnisme que l'autre quand vous recevez. Ou bien vous ne pouvez pas ne pas montrer la même décontraction. Vous ne pouvez pas ne pas rire à ses plaisanteries en public. Vous ne pouvez pas vous moquer de ses opinions politiques en public — et en privé. Vous ne pouvez pas parler politique avec sa famille, ou avec la vôtre, parce que vous n'avez pas le droit d'être vulgaire, même quand vous trouvez que la vulgarité est de rigueur. Vous ne pouvez pas ergoter. Et quand vous jouez en double mixte vous ne pouvez pas contester l'ordre des services. Vous ne pouvez pas porter des ensembles mal assortis, des couleurs dépareillées, même avec un zeste de provocation perverse. Vous n'avez pas le droit d'arborer des chapeaux 1900. Vous n'avez pas le droit de vous moquer du chapeau 1900 de l'autre, même s'il est bel et bien ridicule. Vous n'avez pas le droit de vous mettre en débraillé à la maison sans avoir droit à une réflexion. Vous ne pouvez pas dormir dans votre vieux maillot qui date de la fac, il est miteux. Vous ne pouvez pas porter de tweed, même si ça fait bohème. Vous ne pouvez pas acheter vos vêtements vous-même si l'autre redoute vos goûts. Vous ne pouvez pas ne pas être assez habillé pour une grande occasion. Si votre indifférence à ce sujet est connue, vous n'avez pas le droit de quitter la maison sans contrôle. Vous ne pouvez pas porter une tenue qui vous fasse paraître trop sexy (ou trop bibendum, ou pas votre âge). Vous ne pouvez pas être plus habillée que votre partenaire ne l'est ; vous ne pouvez pas être habillée plus sport. Vous ne pouvez pas porter de jeans s'il trouve les jeans vulgaires. Vous ne pouvez pas boire plus qu'une quantité X quand vous sortez ensemble, même si vous savez que vous « tenez l'alcool ». Vous ne pouvez pas boire sans que l'autre compte les verres que vous sifflez. Vous ne pouvez pas taxer de clopes parce que ça l'embarrasse, même si vous prenez la peine de compter sur la fraternité tacite entre fumeurs. Vous ne pouvez pas ne pas vous « montrer à l'aise ». Vous ne devez pas danser parce que votre sens du rythme est abominable (de son point de vue, qui n'est pas toujours le vôtre). Vous ne pouvez pas partir avant que l'autre ne soit prêt à s'en aller. Vous ne pouvez pas arriver tard, même si vous préférez ne pas arriver tôt. Vous ne pouvez pas traînasser. Vous ne pouvez pas perdre la notion de l'heure, surtout au cours d'une activité qui n'implique pas votre partenaire, comme vos courriels. Vous ne pouvez pas oublier un truc et retourner le chercher une fois que la porte de la maison a été fermée à double tour. Vous ne pouvez pas rouler trop vite, en tout cas pas plus vite que votre partenaire ne définit rouler vite. Vous ne pouvez pas coller à la voiture de devant, vous ne pouvez pas klaxonner. Vous ne devez pas critiquer la façon de conduire de l'autre, son oubli du clignotant, ou sa manie de changer sans arrêt de file. Vous ne pouvez pas écouter la radio au volant. Vous ne pouvez pas vous exploser en conduisant ou insulter les conducteurs qui vous doublent. Vous ne pouvez pas rendre la voiture de location sans y donner un coup d'aspirateur parce que votre compagnon trouve que ça fait crade, même si vous soulignez que le nettoyage est compris dans le forfait. Et c'est ainsi que se gagne l'amour. Ce qui compte est que le mot affectif soit « ne pas », qu'il n'y ait quasiment aucun aspect de la vie quotidienne qui ne soit soumis à règlement et inspection, que dans l'amour moderne accéder aux exigences de l'autre soit ce qui constitue l'intimité, et que le couple se porte d'autant mieux que ses membres ont réussi à intérioriser en chaque domaine l'ensemble des interdits pratiques. Ce qui compte, c'est que les obligations d'hier s'imposent aujourd'hui comme une seconde nature. Mais, répétons-le, c'est là votre choix. Ou bien le serait, si au moins l'un d'entre nous pouvait choisir de ne pas désirer l'amour. [...] Le foyer offre, certes, d'innombrables compensations que nous connaissons tous. Y figurent la compagnie, les frais partagés, l'aisance pour élever les enfants, l'absence rassurante de surprises, le sexe intermittent, la prévention des effets déstabilisants du désir extraconjugal, entre autres avantages dont le catalogue exhaustif est impossible à dresser. Mais si l'amour moderne nous régente, la vie conjugale est son bras armé — la brosse de fer dans le gant de velours. Selon Michel Foucault, le pouvoir moderne a imprimé sa marque sur le monde en inventant de nouvelles formes de lieux clos et de cadres institutionnels — usines, écoles, casernes, prisons, asiles —, où les individus pouvaient être assignés, surveillés, traités, identifiés, soumis au contrôle, à l'ordre et à l'horaire. Bien que Foucault n'ait malheureusement pu se pencher sur le sujet de son vivant, quelle institution sociale actuelle est plus fermée sur elle-même que le foyer ? Laquelle impose une réglementation plus grande du mouvement et du temps, ou un contrôle plus précis du corps et de la pensée, à un plus grand nombre d'individus ? Troquer l'obéissance contre l'amour nous est naturel — puisque tous nous fûmes, quelque jour, un enfant dont la survie dépendait des caprices de l'affection. Et là réside le prototype de nos futures intimités : si tu m'aimes, tu feras ce que je veux, ou nécessite, ou exige, pour que je me sente assuré, comblé, et je t'aimerai en retour. Ainsi grandissons-nous, réclamant à notre tour obéissance, devenant des dictateurs de la maisonnée et des tyranneaux de la sphère privée, avant que de nous retrouver à notre tour à obéir. « Si tu m'aimes, discute pas. » Mais, comme nous le savons tous (et trop bien), notre peur de perdre l'amour est tellement annihilante, et inhérente à notre nature, que n'importe quel compromis pour l'empêcher peut paraître raisonnable. Et c'est là la signature psychologique du Moi moderne : défini par l'amour, réduit à une pauvre coquille vide quand il en est privé, la menace de sa disparition asservissant même les caractères les mieux trempés. Pourquoi, toutefois, l'amour moderne a-t-il réussi à redoubler à ce point la soumission et à restreindre à ce point la liberté, sans plus de débat ? Il ne fait pas de doute qu'une société éduquée à renoncer aux désirs — et à toute l'imagination et toute l'indépendance qui vont avec — présente pas mal d'avantages. Vous n'aurez pas manqué de noter que les conditions de l'amabilité coïncident remarquablement avec celles d'une main-d'œuvre craintive ou d'un électorat docile. Mais dès lors que les formes les plus distinguées du contrôle social se présentent sous couvert des attentes et des satisfactions individuelles, si incorporées à la psyché de chacun que tout élan contestataire est attribué à l'angoisse de n'être pas aimé, il n'est nul besoin d'un policier à chaque coin de rue. Et il s'avère si pratique que nous soyons si disposés à nous gendarmer nous-mêmes et ceux que nous aimons — quitte à ajouter, si cela vous fait plaisir, qu'« ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants ». Peut-être notre société laïque réclamait-elle une autre entité métaphysique à laquelle se soumettre après la mort de Dieu, et l'amour était-il libre pour assumer l'intérim. Mais n'est-il pas quelque peu déprimant de penser que nous sommes quelque peu infichus d'inventer des formes de vie émotionnelle fondées sur autre chose que la soumission ? [...] Il est évident que les régulations de l'amour moderne ont pour inconvénient de dégager une forte odeur de commissariat de police, collant à vos cheveux et vos habits. C'est une chose dont nous « plaisantons » sans arrêt. C'est pourquoi le terme de « boulet » est synonyme de conjoint. C'est pourquoi la blague de mariage repose pour beaucoup sur le postulat que le couple constitue une prison, que les conjoints sont les geôliers l'un de l'autre et que l'assignation à résidence est la condition fondamentale de l'amour moderne. (Dessin humoristique. L'homme regarde la télé pendant que la femme prépare le dîner. Légende : « Quartier de haute sécurité ».) |
||||
[1] (pages 107 à 112) - Extrait lu par Jacques Languirand, Par 4 chemins, Radio-Canada, 5 déc. 2004.
|
||||