Passages choisis 060424
par Pascal Jouxtel
Éditions Le Pommier © 2005
1ere PARTIE : Origines et définitions de la mémétique
1. Pourquoi vous lisez ce livre
3. L'enfance du mème des mèmes
4. M2 forge ses armes dans les combats de Darwin
5. M2 amasse une fortune sur le Net
6. M2 doit faire face à l'Histoire
7. M2 veut entrer à l'université
2e PARTIE : L'atelier du méméticien
8. Qu'est-ce qu'un méméticien?
9. Quand on voit le code, on en voit partout
10. Les véhicules mémétiques sont les solutions de la culture
11. Les idées aussi consomment des ressources
12. 100% des gagnants ont tenté leur chance
CONCLUSION : L'acide désintoxyribonucléique
* * *
p. 11
Nous possédons, vous et moi, un important bagage d'expériences communes. Vous êtes venu(e) à la mémétique par un chemin balisé ; vous avez lu des livres, rencontré des gens et observé ce qui vous entoure. Vous sentez que nos cultures grouillent de formes de vie non biologiques mangeuses de temps et d'attention. Vous vous interrogez sur la tournure que prend le monde et découvrez que certains auteurs abordent le sujet à la lumière des sciences contemporaines et en élargissant la théorie de l'évolution bien au-delà des espèces animales et végétales, vers le culturel, le social, le mental...
[...] Pour l'instant, vous êtes encore sous le coup de la surprise d'être le personnage principal de ce livre. Rassurez-vous, cela ne durera pas. Avant la fin, non seulement vous ne le serez plus, mais vous n'existerez peut-être même plus [...]
[...]
[...] les outils façonnent votre manière de réfléchir, et donc de voir le monde. Il est fascinant de constater, me faisait remarquer un ami philosophe, que la structure du mode plan de PowerPoint dérive en droite ligne de l'approche scolastique imposée, par son style autant que par son argumentation, par saint Thomas d'Aquin. Ce mode d'articulation rigoureuse de la pensée, en parties et sous-parties hiérarchisées, influence le monde occidental de manière sous-jacente depuis plusieurs siècles. On le retrouve maintenant intégré « en dur » dans le fonctionnement même des outils qui nous servent à construire nos raisonnements.
[...]
Je suppose donc que, comme moi, vous pensez confusément que lorsqu'on a un Macintosh, on est quelqu'un de plus engagé, de plus indépendant et, probablement, de plus artiste que lorsqu'on a un PC Windows, même si vous préférez vous en tenir à Windows parce que, sur un Mac, les boutons sont à l'envers. Vous utilisez ce qui est pratique pour vous, mais, au fond, vous en voulez à Bill Gates, cette moderne figure faustienne, de vous avoir asservi et, ce faisant, d'être devenu l'homme le plus riche du monde.
[...]
[...] Toute forme d'opinion qui pourrait vous faire pencher dans un sens ou dans un autre est déjà présente en vous [...]
« [...] De même que les gènes se propagent à travers le bassin génétique en bondissant de corps en corps via les spermatozoïdes et les œufs, ainsi les mèmes se propagent dans le bassin mémétique en sautant de cerveau en cerveau, par le biais d'un processus, qui, au sens le plus large, peut être appelé imitation.»[2]
Aaron Lynch, le premier homme à s'être déclaré méméticien professionnel, résumait le basculement mental nécessaire à cette évolution en écrivant : « L'important n'est pas de savoir comment un homme acquiert des idées, mais comment une idée acquiert des hommes »[3]
p. 42
La mémétique n'est pas sortie d'un chapeau. Outre les évolutionnistes, elle est l'héritière d'une longue tradition de penseurs et d'hommes de sciences qui ont élargi les frontières conceptuelles du vivant, relativisé la notion de vérité et contesté la confiscation du connu par un moi centralisateur. Essayons de définir ce qu'est la mémétique en quinze mots, puis en quinze lignes... assorties de quelques commentaires sur ses racines profondes.
Définition 1 :
La mémétique étudie la nature et le fonctionnement des mèmes, définis par hypothèse comme des réplicateurs culturels.
Variante :
La mémétique est à la culture ce que la génétique est à la nature.
[...]
[...] les mèmes sont des réplicateurs, par définition. On entend par là des éléments codés capables spontanément, en utilisant les ressources de leur environnement, de fabriquer ou de faire fabriquer des copies suffisamment fidèles d'eux-mêmes.
[...] les mèmes sont des réplicateurs culturels. Ils revendiquent une autonomie par rapport au « vieux » gène et, de ce fait, rétablissent un peu de cette irréductibilité du social au biologique. [Le gène est au mème ce que le corps est à l'esprit]
[...]
[...] Sir Geoffrey Vickers qui, dès 1963, envisage une écologie des idées où celles-ci ont une existence propre au sein d'un écosystème culturel.[4]
Mais le plus étonnant, c'est de voir que le physicien français Pierre Auger, dans un ouvrage daté de 1952 et réédité en 1966, L'Homme microscopique, parvient à l'idée d'un « troisième règne » du vivant, qui serait « constitué par des organismes bien définis, les idées, se reproduisant par multiplication identique dans les milieux constitués par les cerveaux humains, grâce aux réserves d'ordre qui y sont disponibles ».[5]
p. 70
La carte d'identité de M2, le mème des mèmes, fait apparaître une propriété des plus étranges : M2 est autoréférent. C'est sa marque de naissance et son secret de survie. Il est en cela cousin de la vie elle-même et ne peut donc pas mourir. Nouveau-né, il se regarde dans le miroir de la conscience. Tout seul, perdu dans l'infosphère, il repère le phare de l'intelligence artificielle...
L'autoréférence s'appelle parfois l'« effet Vache qui rit », à cause de la fameuse boîte de fromage où l'on voit une vache portant des boucles d'oreilles en forme de boîte sur lesquelles on voit une vache portant des boucles d'oreilles en forme de boîte sur lesquelles on voit une vache, etc. Elle a ses aficionados, comme la plupart des paradoxes. Certains d'entre eux – ils pullulent parmi les lecteurs de revues scientifiques, par exemple – vont jusqu'à braquer leur caméra vidéo sur l'écran où est affichée l'image qu'elle filme en direct. Futile, n'est-ce pas? Faites l'essai. Je suis conscient du fait que, par ces quelques lignes, je viens sans doute de couper M2 d'une bonne moitié de son public potentiel, car il y a nombre de gens que ce type de perspective exaspère, panique ou laisse indifférents. Je vous préviens : ce n'est que le début!
[...]
Le théorème dit d'« incomplétude », énoncé en 1931 par le logicien Kurt Gödel, dit en substance que, dans tout système formel permettant d'énoncer des propositions vraies ou fausses, il existe au moins une proposition dont il est impossible de décider si elle est vraie ou fausse sans « sortir » du système, c'est-à-dire sans faire appel à des informations inconnaissables dans sa sphère de validité.[6]
[...]
[...] En d'autres termes, on peut construire, dans n'importe quel système logique, une phrase qui dit d'elle-même qu'elle est fausse et qui est donc indécidable dans ledit système.
[...]
[...] À partir de la démonstration de Gödel et en s'appuyant sur les dessins d'Escher et sur la musique de Bach qui possède, elle aussi, notamment dans les canons, des propriétés d'autoréférence quasi magiques, Hofstadter développe sa « fugue métaphorique » dans plusieurs directions, pour montrer d'une part que l'incomplétude est au cœur même de la conscience, et de l'autre (c'est ce qui nous intéresse au premier chef) que l'idée d'autoréférence indirecte conduit tout droit à celle d'autoréplication.
p. 86
M2 est de tous les combats évolutionnistes, de la contestation des « causes finales » à la thèse du réplicateur égoïste, en passant par la querelle de frontière entre l'inné et l'acquis, la spécificité de l'homme et le coup d'arrêt aux prétentions de la sociobiologie. Mais M2 est aussi capable de construire, dans le cadre darwinien étendu, une articulation élégante entre nature et culture.
Selon [Daniel C. Dennett], l'« idée dangereuse de Darwin », pour reprendre le titre original du livre, est que le « design », qui est ici à prendre dans le sens de forme organisée de façon à produire une fonctionnalité, peut émerger de l'ordre simple d'un flux d'événements par le biais d'un processus algorithmique ne faisant appel à l'activité d'aucun esprit quel qu'il soit, ni à aucun projet ou modèle préexistant.
Pour que l'algorithme évolutionnaire se réalise, il suffit que la forme de vie évolutive que l'on considère remplisse trois conditions :
1 – Qu'elle soit susceptible de variations, [...]
2 – Qu'elle soit capable de transmission héréditaire [...]
3 – Qu'elle manifeste, selon les variantes produites grâce à la première condition, une adaptation différentielle aux exigences du milieu lors des interactions avec celui-ci. L'adaptation (ou fitness) est sanctionnée par une sélection des variantes dites « les plus aptes ».
Dennett consacre tout le début de son livre à montrer que cet algorithme suffit pour aboutir inévitablement à l'apparition de solutions adaptatives qui se cumulent et génèrent petit à petit la merveilleuse horlogerie de la nature. [...]
Le mème des mèmes intervient à point pour bousculer les idées reçues relatives à certaines questions, et se fait volontiers le passeur d'énoncés comme : « La création se passe de Créateur », « L'algorithme darwinien est réellement capable de trouver les meilleures solutions dans un contexte donné, avec une complexité croissante, sans le moindre projet de départ », « La conscience et le libre arbitre ne reposent pas sur l'existence d'un je observateur central, lequel n'existe nulle part dans le cerveau, mais en une multitudes d'arbitrages et de compétitions », « La conscience n'est pas forcément l'apanage de l'homme, elle pourrait être accessible aux machines! » [...]
[...]
[...] Métaphoriquement, c'est un peu comme si l'on inventait une maison vivante qui se chauffe, se décore et se répare toute seule. Combien de temps faudrait-il pour que ce concept soit accepté par l'industrie du bâtiment? Eh bien, en 1994, M2 est toujours dans son étui et repose tranquillement dans la boîte à outils du bon professeur Daniel C. Dennett attendant que quelqu'un veuille bien l'emprunter. [...]
[...]
[...] La psychologie évolutionniste nous en apprend beaucoup sur des ressorts très anciens que l'on retrouve en tant qu'invariants humains. Par exemple si, bien malgré nous, un bébé qui pleure nous agace assez systématiquement, c'est parce que ceux de nos ancêtres qui ne ressentaient pas suffisamment cette tension ont statistiquement moins bien veillé sur leur descendance ; si nous avons tendance à croire facilement en l'existence d'un être invisible capable de nous aider face au danger, c'est parce que notre module cérébral d'appel à l'aide fonctionne automatiquement, même quand nous sommes seuls.[7]
p. 108
M2 se renforce « sur le terrain » grâce à l'émergence des nouvelles technologies de l'information et de la communication. Il profite de la puissance des micro-ordinateurs, se frotte à la vie artificielle et baigne dans la frénésie d'innovation et le climat de compétition de la Silicon Valley. Il voit apparaître la cyberculture au sein d'une génération en manque de combats, mais qui étouffe sous la prolifération des codes.
[...]
[...] Dans le monde des mèmes, la « nourriture », c'est l'attention du public gagnée. Les mèmes les plus intéressants sont ceux qui captent l'attention du plus grand nombre et, de ce fait, parviennent à se nourrir et à proliférer. Les autres meurent. On en vient alors à se demander comment fait un mème pour attirer notre attention, influencer notre comportement et nous amener à faire ce qu'il faut pour qu'à terme il se répande plus largement. Raisonner de cette façon, c'est adopter le « point de vue du mème » (meme's eye vieiw). Un exemple? Le sandwich a pour trait distinctif d'être transportable, de se tenir à la main. C'est pour rester à sa table de jeu que Lord Sandwich se fit confectionner de petits en-cas portables avec une tranche de viande entre deux tranches de pain. Dans les mèmes du sandwich, il y a le fait d'être tenu à la main, et donc d'être visible. On peut dire que les mèmes du sandwich induisent un comportement qui rend le sandwich visible et popularise la brillante solution. D'une façon générale, on peut dire que la nouveauté et la « portabilité » sont toutes deux des facteurs intrinsèques de propagation, ou du moins de propagation supérieure à des variantes qui seraient habituelles ou cachées. Cela peut en partie contribuer à expliquer l'essor exponentiel de solutions portables, affectant le comportement de façon voyante, comme le téléphone portable, l'ordinateur portable, le baladeur, l'assistant digital, sans parler de la montre.
p. 130
La vraie vie et l'histoire des hommes ne sont pas aussi lisses qu'un code binaire. M2 doit assumer sa part d'ombre, la folie des foules, les croyances erronées, les persécutions idéologiques. Mais on découvre qu'il apporte aussi un remède à la violence inévitable et « naturelle » de l'homme.
[...]
Rejoignant Dennett, Popper, Minsky et les connexionnistes adeptes du cerveau collectif, Bloom s'emploie à nous révéler la capacité de résolution de problèmes qu'offrent les visions du monde. Certaines donnent de bons résultats ; d'autres mènent à la ruine ou au massacre. Avec une indifférence cruelle, le superorganisme tire les enseignements de nos erreurs en envoyant tout simplement au casse-pipe les pauvres types qui ont été assez fous pour mettre en application des modèles qui ne marchent pas. Malheureusement, on ne le sait qu'à posteriori. Une macrostructure maintenue par des mèmes puissants laissera impitoyablement mourir les individus qui auront échoué dans leurs tentatives audacieuses au point de mettre la structure en danger. Un tel fonctionnement résulte naturellement de la rétrologique bien huilée de l'évolution, selon laquelle les organisations – dont les mêmes ne prévoyaient pas le « saquage » de ceux qui échouent – n'existent plus aujourd'hui. Il s'agit ni plus ni moins que du fonctionnement d'une intelligence répartie – non plus artificielle, mais bien collective, culturelle et suprahumaine.
[...] une autre prophétie déjà évoquée : celle que formule Jean-Michel Truong dans son essai sur la succession du biologique vers l'informatique intitulé Totalement inhumaine.
[...] Après avoir développé d'une façon lumineuse et réellement inquiétante le thème de l'inexorable essor de l'intelligence artificielle, Truong suggère en touche finale, et avec une ironie amère, qu'après tout, la relève assurée par le silicone après le carbone – juste retour des choses – pourrait être une raison d'espérer en une posthumanité meilleure.[8] (Truong explique simplement les raisons de ce dépassement, vu à l'échelle du temps cosmique : les ressources de la planète sont limitées et le propre de la vie est de s'étendre. Il va donc falloir quitter la Terre, mais la substance biologique a ceci de commun avec les produits de nos terroirs qu'elle voyage mal. La conscience a besoin d'un véhicule plus robuste qui puisse passer dix mille ans aux environs du zéro absolu sans manger, sans respirer et sans dormir.) [...]
[...] Bloom et Truong ont en commun de replacer l'histoire de l'homme dans une perspective extrêmement vaste, le premier plutôt tourné vers les origines, le second vers les suites possibles.
p. 150
En 2000, pour donnera la mémétique une légitimité digne des sciences « dures », des chercheurs se proposent de « mettre de l'ordre » dans ses notions clés. On assiste aux premiers débats entre méméticiens : sur le rôle des artefacts et du langage, sur les modèles de reproduction par imitation et (enfin) sur la définition des mèmes et les moyens de les photographier. Les anthropologues résistent, mais on commence à entrevoir quel pourrait être le territoire de la mémétique dans le champ des sciences de l'homme.
II y a plus d'une façon d'aborder la mémétique : huit au moins traduisent des approches et des méthodes de travail différentes. Après une visite rapide de ce que pourrait contenir le laboratoire idéal, nous devons préparer notre safari à la recherche du code, de ses véhicules, de ses avantages adaptatifs et des jeux de contraintes qui pèsent sur lui. Mais rappelez-vous qu'un méméticien doit tenir compte des préférences de pensée de son propre cerveau.
p. 193
Pour devenir méméticien, il faut apprendre à « voir » le code dissimulé au cœur de tout ce qui se reproduit dans le champ de la culture : la loi, le sport, la mode, les techniques... Le code, au sens large, véhicule la norme reproductible des comportements, soude les communautés, fixe la mémoire des crises et de leur résolution. Il permet à des solutions qui fonctionnent de se développer. À la base du connu, il y a la capacité à reconnaître et à produire de la ressemblance.
p. 208
De quoi peut-on dire : « Cela se reproduit »? Quelle que soit l'approche du mème que l'on retienne – logique, pratique, neuronale ou symbolique –, l'expression du code correspond toujours à une forme de solution répondant à la situation actuelle d'un système. Celui-ci peut être social, mental ou physique, ou tout cela à la fois, et la solution est une optimisation naturelle de son état. Si l'on considère les solutions de la culture comme des créatures mémétiques, de quoi se nourrissent-elles et comment se reproduisent-elles? Ont-elles un sexe?
p. 232
Pour passer de la règle à l'expérience sensorielle, l'ontogenèse de la solution réclame votre temps de veille, votre énergie, vos ressources et votre « bande passante sociale ». Tout cela n'est pas extensible à l'infini, pas plus que ne le sont votre mémoire ou votre champ de vision. Il en résulte des arbitrages, des affrontements, et donc des pressions de sélection. Nous y voilà enfin : pas d'évolution sans sélection. Il en résulte aussi, forcément, des alliances entre mèmes coadaptés.
p. 263
Une fois l'arène culturelle prête pour la compétition, les formes candidates à la réplication doivent déployer leurs armes et leurs charmes, qui sont tous basés sur des déséquilibres, des inégalités, des saillances. Popularité de l'exceptionnel, tyrannie de la norme, évidence de la preuve... Les mèmes de différents niveaux, du plus superficiel au plus fondamental, en passant par ce mème étrange qu'est votre nom, inventent, par-delà toute intentionnalité, ce que René Thom aurait baptisé leur « sémiophysique ». Ainsi se crée le monde.
p. 293
À quoi ce nouveau chantier de recherche peut-il servir : à nous libérer des influences qui nous envahissent et nous manipulent, ou bien à en générer de nouvelles, plus subtiles et plus efficaces? D'où viennent mes convictions? Même si je demeure certain que « je suis », comment puis-je encore dire que « je pense » et que « je décide »? Où s'arrêtera la production du cerveau global? Allons-nous vivre sans culture? Comment devons-nous éduquer nos enfants?
[...]
[...] La machinerie complexe qui en résulte aujourd'hui est capable de produire des besoins sur commande en les cultivant directement dans la tête des consommateurs. Comprendre, selon de nouveaux points de vue, ce qui nous pousse collectivement et individuellement à agir, à parler et même à penser de telle ou telle façon me semble être une nécessité qui justifie pleinement un investissement dans la promotion des études de mémétique.
Les chemins que nous avons empruntés nous ont souvent ramenés à l'idée de la conscience. Cette singularité étrange, qui vous rend simultanément capable de penser et de vous penser pensant, vous permet aussi, par une démarche acrobatique (appelez-la « méditation » si vous le souhaitez), de vous poster en deçà des codes qui vous influencent. Vous pouvez questionner les modèles qui se battent pour conquérir vos espaces mentaux, mais chaque fois que vous en chasserez un, il faut craindre qu'un autre ne prenne sa place. La discipline qui nettoie votre vie est un modèle de comportement en soi. Cette introspection conduit normalement à identifier un système de valeurs, pour l'essentiel profondément ancré en vous, en dehors duquel il est difficile d'agir utilement en société.
Les discussions entre méméticiens butent fréquemment sur les effets « dissolvants » de l'hypothèse mémétique poussée à son terme. Daniel C. Dennett a comparé l'idée de Darwin à un acide capable de dissoudre toutes les idées reçues sur les origines de la vie et de l'homme. On peut en dire autant et même davantage de l'idée de Dawkins qui, en quelque sorte, poursuit son œuvre en dissolvant d'autres constructions que l'on tenait pour des absolus intangibles.
[...]
Notre époque est intéressante, car il n'est pas envisageable que l'humanité continue sur sa lancée plus de trente ans encore. Les réserves de pétrole touchent à leur fin, la consommation mondiale ne fait qu'augmenter et les conflits pour s'en assurer le contrôle deviennent de plus en plus violents. La superficie de la forêt diminue d'année en année. La calotte glaciaire fond et la température augmente. Il y a encore peu de temps, on aurait pu croire que Dieu avait un plan alternatif et qu'il allait venir nous le présenter. Mais, l'ayant transformé en ombre chinoise, tel un personnage du théâtre populaire javanais, nous ne pouvons plus lui demander secours. Il faut nous en tirer seuls. En étant vraiment pessimiste, on pourrait simplement tirer le rideau et se dire qu'après tout, deux millions d'années, ce n'était pas si mal. Il suffirait de mettre le monde sous sédatif à base de télévision, de jeux vidéo et de religion pour les plus pauvres. On attendrait la fin en tapant le carton à la lueur d'une chandelle. Malheureusement, le monde ne veut pas s'endormir. La conscience, une fois allumée, ne s'éteindra pas. Elle continuera son chemin ailleurs, autrement.
[1] Pascal Jouxtel, Comment les systèmes pondent, Édition Le Pommier – Collection Mélétè © 2005.
Comment font les jeux à la mode pour se reproduire? Comment survit le commerce équitable? Comment tel rituel s'impose-t-il à des millions d'hommes? Tous les systèmes se reproduisent-ils de façon semblable? Voilà trente ans que la question se pose et que la science recherche le « mème », cet équivalent culturel du « gène » qui permettrait la transmission et l'évolution des trouvailles de la culture humaine.
Lorsque nous pensons ou agissons, nous ne sommes pas aussi libres que nous aimons le croire. Malgré nous, par nos choix de mots, d'attitudes ou simplement d'objets de consommation, nous contribuons à reproduire des modèles et des systèmes. Le mot « mème » est apparu en 1976 sous la plume du biologiste Richard Dawkins. Forgé à la ressemblance du mot « gène », il suggère les idées de mémoire et d'imitation.
Les solutions inventées par l'homme, qu'elles soient pratiques ou symboliques, vivent leur vie dans un monde sans merci où s'expriment « best-sellers » conquérants et mèmes récessifs discrètement repliés dans des poches de résistance...
Faut-il chercher les mèmes dans les cerveaux, les communautés, le mode d'emploi des machines ou les règles de comportement? Où qu'ils soient, la mémétique nous apprend beaucoup sur nous-mêmes, le monde et ce que nos vies deviennent.
Ingénieur, automaticien, consultant en conduite du changement, Pascal Jouxtel porte un « regard d'évolutionniste » sur les pratiques professionnelles dans les grandes entreprises. Il a fondé la Société francophone de mémétique en 2001.
Voir aussi la présentation du livre par Christophe Jacquemin.
[2] Richard Dawkins, The Selfish Gene, Oxford, Oxford University Press, 1976; trad. fr. Le Gène égoïste, Paris, Mengès, 1978, rééd. Paris, Odile Jacob, coll. « Poches », 2003.
[3] Aaron Lynch, Thought Contagion : How Belief Spreads Through Society, New-York, Basic Books, 1996.
[4] Geoffrey Vickers, Freedom in a Rocking Boat. Changing Values in an unstable Society, Londres, Allandome, 1970.
[5] Pierre Auger, L'Homme microscopique, Paris, Flammarion, 195, 2e éd., 1966.
[6] Le théorème de Gödel a un cadre mathématique précis, celui de la théorie des nombres, et il faut se garder des extensions abusives vers des domaines moins mathématiques où sa démonstration ne serait plus aussi valide. Des scientifiques rigoristes, comme le physicien Jean Bricmont, pourfendeur des « impostures intellectuelles », y veillent avec une grande vigilance. Pour notre part, nous soulignons simplement que le théorème d'incomplétude a éveillé la pensée occidentale à l'idée que la vérité se trouve toujours enfermée à l'intérieur d'un système dont la conscience nous entraîne à sortir, ce qui a pour effet d'aller vers davantage de complexité.
[7] Voyez comme les enfants (et les adultes) qui jouent aux dés ont facilement tendance à dire « s'il vous plaît » lorsqu'ils cherchent à obtenir un double six.
[8] Jean-Michel Truong, Totalement inhumaine, Les Empêcheurs de penser en rond, 2001.