par Nicole Gagnon
Stanké © 1998
Ça ira peut-être mieux en le disant : je n'éprouve aucune velléité de déplorer l'émancipation des femmes ou le fait maintenant banal qu'elles occupent aussi bien les plus hautes fonctions sociales. Je ne suis pas misogyne, j'en ai contre la déraison, que je combats ici sur le front féministe. Quel mâle s'y risquerait? Je suis mieux placée pour le faire.
Le féminisme est un phénomène de génération, qui a peu touché la mienne, celle née avant-guerre et germée durant ces années Lumières qu'on évoque habituellement sous le nom de Grande Noirceur, la mémoire commune confondant ici le mouvement des idées avec le blocage politique du régime Duplessis. Il ne sera cependant pas question, dans les pages qui suivent, de la célèbre Faculté des sciences sociales de Laval où j'étais étudiante au tournant des années 1960. Ce n'était pas mon propos. Elle y est pourtant, sous mode des exigences de la raison que j'y ai intériorisées. Et lorsque est survenue l'explosion soixante-huitarde qui allait légitimer bien des extravagances idéologiques, moi je venais d'accéder aux responsabilités adultes. Je n'ai alors pas plus été tentée de m'égarer sur la voie du "savoir" au féminin que sur celle de la science prolétarienne.
J'en ai été prévenue, mon opuscule sera reçu comme un pamphlet. On n'y trouvera pourtant pas grand-chose en matière de satire ou de violence verbale, caractéristiques du style pamphlétaire ; que de la vigueur polémique et quelque bonheur d'écriture – telles ces « nouilles à jupe », qui ont fait dresser les oreilles et grimper l'adversaire dans le rideau. Sans me cantonner dans la froideur savante, je n'en ai pas moins voulu faire œuvre de raison sociologique, destinée au lecteur grand public.
[...]
Et je m'arrête sur une belle description de la femme des Lumières (Pans, 1750), venue inopinément me prêter main-forte dans la chasse aux fantasmes féministes. « Les femmes parlent politique, jugent de l'administration, commentent les batailles. Elles sont les égales des hommes, non par volonté doctrinale, mais parce qu'on les respecte et les admire pour ce qu'elles sont : des femmes d'abord, assumant totalement leur féminité. Elles ont sur les philosophes "un immense ascendant cérébral" et en ont marqué certains d'une empreinte ineffaçable. Elles règnent. Les hommes sont à leurs genoux. » [2]
Merci à Jean-Jacques Simard, le plus attentif de mes prélecteurs.
[...] Le vote des femmes, décrété en 1940 par le gouvernement libéral d'Adélard Godbout, tirait le verrou de l'ancienne société, basée sur la famille, et ouvrait la voie à l'émancipation sociale des femmes, qui n'allait rencontrer quasi aucun obstacle – sinon la déraison féministe.
Il a fallu attendre 1964 pour que soit modifié l'archaïque droit matrimonial et établie l'égalité juridique de la femme mariée, ce qui s'est opéré sans tambour ni obstruction, vu que personne n'était contre. Entre-temps, la prospérité d'après-guerre avait permis aux femmes d'être plus nombreuses à travailler, à poursuivre leurs études et aussi à faire des enfants. De sorte que l'indice de fécondité avait rattrapé en 1957 son niveau de 1931, à savoir, 4 enfants par femme, pour amorcer ensuite une descente rapide, qui s'accélère en 1965, l'indice passant de 3 à 2 cinq ans plus tard, pour se stabiliser autour de 1,5 dans les années 1980.
Ces années 1960 ont été celles de la libéralisation des mœurs, vestimentaires entre autres et surtout sexuelles, ce qui a débouché sur la décriminalisation de l'homosexualité en 1968 et sur la légalisation de l'avortement dit "thérapeutique", c'est-à-dire décidé par un médecin, l'année suivante. Ce sont aussi celles de l'accessibilité du système d'instruction publique, qui ouvrait à tous et chacune la possibilité d'améliorer son sort de travailleur par rapport à celui de ses parents.
Tout occupées qu'elles sont à profiter des transformations sociales en cours depuis la guerre pour se libérer elles-mêmes, chacune à sa manière, les femmes n'ont pas idée de chialer sur leur "éternelle oppression". Curieusement, alors que la nouvelle société égalitariste et libertaire est à peu près fini de mettre en place, le féminisme rapplique. On peut l'expliquer par ce que les sociologues connaissent sous le nom de "loi de Tocqueville" et qui se formule comme suit : c'est au moment où leur situation s'est beaucoup améliorée que les opprimés se révoltent. « Le mal qu'on souffrait patiemment comme inévitable semble insupportable dès qu'on conçoit l'idée de s'y soustraire. » Il ne suffira pas, par exemple, que l'homosexualité et l'avortement ne soient plus des crimes, il faut que ça devienne des pratiques normales et valorisées. L'entrée en scène du féminisme s'explique aussi par la conjoncture des années 1970, qui en est une d'efflorescence idéologique, dont les courants principaux sont le marxisme et la contre-culture.
Le discours féministe était d'importation américaine. Le mouvement a cependant reçu une impulsion du rapport Bird (Rapport de la Commission royale d'enquête sur la situation de la femme au Canada), paru en 1970. En dépit de l'égalité de principe dont jouissaient maintenant les femmes, les commissaires auraient découvert des « injustices flagrantes » qui leur étaient faites, et recommandaient, entre autres, la « discrimination positive ». Ça, c'est ce qu'en ont raconté des historiens bien-pensants dans les années quatre-vingt. En réalité, le Rapport Bird insistait d'abord sur le sous-emploi des compétences féminines. Et les commissaires ont fait un bel effort pour éviter de voir de la discrimination là où il n'y en avait à l'évidence pas, cédant seulement à la tentation d'en trouver une forme « subtile », par exemple dans les comités de recrutement composés uniquement de mâles. Le Rapport a en outre le mérite de fournir une définition adéquate du sexisme : « l'utilisation de caractéristiques collectives quand il s'agit d'évaluer le potentiel de l'individu », et de poser fermement le principe de l'égalitarisme. Au moment de tirer des conclusions et de faire des recommandations cependant, la Commission Bird n'a pas su résister à la dérive féministe. Elle recommandait effectivement certaines « mesures spéciales », limitées à quelques domaines et pour un court laps de temps, en vue « d'arriver rapidement à une égalité réelle ». Ce contre quoi s'est inscrit en faux l'un des deux commissaires mâles dans un rapport minoritaire, pareil système revenant à « effacer une injustice par un passe-droit ». « Le but à atteindre, d'ailleurs, ne devrait pas être la parité ou tout autre pourcentage fixe d'avance mais l'élimination de toute discrimination. »
Vingt-cinq ans plus tard, le féminisme restreint et vigoureusement contesté du Rapport Bird avait fait place à la politique triomphante de la "discrimination positive". Les commissaires avaient reconnu que la faible présence des femmes dans les postes supérieurs ne relevait pas de la discrimination ; elle s'expliquait par des facteurs tels que le manque de scolarité, l'instabilité professionnelle, le manque d'expérience et les ambitions trop limitées des femmes elles-mêmes. En somme, par une moindre compétence et une plus faible adaptation aux exigences des emplois de haut niveau. En d'autres termes, ceux de la déraison féministe, par la "discrimination systémique" : si on ne trouve personne qui discrimine, alors c'est le système! Recruter les meilleurs candidats sans acception de sexe aboutissant à recruter moins de femmes, il faudra dorénavant en faire acception, de façon à venir à bout d'égaliser les statistiques, ce qui s'appellera la politique d'« accès des femmes à l'égalité ». On a ici un excellent exemple de la confusion dénoncée par le Rapport Bird entre les caractéristiques collectives et les individus. Les femmes recrutées indûment pour améliorer les statistiques de répartition sexuelle dans une organisation n'accèdent à rien d'autre qu'à un poste qui leur a été attribué par un passe-droit injuste, et à une fonction qu'elles sauront mal remplir.
[...] le mouvement féministe nous a laissé en héritage tout un lot de poncifs qui se sont installés dans le sens commun, ainsi que de beaux succès en matière de sabotage des institutions. Les femmes n'ont pas le monopole de la déraison, et la dissolution de l'ordre institutionnel est un phénomène social général dont le féminisme est un symptôme bien davantage qu'une cause. Reste que ces dames ne donnent pas leur place quand vient le temps de dérailler et que leurs institutions victimes se trouvent être au nombre des plus vitales.
Côté déraison, on a déjà récolté la "discrimination systémique" et "l'accès à l'égalité". Reprenons avec l'héroïne éponyme, passée à l'histoire pour avoir été madame Sartre et peut-être aussi pour avoir mis en marché une formule aussi célèbre que creuse : « On ne naît pas femme, on le devient. » Le premier énoncé est faux et le second, trivial. Chaque cellule du corps porte la marque du sexe, qui affecte même le fonctionnement du cerveau. On naît donc femme ; encore faut-il le devenir. Car si l'homme appartient à la nature par sa corporéité, l'humanité est une « idée historique ». On naît homme et non pas singe, mâle plutôt que femelle, mais la suite des choses ne va pas de soi. Bon nombre de petits mâles dévient sur la tangente du machisme et de la violence, d'autres se découvrent appartenir au troisième sexe, quelques-uns, n'assumant même pas leur humanité, détruisent leur individu à petit feu ou directement. La formule de la de Beauvoir ne veut rien dire, car il n'y a rien dans la nécessité du devenir humain qui soit caractéristique de la condition féminine.
Si on passe au bel aujourd'hui, la dernière formule creuse qui m'a sauté au nez est la contestation de la discrimination des lesbiennes, par « naturalisation de la dyade homme-femme ». Discrimination? sans doute s'agit-il de la réticence à reconnaître le droit de parentalité aux couples – pas aux individus – homosexuels. Quant à la « naturalisation », le fait est que la dyade homme-femme est naturelle. Pas besoin d'être un savant anatomiste pour savoir où est fait pour se mettre l'organe sexuel mâle! Ceci dit, l'homme est historique et, par conséquent, libre d'inventer toute une panoplie d'usages culturels de ses organes sexuels. Ce qui est alors susceptible d'être contesté, ce n'est pas la dite "naturalisation", c'est de poser le couple naturel comme norme des usages culturels. Or on sait que ce n'est plus du tout le cas. Dans le monde d'aujourd'hui, les homosexuels ne sont plus ni pécheurs, ni criminels, ni anormaux, mais simplement "différents". N'empêche que la question vaut encore d'être posée : est-ce que ces gens différents sont aptes à faire des parents aussi adéquats que les autres?
À la banalisation de l'homosexualité fait écho celle de l'avortement, « un acte médical comme les autres ». Mais oui : il s'agit là d'un acte accompli par un médecin, avec la même conscience professionnelle qu'ailleurs. Qu'est-ce que ça peut bien faire, alors, que la grossesse ne soit pas une maladie et que l'avortement dit "thérapeutique" relève de l'hypocrisie! – car depuis que la médecine a découvert l'asepsie, un accouchement ne met quasiment jamais la vie ou la santé de la mère en danger. À l'époque où la chose faisait encore l'objet de débat, le gros argument des féministes s'entendait comme suit : « L'État n'a pas à se mêler de ce qui se passe dans le ventre des femmes. » Justement. Mettons que l'État laisse faire la nature au lieu de s'en mêler, par le biais de son système public de santé, avez-vous un doute sur ce qui pourrait se passer au bout de quelque neuf mois?
Non, mais elle ne va pas oser venir écrire en toutes lettres, par dessus le marché, qu'elle est contre le droit à l'avortement! On prend un grand respir et on se calme : non et oui. En ce domaine comme en bien d'autres, je suis sans hésitation du côté de la liberté. Il n'y a pas personne qui va s'arroger le droit de me gérer l'individu, que je le détruise à petite fumée ou que j'aie résolu de le débarrasser d'un fœtus malvenu. Reste qu'un avortement est un geste antisocial, dont la liberté peut être respectée sans pour autant être encouragée. Antisocial, en raison évidemment du trop faible taux de natalité ; à cause surtout de la stérilité croissante chez nombre de parents virtuels, qui n'ont pas toujours les moyens d'aller s'acheter une petite Chinoise. Et reste qu'une liberté est autre chose qu'un droit. Un auteur de roman jeunesse a toute liberté d'écrire une histoire où l'héroïne choisit de mettre au monde l'enfant et de le donner en adoption ; ça ne lui confère pas pour autant le droit d'être publié par son éditeur habituel. La censure exercée par celui-ci contre une telle morale antiféministe est contestable, au nom du droit du lecteur à l'information, pas au nom du droit d'être lu pour quiconque a été pris de la démangeaison d'écrire. Pour prendre un exemple différent, la liberté en peau de chagrin qui reste encore aux fumeurs n'inclut pas le droit à la cartouche hebdomadaire sur la liste des besoins essentiels, lorsqu'ils sont des assistés sociaux. Ils ont encore de toute façon la liberté d'abandonner les petits à leur autre parent, de débrancher le téléphone et de se mettre au beurre de pinottes. Bref : en cette ère de privatisation à outrance des services publics, l'avortement serait peut-être un des premiers qui puisse légitimement être abandonné à l'entreprise privée. Libre? bien sûr ; libre-et-gratuit? c'est discutable, et il ne serait pas déraisonnable d'être contre. Or personne ne voudra le penser et le débat est clos.
La Loi est nécessaire à l'homme, ce qui ne préjuge pas des arrangements particuliers selon lesquels elle s'institue. La prohibition de l'inceste est toujours en vigueur, alors que la société contemporaine ne repose plus sur les règles d'échange matrimonial. La Loi patriarcale, dont le cours n'a jamais été très fort au Québec, est à toutes fins pratiques disparue ou marginalisée, tandis que la vieille dominante matriarcale persiste, sous la guise notamment du terrorisme féministe. Dans une société de type matriarcal, pouvait-on écrire dans les années cinquante, c'est la masculinité qui ferait problème, en lieu du mystère féminin. Or c'est justement ce qui se produit actuellement, avec le thème « père manquant, fils manqué », ou le souci croissant pour le suicide des garçons et leurs plus faibles succès scolaires.
L'idée d'une lutte à finir contre la Loi patriarcale est en somme une vue de l'esprit. Peu importe aux féministes si l'imaginaire littéraire aussi bien que l'ethnographie mettent en évidence la prégnance de la loi maternelle dans la psyché québécoise ; qu'à cela ne tienne, la mère n'est que l'apparence ou le délégué du père. Car le discours féministe exige l'identification de la Loi avec la dominance patriarcale : la Loi est à combattre, vu qu'elle est patriarcale ; le patriarcat n'est pas mort, vu que la Loi persiste. En réalité, on ne peut prétendre abolir la Loi qu'au prix de la déraison. D'autre part, la société actuelle n'est pas patriarcale, alors même que l'institution de la Raison dans le sujet reste en droit un office paternel.
Qu'on ne se contente pas d'enseigner aux petits garçons à canaliser leur agressivité dans le sport, et aux petites filles à être « bien obligeantes », personne n'est contre. Reste que la purification sexiste a eu des retombées un peu moins souhaitables. Les manuels sont approuvés, si pleins de sottises soient-ils, du moment qu'ils ont passé le test de sexisme. Notamment, un manuel ne peut pas présenter un texte classique ou un personnage célèbre sans le doubler d'un équivalent féminin : un extrait de Vol de nuit? oui, si vous avez déniché une Seule en mer. On se soucie si bien des figures de « jeunes femmes lucides et courageuses » qu'on en oublie d'être scrupuleux sur leur contrepartie mâle. Au chapitre théâtre, le manuel offrira, par exemple, Antigone, la Florence de Marcel Dubé, la petite épouse de Georges Dandin, avec un Roméo transis et un Ti-Coq paumé – sans parler de ce passage très secondaire des Belles-sœurs, où la jeune tante refile à sa nièce une adresse pour se faire avorter. Plus insidieusement, pareille éducation sexiste présuppose, et donne peut-être à comprendre, qu'il n'y a pas de valeurs transcendantes à la différence sexuelle et qu'une jeune fille ne saurait alors trouver son bien dans Vol de nuit ou dans Hamlet.
Le désir est sexué, l'imaginaire littéraire peut l'être mais pas nécessairement, la raison n'a pas de sexe. Enseigner aux filles à « enlever le masque du "lecteur universel" pour commencer à lire en tant que femme » revient à les inciter à déserter le terrain de la raison.
[...] un titre au féminin, ce n'est pas français. [...] Ce n'est pas français, je le rappelle, parce qu'un substantif attribut, ne s'accorde pas avec un substantif sujet.
La féminisation des titres est ainsi une atteinte aux structures profondes de la langue, comme j'ai réussi à le faire admettre à un modeste linguiste. « Mais on a le droit de le faire! » s'est-il empressé d'ajouter. Bien oui : on a le droit de raser les parcs pour installer des stationnements et de démolir les maisons d'époque pour construire une autoroute. On n'arrête pas le progrès, voyons!
L'argument central de Benoîte Groulte, c'est qu'il faut accorder les mots à la réalité. Le principe pourrait nous mener loin. Si les femmes ont à porter une petite étoile jaune sur leur nom de fonction sociale, pourquoi n'inventerait-on pas d'autres petites étoiles linguistiques pour tenir compte de la couleur de la peau ou de l'origine ethnique? Un médecin noir ou un annonceur de radio autochtone, ce sont des réalités, après tout. Quoique, s'il fallait tenir compte de toutes les différences d'identité, ça deviendrait bien compliqué! Surtout, la plupart de ces différences ne sont pas pertinentes : un médecin noir soigne de la même façon qu'un jaune ou un blanc, et l'origine amérindienne ne déteint pas sur la diction.
Reste pourtant l'âge. N'y aurait-il pas lieu d'accorder les mots à la réalité "jeune travailleur dynamique mais sans expérience" ou "travailleur expérimenté mais probablement un peu ralenti"? Je suggère donc de différencier dorénavant un médecineau et une annonceurelle (d'après jouvenceau/jouvencelle, ou l'ancien damoiseau/damoiselle), un directeuron et une première ministrone (d'après barbon et matrone). Voilà qui serait tout à fait français et qui rendrait compte de la réalité!
La réalité, au fait, c'est que la société contemporaine a laissé tomber le principe de la division sexuelle du travail. Si on a cru bon autrefois de différencier une institutrice et un instituteur, une infirmière et un infirmier, c'est qu'ils n'étaient pas interchangeables, ne remplissant pas exactement la même fonction. Aujourd'hui, les tâches d'enseignement ne sont plus réparties en fonction du sexe et une "pédégère" fait exactement la même chose qu'un P.D.G.
Puisque tous les mâles doivent se reconnaître comme une personne pour avoir des droits et qu'ils ne se sentent pas pour autant dévirilisés, il n'y a pas de raison valable pour que les femmes ne fassent pas de même pour leur métier.
[...]
Le déraillage linguistique, auquel même la France semble sur le point de céder, est un symptôme d'un phénomène plus large de civilisation, connu sous le nom de narcissisme. Contrairement à ce que le mot donne à entendre à première vue, il ne s'agit pas tant de l'amour de soi que de l'incapacité à distinguer clairement entre soi-même et sa fonction. (Signalons au passage et à son honneur que Madame le lieutenant-gouverneur est une des rares personnes en ce pays à y avoir échappé.) Rien ne permet de prévoir que cette confusion identitaire soit sur le point de se résorber. Il est néanmoins plausible que les nouvelles générations de femmes, libérées du vertige féministe, en viennent à remettre en question cette forme d'apartheid linguistique et à refuser d'accrocher une petite étoile jaune à leur titre ou nom de fonction.
[...]
[...] féminiser un titre, c'est faire de la discrimination symbolique. Voilà ce que j'essaie de faire entendre aux jeunes femmes et aux mâles de tous âges. À l'un d'eux qui s'obstinait à me traiter de "professeure", j'ai rétorqué par un « Monsieur le jaunedoyen »; il ne me l'a pas pardonné. Il n'est pourtant pas plus dévalorisant d'être Asiatique que d'être femme, ou jeune, ou vieux, mais ce n'est pas pertinent. C'est pourquoi il est discriminatoire de faire une classe à part pour un "jaunedoyen", un "professeureau", une "directeuronne" ou "une" ministre. Celles qui y voient une victoire féministe méritent bien de se faire traiter d'"auteure". Et celles qui déclarent « farfelu » un argument auquel elles ne peuvent pas répondre sont mûres pour le ministère de la Vérité d'Orwell.
Il y a un fait linguistique incontournable: un substantif attribut ne s'accorde pas avec un substantif sujet. C'est ainsi qu'on pourra dire d'un mâle qu'il est une altesse, une éminence, une sommité, une huile, une basse, une brute, une buse, une nouille, une vedette, une victime, une recrue, une taupe, une police, une pédale, une personne, etc., etc. Et d'une femme qu'elle est un auteur, un professeur, un ministre, etc. La seule objection valable qu'on m'ait faite à ce sujet est celle d'un jeune linguiste que la question laissait parfaitement froid. Il ne s'agit pas, disait-il, d'accorder le substantif, mais de fabriquer un nouveau mot.
Le titre de ministre « n'est plus réservé exclusivement aux messieurs », écrit l'autre. Justement. Pourquoi diable faudrait-il fabriquer un nouveau mot au lieu d'autoriser les femmes à s'attribuer le titre qui va avec leur fonction? [...]
[...]
La position féministe en matière de langue est pleine de contradictions. De Villers écrit que le titre de ministre n'est plus réservé aux messieurs, alors qu'elle le leur abandonne pour en fabriquer un autre, à l'usage des madames. L'autre demande qu'on laisse « la langue évoluer au même rythme que la société », alors que la féminisation est une norme imposée d'en haut par le pouvoir rose. La linguistine fait encore mieux : elle appelle (Ô Orwell!) « désexiser » la langue ce qui est une entreprise de sexisation systématique. Même si je n'étais pas intéressée à me colletailler avec cette déraisonnante doctorelle, son intervention sur la place publique m'a fourni prétexte à préciser quelque aspect de mon point. [3]
[...]
Quant au féminisme linguistique, cette "victoire" est un recul sur la voie de l'égalité sociale des femmes. Peut-être est-ce qu'au fond, et sans se l'avouer, on ne veut que d'une égalité fictive.
Une femme n'est pas ministre de la même façon qu'elle est blonde, riche ou intelligente ; à la limite, je dirais presque qu'elle n'est pas ministre du tout. C'est l'actuel ministre de l'éducation, ou de la culture, qui se trouve à être provisoirement Pauline Marois, ou Louise Beaudoin. Outre que la confusion narcissique entre la personne et sa fonction soit à proprement parler anti-moderne, l'effet pervers est la dévalorisation de la fonction elle-même, en même temps que de son titulaire.
Y aurait-il quelque fondement de vérité à la soi-disant "discrimination historique" que les mesures dites de "redressement" n'y redresseraient rien d'autre que des données statistiques. En quoi ma camarade Unetelle, « écartée injustement » de l'université parce qu'elle a investi ses vingt ans dans la carrière amoureuse, obtiendrait-elle une quelconque réparation du fait qu'on offre un emploi à sa fille bornée, tandis que son fils remarquable est laissé sur le carreau? La politique d'"accès à l'égalité" est aussi absurde dans les termes que pernicieuse dans le principe. Car ce à quoi les femmes ont toujours eu accès, quand elles avaient la compétence voulue, ce sont des postes universitaires. Tandis que ce qui manque d'égalité – s.v.p. ne pas lire "équité" – c'est la composition sexuelle du corps professoral. Et les femmes ont tout à perdre d'une politique injuste visant à corriger artificiellement les données statistiques.
[...] on ne fait pas un professeur d'université avec l'auteur d'une « bonne » thèse, ni même si la thèse est cotée « excellente » mais qu'elle manque d'envergure ou d'originalité. La politique du 50% nous condamne ainsi à recruter de médiocres professeurs, comme la chose a commencé à se pratiquer dans certains départements de sciences humaines que je connais. (J'ai notamment en tête trois cas d'horreur, où on a écarté, ici une sommité, là de bonnes candidatures, pour recruter trois nouilles à jupe.) Résultat "systémique", comme on dit : les femmes engagées sur quotas seront soit incompétentes, soit suspectes de l'être, et resteront ainsi toujours moins égales, en statut informel, que leurs collègues mâles. À la limite, ça donnera des départements à deux vitesses : la science féminine cultivée par les quotas ; la vraie science, assumée par les quelques mâles sursélectionnés dont l'envergure aura eu raison de l'obstacle féministe à la porte d'entrée. Ou peut-être, plus vraisemblablement: en vertu du mécanisme de cooptation par les pairs, seuls les plus médiocres, et par conséquent inoffensants, pourront désormais faire partie de la docte corporation.
[...]
Un corps professoral est autre chose qu'un échantillon représentatif, et un poste de professeur n'est pas un privilège, ni à attribuer par patronage, ni à distribuer par procédures bureaucratiques, selon les critères d'une douteuse théorie de l'équité. Bon salaire, permanence, autonomie, etc. ne devraient être que la condition d'exercice d'une responsabilité qui exige les plus hautes compétences. Et c'est ce qu'avaient compris les anciens gestionnaires, qui n'ont pas entrepris de développer les institutions scientifiques et universités québécoises avec l'idée de « donner du travail aux nôtres », mais en recrutant, en bonne part à l'étranger, les savants dont ils avaient besoin. La proportion de recrutement québécois a vraisemblablement augmenté depuis, à mesure qu'on pouvait trouver des compétences sur place. Mais que dirait-on d'une CREPUC (conférence des recteurs) qui se fixerait comme objectif 85% de professeurs québécois-français dans l'ensemble du Québec ou 95% à l'Université Laval? Je pense qu'on crierait à l'obscurantisme. La même chose vaut pour le 50% de femmes. Que le recrutement normal nous rapproche de ces proportions, personne n'est contre ; mais il n'y aurait rien de scandaleux à ce qu'on ne les atteigne jamais.
L'homme est un animal politique, symbolique, raisonnable... et la déraison n'est pas une propriété du fonctionnement cervical de l'homme femelle. Tant que les féministes ne se résoudront pas à hausser leur discours au niveau de la raison, elle ne se feront prendre au sérieux que moyennant obscurantisme, condescendance ou pusillanimité, et ce discours n'arrivera pas à dépasser ses contradictions. « La revendication de la différence est une revendication de la faiblesse », pose l'une. « La division homme/femme est fondée sur une anthropologie sexiste », renchérit l'autre. Et les différences de comportement entre filles et garçons observables à l'école proviennent de stéréotypes sexuels. Sont-ce de tout autres féministes qui ont imposé le sexisme linguistique? qui attribuent aux femmes toute une kyrielle de belles vertus susceptibles d'humaniser la vie en société, notamment la non-compétitivité dans le travail? qui décrètent androcentrique le Savoir à visée universelle transmis par l'école?
Règle générale, le discours féministe manque de discernement, confondant la catégorie sociale des femmes avec un groupe, la différence et la discrimination, le collectif et l'individuel, les statistiques avec les droits, la biologie avec la grammaire et le psychique avec le social, etc. Sauf exceptions, ce discours est irrecevable. [...]
[1] L'Antiféministe, Nicole Gagnon, Éditions Stanké © 1998.
Contre la dictature d'un certain féminisme
Est-il nécessaire de féminiser à tout prix les titres des femmes qui ont choisi de pratiquer les professions de professeur, de docteur ou d'auteur? Voilà l'une des questions que se pose Nicole Gagnon, qui cumule ces trois qualités et s'élève contre les diktats, linguistiques et autres, d'un certain féminisme.
Dans cette œuvre de raison sociologique, d'une plume alerte, lucide, parfois corrosive, l'auteur n'hésite pas à exposer les impostures de la « discrimination positive », créatrice de « nouilles à jupe », à s'inscrire en faux contre la « purification sexiste », à aborder des sujets de controverse comme la « loi patriarcale », la présumée oppression des hommes, le « droit de parentalité » pour les couples homosexuels, l'ordination des femmes, etc.
Professeur au Département de sociologie de l'Université Laval, Nicole Gagnon tire, non sans humour, sur ce qu'elle appelle la « déraison féministe » et décrit sous mode de récit, une expérience d'un « rapport aux mâles » qu'elle estime beaucoup plus porteur d'avenir que l'émasculation virtuelle que prônent les féministes.
Originaire de Mont-Joli, après une maîtrise en philosophie et une autre en sociologie à l'Université Laval, Nicole Gagnon obtient un diplôme de l'Institut de psychologie de la Sorbonne et poursuit des études doctorales en sémiologie à l'École pratique des Hautes études de Paris.
Boursière du Conseil des arts du Canada et des gouvernements français et québécois, elle a été tour à tour assistante de recherche, professeur et chercheur, notamment à l'Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), ainsi que rédacteur de la revue Recherches sociographiques.
Auteur de nombreuses publications universitaires, elle obtient, conjointement avec l'historien Jean Hamelin, le prix du Gouverneur général pour une magistrale histoire du catholicisme québécois au XXe siècle.
[2] Jean HAECHLER, L'Encyclopédie. Les combats et les hommes, Paris, Les Belles Lettres, 1998, p. 80.
[3] Le Devoir, 11 mars 1998, page A-9.