Passages choisis 081101
par Boris Cyrulnik
Éditions Hachette © 1995
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p. 11
Il est d'autant plus remarquable que l'ébranlement puis la chute du géocentrisme [la terre comme centre de l'univers] au début du XVIIe siècle n'aient pas conduit la pensée philosophique à déloger l'homme de la place prééminente qu'il s'était réservée dans le cadre de ce qu'on ne tardera pas à appeler « l'économie naturelle ».
« La présomption, écrivait Michel de Montaigne en moraliste, est notre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et frêle de toutes les créatures, c'est l'homme, et quant et quant [sans cesse] la plus orgueilleuse. »
p. 14
Charles Darwin, d'une phrase ironique, donne la mesure du pas qu'il a conscience d'avoir accompli : « Si l'homme n'avait pas été son propre classificateur, il n'eût jamais songé à fonder un ordre séparé pour s'y placer », écrit-il en 1871 dans La descendance de l'homme.
p. 15
Mais Charles Darwin fait un pas de plus qui va s'avérer lourd de conséquences. Il affirme que toute la gamme des capacités de connaissance dont dispose l'homme se trouve déjà présente chez les animaux : la mémoire, mais aussi l'abstraction, la capacité d'avoir des idées générales, le sens du beau, la conscience de soi — du moins à l'état embryonnaire. S'il note évidemment l'absence chez eux du langage, elle ne lui paraît pas manifester une discontinuité réelle. Il conclut : « Si grande que soit la différence entre l'esprit de l'homme et celui des animaux les plus élevés, c'est seulement une différence de degré, et non pas de qualité. »
p. 18
Si l'on considère la voie où travaille la sélection naturelle, n'hésitait pas à écrire R. Dawkins, « il semble s'en suivre que tout ce qui a ainsi évolué doit être égoïste ». Les valeurs individualistes de la société américaine recevaient ainsi une consécration scientifique nimbée du mystère d'une intériorité secrète!
Je laisse maintenant au lecteur le plaisir de lire un texte dont l'humour — ce jeu du sens avec lui-même pour le plaisir d'une liberté conquise - apparaît, à fleur d'écriture, comme la marque discrète de son caractère philosophique. Il pourra y entendre l'écho, amplifié par des observations concrètes parfois stupéfiantes, souvent poignantes, toujours déroutantes, de l'un de ces aphorismes baroques dont Ludwig Wittgenstein avait le secret : « Si un lion pouvait parler, nous ne le comprendrions pas. ».
p. 25
Mon chien et moi, nous possédons une armoire Louis XIII. Elle se trouve installée dans la salle à manger. Massive, lourde, sombre, austère et majestueuse. Je comprends bien pourquoi il s'applique à l'éviter, à la contourner. Sa géométrie est dissuasive, il ne fait pas bon s'y cogner! Pourtant, c'est pure illusion, mon chien n'a jamais vu cette armoire Louis XIII ; il ne verra jamais d'armoire Louis XIII, pas plus que de fauteuils Louis-Philippe ou de bureaux Directoire... Qui serait Louis XIII pour un chien? Et cette armoire, « mon » armoire : celle qui me vient de la famille de ma femme, que sa tante lui a, un beau jour, donnée en précisant bien, l'air entendu, que c'était un meuble « d'époque », pièce précieuse d'un patrimoine qu'il a fallu transporter, je m'en souviens, avec d'infinies précautions... Non, cette armoire-là, mon chien ne l'a jamais rencontrée, car elle est infiltrée de paroles, marquée de sentiments, silencieusement porteuse de toute une histoire qui lui restera toujours étrangère.
Cette « chose », en tant qu'elle occupe une place dans « mon » monde, m'apparaît comme un « objet » de ce monde : une réalité qui ne se trouve pas seulement située dans l'espace-temps physique que je partage effectivement avec mon chien, mais ancrée dans de multiples réseaux de sens, traversée de flux de significations qui lui confèrent à nos yeux sa consistance, celle de « notre » chère armoire Louis XIII. Dira-t-on alors que mon chien se contenterait de percevoir la « chose » comme telle, la « chose en soi », qu'il buterait sur son existence brute, qu'il se heurterait à son être physique « pur » : sa forme imposante, son volume, sa densité, ses propriétés neutres. Voilà de l'anthropocentrisme qui tourne à l'anthroposnobisme! Pourquoi son « monde », parce qu'il s'avère dénué des significations qui donnent forme, substance et saveur au mien, à celui de ma femme et de sa tante, à celui aussi des amis qui me rendent visite, se déploierait-il dans un désert de sens? Mais comment s'assurer du contraire? Pourrais-je abolir en moi toute humanité au point de me faire chien ou, par manière de communion, « esprit de chien »? Sans doute est-il impossible de m'installer par l'imagination dans une vision canine du monde ; mais je puis à tout le moins effectuer sur les choses quelques manipulations simples qui prouveront que ce monde de chien n'est, pas plus que le mien, réductible à l'univers physique. Ce monde lui apparaît également rempli d' « objets », mais ce sont des « objets de chien ». Il suffit par exemple que je place un morceau de viande dans mon armoire Louis XIII : au lieu de la contourner, mon chien va l'assaillir, il va japper devant, saliver, grogner, aboyer ; le meuble aura perdu sa neutralité apparente, il sera devenu, pour lui, obstacle signifiant, quoique ce sens adhère encore de très près à la stimulation biologique.
Ainsi se présente le « monde » des animaux, déjà transi de sens, même si ce sens n'est pas le nôtre. Les observations des éthologues s'inscrivent en faux contre les conceptions de philosophes et de psychologues qui ne veulent voir dans les animaux que de pauvres machines livrées à la loi d'airain du « stimulus-réponse ». Dès qu'il perçoit, l'animal confère du sens aux choses qui constituent son monde. Sur l'univers physique, il prélève un matériau à partir duquel il construit ses « objets » propres.
p. 54
Voici le protocole mis en place pour observer l'apparition du pointer du doigt chez le bébé « normal ». Le bébé se trouve installé dans sa chaise de bébé, la table placée devant lui hors de portée de sa main. On pose sur la table un objet désigné par la mère et convoité par le bébé : nounours, chiffon, tartine ou autre... De cette scène nous effectuons, grâce à une caméra, ce que nous appelons un « prélèvement bref » : une séquence de cinq minutes chaque mois dans la même situation à peu près standardisée. On constate alors que, jusqu'à l'âge de neuf ou dix mois, l'enfant retenu par sa chaise de bébé tend d'abord tous les doigts vers l'objet convoité, il porte son regard dans sa direction, puis se met à crier lorsqu'il constate qu'il n'arrive pas à l'atteindre ; il se rejette alors en arrière et ne tarde à s'auto-agresser, par exemple en se mordant les mains. La maman dit qu'il fait un caprice. Nous, qui sommes des scientifiques, nous appelons cela une « hyperkinésie ». Statistiquement, lorsqu'on répète systématiquement l'observation, comme nous l'avons fait, on ne constate presque aucun écart par rapport à ce schéma.
Mais tout d'un coup, vers le dixième ou onzième mois chez les filles, vers le treizième ou quinzième chez les garçons, on voit s'effectuer un changement comportemental aisément perceptible sur la cassette. Sa maturation neurologique aboutit à ce que l'enfant cesse de tendre les doigts ouverts. L'événement se produit : il commence à pointer du doigt. Voilà qui est un progrès d'une grande signification, car pour faire ce geste il faut à l'enfant toute une pensée organisée : il doit cesser de vouloir attraper l'objet pour se l'approprier immédiatement ; il doit de plus acquérir la représentation très élaborée que, par désignation, il peut renvoyer à quelque chose qui se trouve éloigné dans l'espace, et qu'il peut obtenir par l'intermédiaire de sa mère.
Une analyse plus fine des images constituant notre séquence fait invariablement apparaître un « détail » qu'on n'aperçoit guère « en situation », à l'œil nu, mais dont l'importance s'avère décisive. Lorsqu'il effectue son geste désignatif, l'enfant se met à regarder la mère, ou le père, ou l'adulte qui se trouve avec lui dans la pièce. Disons qu'il se tourne vers ce que nous appelons, dans notre langage, sa « figure d'attachement ». Et c'est alors, à ce moment précis, qu'il tente l'articulation, toujours d'abord ratée, d'un mot. J'ai risqué un mot pour désigner ce mot-toujours-raté ou, si l'on préfère, ce raté-de-mot : je l'appelle un « proto-mot » ; on le perçoit comme une émission sonore de type « bon-bon »...
Nous tirerons, plus loin, bien d'autres enseignements de cette observation. Contentons-nous pour l'heure de mettre en lumière ce fait : le langage ne commence à apparaître que sur la base d'un ensemble comportemental désignatif, lequel suppose une maturation biologique déterminée, et s'instaure non dans un face à face de l'enfant avec la chose qu'il désigne mais à la faveur d'une double référence affective à la chose et à la personne d'attachement. Et c'est ainsi que la chose peut devenir « objet » de désignation ; thème d'une vocalisation qui accompagne régulièrement le pointer du doigt. Nous partageons sur ce point les conclusions de A. Jouanjean l'Antoene qui a étudié ce geste dans une crèche et pense qu'il « nous mène aux débuts du symbolisme, aux origines de la capacité à évoquer les objets absents ».
[Chose + Sens = Objet (à sens ajouté)]
p. 68
Voici maintenant deux petites filles face à un gobelet. L'une d'entre elles est une enfant familiarisée, âgée de trois ans et demi ; l'autre une « enfant sauvage », abandonnée précocement, âgée de sept ans. La première, arrivant pour le goûter, enchaîne une séquence de gestes bien liés : elle prend le gobelet, boit le contenu, regarde sa mère, repose le gobelet. La petite fille sauvage prend le gobelet, boit, et dès qu'elle n'a plus soif, ouvre la main et laisse tomber le gobelet.
Les deux petites filles ont perçu le gobelet, ont compris qu'il n'est pas une chose, mais un outil dans lequel on peut mettre de l'eau ; elles prennent l'outil en tant que tel, et savent toutes deux s'en servir. Mais la petite fille sauvage s'arrête là ; alors que la petite fille familiarisée continue l'ontogenèse de l'objet. Ici, comme lorsqu'il s'agit de pointer le doigt, nous avons découvert le détail décisif : c'est le regard de la mère (ou de l'adulte présent). À ce regard affectueux, la petite fille s'adresse en même temps qu'elle manipule l'objet. L'objet se trouve ainsi « affectivé ». Lorsqu'il y a parole, la mère dira, ou aura dit : « Tu sais, ce gobelet t'a été offert par tante Noémie le jour de ton baptême... » Bref, de ce regard, déjà elle « historise » l'objet ; s'infiltrent en lui une filiation et une religion. La substance de l'objet « gobelet », comme celle de mon armoire Louis XIII, est constituée de sens, tissée de paroles ; et c'est pourquoi il est humain.
Récapitulons cette « ontogenèse du gobelet » : le premier stade est celui de la « chose »[...]. Vient ensuite la chose pensée comme outil, objet d'une perception-représentation. Tous les enfants ont accès à cette forme de pensée ; mais la petite fille familiarisée ajoute une socialisation à cet « objet » qui se trouve pour elle pris sous le regard familial. Les enfants-placards montrent par contraste le caractère décisif de cette socialisation pour le devenir-humain du petit d'homme : pour eux les objets restent des choses. Ils accèdent tout juste au statut d'outils, jamais ils ne deviennent objets « sensés ».
L'inné acquis
p. 91
L'un des bénéfices majeurs de l'approche éthologique des comportements humains permet d'éviter l'usage de ces pseudo-concepts massifs et de montrer pourquoi ils ne correspondent qu'à un faux problème. Eysenck estimait que dans le comportement humain la part de l'inné représentait 80%, celle de l'acquis 20%. Sur la base de notre expérience, nous dirions volontiers que l'inné y représente 100%, et 100% l'acquis. Ou, ce qui revient au même, que rien n'est « inné » et rien n'est « acquis ». Nous venons d'en trouver des exemples multiples : l'acquis ne se trouve jamais acquis que grâce à l'inné, qui lui-même s'avère toujours à façonner par l'acquis!
p. 93
[...] il s'agit bien de deux « conceptions du monde », deux représentations de l'homme qui s'affrontent. Et voilà pourquoi il n'y a aucune manière de trancher scientifiquement un tel débat. Si vous pensez que l'inné prédomine, cela signifie que vous tenez l'homme pour soumis à la loi de l'univers, en l'occurrence à la loi des chromosomes... Et comme il règne une certaine inégalité parmi les hommes, vous l'expliquez par l'inégalité desdits chromosomes. Si au contraire vous avez l'idée que c'est le milieu, ou, comme on dit aujourd'hui, l'environnement qui est déterminant, vous « dématérialisez » ou, en tout cas, vous « débiologisez » l'homme. Du coup, vous pensez qu'en modifiant le milieu vous pouvez changer l'inégalité entre les hommes, voire l'homme lui-même pour l'améliorer. Cette représentation vous engage socialement : vous manifestez, vous luttez...
Il n'y a pas un gramme de science là-dedans ni d'un côté ni de l'autre. Il s'agit de philosophie intime! Le drame, c'est que cette philosophie, l'État peut s'en emparer pour l'officialiser. Pensez aux nazis : on sait à quelles atrocités systématiques les ont conduits leur culte de l'inné et la pseudo-biologie sur laquelle ils ont tenté de le fonder. Mais pensez aussi aux Soviétiques de la période stalinienne : ils en tenaient fermement pour l'acquis. Ils annonçaient ainsi la venue d'un « homme nouveau », rejeton espéré de la société sans classe. [...]
Mon chien a été élevé dans un milieu où l'on chante la Tosca tous les jours, et il n'a jamais appris à chanter la Tosca! La preuve que le gène a bien son mot à dire, si l'on peut dire. Mais si vous élevez un chat dans l'isolement sensoriel le plus complet possible, son cerveau s'atrophie ; et si, à l'inverse, vous le placez dans un milieu d'hyperstimulation sonore, affective, olfactive, gustative, visuelle... son cerveau se développera plus que la moyenne des cerveaux de chats. Telle est la fonction de l'épigenèse. C'est bien le milieu qui construit l'appareil à percevoir le monde ; mais cette construction s'effectue à partir de cette promesse initiale qu'est le chromosome, pour donner un cerveau de chat. Et le milieu produit chaque jour mille cerveaux de chats différents qui se présenteront toujours comme des cerveaux de chats. Disons savamment que la constitution du monde de chaque animal est soumise à la double contrainte génétique et épigénétique.
Introduire à l'intérieur de cette double contrainte, pour en dissocier les termes, une alternative — genèse ou épigenèse? — c'est s'engager dans un cul-de-sac conceptuel. Peut-être faut-il mettre l'obstination que nous mettons à nous fourvoyer dans de telles impasses au compte des oppositions binaires que nous cultivons dès l'enfance : ce qui n'est pas grand est petit, qui n'est pas homme est femme... Nos philosophies intimes succomberaient en fin de compte à un « binarisme » infantile.
L'éthologie combine ses conclusions à celles de la neurobiologie pour mettre au contraire en lumière l'extraordinaire plasticité du cerveau humain et pour tirer parti du fait que le jeu de la double contrainte reste toujours ouvert. Si rien ne s'efface, rien n'est jamais définitif dans le développement d'une personne humaine. Peut-être est-ce sur la question de la perception qu'elle a jusqu'à ce jour apporté les éclaircissements les moins contestables : nous avons en effet découvert que toute perception se présente non comme une simple réceptivité, mais comme une activité sélective, que la construction de l'appareil à percevoir est solidaire de l'acte de percevoir. Mais pour apporter ces démonstrations, il nous a fallu mettre en œuvre des méthodes qui, précisément, « forment » notre perception, utiliser des instruments (films, magnétophones, analyseurs de fréquences, magnétoscopes) et élaborer des protocoles d'observation reproductibles qui nous permettent d'échapper aux pièges de l'observation naïve, et d'y voir clair dans son fouillis premier.
p. 100
C'est en échappant aux contraintes immédiates des impressions et stimulations provenant du monde extérieur que l'être vivant pénètre dans le monde du sens. Ou, pour mieux dire, cet « échappement » constitue son monde en tant que doué de sens. Cet « échappement » comporte des degrés, qui suivent, pour l'essentiel, ceux de l'échelle animale telle qu'on peut la concevoir aujourd'hui. On peut les qualifier de « degrés de liberté » : la marge s'accroît, le jeu de sens s'amplifie à mesure que l'on « monte », du poisson au chimpanzé. Lorsqu'on parvient à l'homme, on atteint le plus haut degré que nous connaissions : son monde, par le langage, se trouve être, de part en part, un monde de sens. Même sa réalité « biologique » se développe et fonctionne sous l'empire du sens, dès sa naissance qui se présente comme naissance au sens, comme accès à un réseau codé de sens qui ont déjà déterminé la naissance comme un événement de sens. Les structures de l'activité perceptuelle font bien apparaître cette liberté par rapport à l'espace : les proximités ne cessent de se desserrer. Le temps se trouve soumis au même processus. Mais, avec l'homme, le saut est peut-être plus grand encore. Sans doute le singe est-il capable d'anticipation. On vient de voir que tel ou tel de ses comportements — comme celui du « guetteur » — renvoie à l'histoire de la journée passée. Mais cette durée reste étriquée. Lorsqu'il s'agit de l'homme, cette histoire s'affole, elle ouvre sur un passé infini, elle donne sur un horizon qui peut toujours reculer. La parole possède une fonction émotive inouïe qui nous permet de pleurer pour un événement survenu il y a vingt ans, ou d'espérer une situation qui ne se présentera que dans dix ans. Le sens, introduisant l'absent dans le présent, peut plonger, par lui, dans un passé dont on ne voit pas de limites, pas plus qu'on n'en discerne à l'avenir.
p. 104
On sait que la notion de « culture » se trouve chargée d'équivoques multiples. Claude Lévi-Strauss avait, on s'en souvient, fait du tabou de l'inceste « la démarche fondamentale dans laquelle s'accomplit le passage de la nature à la culture ». Mais nos observations ne vont guère dans ce sens : nous ne remarquons guère d'inceste chez les animaux ; et, par contre, nous constatons que l'inceste est extrêmement répandu chez l'homme. Non seulement les incestes « malheureux » qui brisent la vie de tant de nos patients et de nos patientes ; mais — on n'en parle guère — tous les incestes « réussis », vécus dans le bonheur secret.
C'est une aventure curieuse qui est en train de se mettre en place avec notre description des incestes amoureux. D'abord Norbert Sillamy avait proposé le terme d'inceste heureux, mais l'évolution des « couples » nous a obligés à préciser le terme et à par1er d'incestes amoureux, plutôt que d'incestes heureux, car vous savez comment se terminent les histoires d'amour... et les amours incestueuses ne peuvent pas se terminer par le mariage. Alors elles doivent rester secrètes, hors société, et intenses... tant que dure l'amour.
L'hypothèse nous était venue au cours d'observations d'éthologie animale qui nous avaient enseigné que les animaux sans attachement pouvaient s'accoupler, même s'il s'agissait de mère et de fils, alors que les animaux attachés inhibaient leurs comportements sexuels même s'ils n'avaient aucune parenté génétique. Le simple attachement inhibait le sexe.
Nous avions constaté que ce processus d'engourdissement du désir sexuel se manifestait beaucoup dans les couples humains depuis que l'espérance de vie sexuelle était augmentée par l'amélioration de notre technicité.
Les hommes continuaient à avoir des érections nocturnes, preuve de leur aptitude biologique à la performance sexuelle, alors qu'ils échouaient régulièrement dans leurs tentatives avec la femme qu'ils aimaient... tendrement. Les aventures extra-conjugales marchaient très bien... au risque de l'amour et de son pouvoir destructeur-reconstructeur. Tomber amoureux à vingt ans donne la force de quitter sa famille d'origine pour tenter l'aventure sociale et construire une famille d'alliance. Tomber amoureux à cinquante ans donne encore la force de quitter sa famille d'alliance pour tenter l'aventure de créer une autre famille d'alliance. Pourtant l'ambiance n'est pas la même, car la destruction-reconstruction ne se situe pas dans le même temps d'une vie et n'a pas les mêmes conséquences affectives.
Pourtant, la manipulation animale posait une question théorique importante, confirmée par la clinique humaine : l'attachement engourdit le désir.
D'où l'hypothèse issue de cette question théorique : lorsque des apparentés n'ont pas pu tisser l'attachement, rien n'empêche la réalisation de leurs désirs sexuels, pas même l'interdit de l'inceste.
Dès lors, j'ai été étonné par la vitesse à laquelle nous avons recruté les informations cliniques qui confirmaient cette hypothèse. Les frères et les sœurs trop longtemps séparés, lorsqu'ils se retrouvent sous le même toit, se considèrent comme deux jeunes gens désirables. L'attachement ne les engourdit pas, l'interdit ne les arrête pas. Mais cet inceste amoureux n'est pas heureux. La plupart des couples se séparent après une période amoureuse. Ils partent parfois, après un conflit-prétexte, souvent sans explication et ils n'en parleront plus jamais, pas même entre eux.
Pourtant certains couples gardent au fond d'eux-mêmes cet amour secret. Ils vivent en cachette sous de faux noms. Souvent ils se marient avec un autre pour se contraindre à la séparation, mais gardent une intense affection pour l'autre-incestueux.
Les incestes beau-père-fille vont dans le sens de cette hypothèse tant ils sont fréquents. Mais notre propre culture occidentale n'a pas toujours nommé inceste cette rencontre sexuelle, puisque Molière nous raconte comment un tuteur pouvait épouser sa belle-fille, le plus légalement du monde lorsque sa femme venait à mourir, ce qui n'était pas rare à l'époque. Ceci prouve à quel point « inceste » est un mot qui réfère à des circuits de parenté étonnamment différents selon la culture.
Les incestes père-fille sont plus fréquents qu'on ne le croit. Je ne parle pas des incestes sadiques, avinés, brutaux, scandaleux dès qu'ils tombent sous le regard social. Je parle d'incestes amoureux où l'on note toujours un trouble de l'attachement parce que la séparation a été totale, ou que les séparations ont été brèves et répétées, ou encore que, dans ces familles à transactions incestueuses, l'attachement se tissait mal, autorisant ainsi l'acte sexuel.
Là où notre étonnement a été le plus fort, c'est quand nous avons recueilli des témoignages d'incestes mère-fils, répétés pendant plusieurs années au cours d'une véritable liaison amoureuse.
Là encore, ces incestes se sont terminés par des départs, lorsque les fils sont tombés amoureux par ailleurs. Pourtant, la tonalité affective des départs était très différente selon le sexe. Lorsque les filles tombaient amoureuses d'un autre homme, elles se mettaient à détester leur père, comme s'il fallait un deuxième amour pour donner au premier la signification d'un inceste. Ces femmes expliquent souvent que l'intensité de l'amour était si forte qu'elles n'avaient pas compris qu'il s'agissait d'un inceste!
Les fils incestueux ont eu des réactions plus douces et silencieuses. Quand ils tombent amoureux par ailleurs, ils quittent leur mère-amante, en secret, sans reproche, avec au fond du cœur une sorte de nostalgie et même de gratitude qui restera toujours secrète.
Que nous sommes loin de la théorie! Pas de violence dans tout ça, ou rarement. Pas de psychose non plus, comme le souhaitait Freud.
Deux questions pour ce travail encore en élaboration : il a suffi que je parle en public de mon hypothèse issue des milieux éthologiques pour que je reçoive dans mon cabinet des personnes ou des couples venus confirmer la validité de cette hypothèse et les conséquences jamais écrites et jamais pensées de cet inceste amoureux.
Mais surtout ce qui m'a frappé, c'est la réaction des professionnels de la psychologie lorsque je leur apportais cette information : ils déniaient!
Une jeune femme qui assistait à une de mes conférences sur ce sujet n'a pu s'empêcher de se tourner vers son ami médecin et lui a dit : « Cette histoire m'est arrivée. » Son ami lui a répondu : « C'est impossible, tu as dû rêver. »
Lorsqu'un fait échappe à la culture, la pensée sociale doit le rejeter pour garder sa cohérence. Plutôt que de changer la théorie en assimilant le fait nouveau, la pensée sociale élimine le fait pour sauver la théorie.
Le tabou de l'inceste est très important pour nous représenter le fondement de nos sociétés. Alors le tabou de l'inceste, c'est aussi le tabou de le dire.
Cette manière de penser, ou plutôt de théoriser, de faire le ménage dans les faits pour nous donner du monde une vision cohérente, stable, pour éviter tout changement qui provoquerait trop d'angoisse et trop de fatigue, explique la possibilité de théories totalitaires qui elles, au moins, donnent des vérités et des certitudes non changeantes.
Quand Bruno Bettelheim est rentré des camps nazis et qu'il a voulu témoigner, la plupart des rédacteurs de revues américaines ont refusé ses articles en expliquant que sa douleur avait dû lui faire exagérer les faits...
p. 140
Dominique Lecourt : L'un des passages qui ont le plus heurté vos lecteurs dans la première édition de votre livre est celui où vous affirmez que l'inceste est largement répandu et que, dans bien des cas, « cela se passe bien ». Pouvez-vous revenir sur ce point délicat?
Boris Cyrulnik : Quand j'ai commencé à pratiquer la médecine il y a trente ans, on m'expliquait doctement que l'inceste n'existait pas et que seuls les animaux le pratiquaient, puisque l'interdit de l'inceste marquait le passage de la nature à la culture. J'étais bien content, jusqu'au jour où j'ai entendu mon premier cas à l'hôpital psychiatrique de Digne : un vieux paysan de soixante-dix ans qui commençait une maladie d'Alzheimer avait sollicité sa fille, une institutrice âgée de quarante-cinq ans. Celle-ci, horrifiée, l'avait évidemment repoussé, et le vieux monsieur, transpercé d'angoisse, avait tenté de se pendre. Après sa réanimation, il m'expliquait qu'il avait confondu sa femme et sa fille. Un examen neurologique avait en effet confirmé qu'il démarrait une altération cérébrale par le symptôme très fréquent de la prosopagnosie, où le sujet ne reconnaît plus les visages. On ne pouvait pas nommer cet acte tentative d'inceste, et pourtant... le père avait sollicité sa fille! Un événement pouvait donc exister dans le réel et connaître une existence différente dans la verbalité! Soumis à sa perception altérée de la réalité, le vieux monsieur croyait demander une relation conjugale, mais quand, après le retour de sa conscience, sa représentation verbale de l'acte l'a dénommé « inceste », il a voulu se tuer. Ce monsieur n'était pourtant jamais retourné à l'animalité. Dans son réel perçu, il sollicitait sa femme, alors que, dans le réel perçu par les voisins, il s'agissait d'un inceste. À cause de sa perception altérée modifiant sa représentation, il ne se sentait pas père, et ce façonnement sentimental malade avait autorisé le passage à l'acte. C'est la fille, malheureuse et gênée, qui a défendu son père contre la colère vertueuse des voisins.
C'est ce qui est arrivé à Œdipe qui, n'ayant pas été élevé par Laïos et Jocaste, ne pouvait pas les éprouver en tant que père et mère. Ne se sentant pas fils, il pouvait penser à la chose. Tant que l'oracle de Thèbes ne lui a pas énoncé la vérité, Œdipe ne pouvait pas éprouver ce sentiment qui n'avait pas été imprégné en lui au cours du tissage parental des liens de l'attachement.
Dans les années 70, quand les associations féministes, volant au secours des enfants maltraités, ont dévoilé l'inceste, tout le monde a été étonné par sa fréquence inattendue. Nous comprenions alors que l'interdit porte sur le « dire » autant que sur le « faire », ce qui rend plus facile la tyrannie des pères incestueux, car les enfants se taisent. Je pense aujourd'hui que c'est la culture qui les contraint au silence, car ces enfants parfois osent le dire, mais personne ne peut les entendre. On leur explique qu'ils ont eu des fantasmes, confondu leur rêve avec la réalité, on leur dit même qu'ils mentent, car il est impossible qu'un père si gentil ait pu commettre un tel acte. Quant à la mère, c'est impensable! Alors les enfants se taisent, l'incestueur en profite pendant des années car, lui, n'éprouve pas le sentiment de crime, sauf dans le cabinet du juge qu'il cherche à amadouer.
Il n'y a donc pas de réflexion paisible sur ce sujet brûlant et vos lecteurs qui s'étonnent de la fréquence de l'inceste m'étonnent énormément. Comment font-ils pour éviter les tonnes de littérature anthropologique portant sur ce sujet? Comment font-ils pour ne pas aller au théâtre, au cinéma, pour ne pas lire les Grecs, les romantiques ou les témoignages actuels qui inondent nos œuvres d'art et nos documentaires? Comment font-ils pour ne pas lire dans la presse quotidienne les comptes rendus de cas auxquels les juges consacrent un procès sur cinq? Comment font-ils pour ne pas savoir que, dans chaque classe, aujourd'hui, un enfant est concerné par ce problème? Comment font-ils pour ignorer que 80% des incestes n'iront jamais en justice, tant notre culture fait taire les victimes?
À la même époque, dans les années 70, les éthologues animaliers nous apprenaient qu'il y avait souvent chez les animaux, en milieu naturel (pas en zoo ni en conditions domestiques), un mécanisme naturel qui inhibait l'inceste. C'est le tissage des liens de l'attachement qui empêchait l'inceste, puisque, en cas d'accident ou d'expérimentation qui altérait ce tissage du lien, l'inceste devenait réalisable.
Les critiques des anthropologues nous ont rapidement fait comprendre que nous aurions dû formuler d'une autre manière ces observations. Nous aurions dû dire que, lorsqu'il n'y avait pas d'attachement, les deux animaux pouvaient alors réaliser un acte sexuel que, dans un monde humain parlant, nous aurions dénommé « inceste ». Pour beaucoup d'animaux en milieu non humain, l'enchaînement des comportements sexuels est inhibé en cas d'attachement. Il se déroule jusqu'au bout si ce lien n'est pas imprégné. Mais pour eux, c'est une séquence motrice sexuelle, inhibée ou aboutie, ce n'est jamais un inceste!
Ce qui implique que, pour l'homme, cet acte sexuel biologiquement possible est rendu impossible par un double verrouillage, sentimental et verbal. Or, la fréquence des incestes nous apprend que ce double verrouillage saute de plus en plus souvent. Voilà le drame et le mystère!
Dans les années 80, quand les associations de recherches cliniques et de protection des enfants ont précisé le problème, il leur a encore été très difficile d'en parler. Lors des réunions, il y avait toujours dans la salle quelqu'un pour s'exclamer : « Il faut leur couper les couilles! » Ce qui, au passage, permettait de comprendre que ce délicat locuteur n'envisageait pas le cas des mères incestueuses. Je répondais alors que j'étais psychiatre et non pas chirurgien, et que l'ablation des testicules ne permettrait pas de comprendre par quel mystère les deux verrous avaient sauté, rendant ainsi possible un acte impensable.
Il fallait comprendre! Les incestueurs se taisaient, les victimes se taisaient, et les exclamations bien pensantes faisaient taire les chercheurs. L'acte était tabou et les mots pour le dire étaient aussi tabous, ce qui ne facilitait pas la compréhension du mystère. Or, comprendre, c'est prévenir l'inceste, et non pas le défendre, comme on nous l'a incroyablement reproché.
Il fallait d'abord recueillir les informations cliniques pour constituer une matière à penser et ne plus seulement réagir par la dénégation ou la punition. Ce genre de recherches ne peut pas se faire en laboratoire où seules les molécules, les membranes et les ondes électriques bénéficient de financements. Alors des associations de praticiens se sont constituées, qui, par des méthodes latérales d'enquêtes, de témoignages et de groupes de réflexion, ont fini par composer une autre représentation de l'inceste.
Il est possible de parler tranquillement d'inceste à condition d'empêcher l'émotion que provoque sa représentation. Vous trouverez des kilos de littérature sur le calcul des distances génétiques, sur la transmission des maladies héréditaires, sur l'invraisemblable sac de nœuds des structures de la parenté que seuls de grands anthropologues savent dénouer, mais vous trouverez très peu d'écrits témoignant de l'ambivalence des filles envers le père incestueux, du devenir des enfants nés d'inceste, ou surtout des témoignages de la vie quotidienne de ces couples incestueux qui dure des années et parfois des décennies. Parce que cela, c'est insupportable.
Il fallait tellement prouver que l'inceste est une monstruosité que, bien avant la découverte des chromosomes, les prêtres et les médecins soutenaient que les enfants nés d'inceste étaient des monstres. Or, ce n'est pas vrai. S'il y a une tare génétique dans le couple originel, la tare se transmet comme pour toute maladie génétique, mais s'il n'y en a pas, rien de mal ne se transmet. Ce qui est une vérité de La Palice. De plus, les rencontres sexuelles dans toute population humaine se font parmi un si petit éventail de partenaires possibles que la proximité génétique frôle l'inceste! Et les enfants sont beaux!
Dans les cohortes d'enfants nés d'inceste, on constate pourtant une mortalité et une morbidité nettement supérieures à la population témoin. Mais quand on examine les dossiers médicaux, on ne constate que des maladies relationnelles : accidents fréquents, infections durables et répétées, déshydratations, dénutritions par faute de soins. Ces enfants se développent mal parce que leurs parents, malheureux, n'ont pas la force de s'en occuper. L'origine des troubles est donc psychosociale et non pas génétique.
Après cette publication, on nous a reproché de recommander la pratique de l'inceste! Encore aujourd'hui, je me demande s'il s'agit d'une taquinerie ou d'une malveillance.
À cette époque, nous avons vu arriver dans nos groupes et nos consultations des couples incestueux qui jusqu'alors s'étaient tus. Ils venaient nous poser une question à laquelle nous ne savions pas répondre puisque ces gens-là n'existent ni dans nos pensées ni dans nos écrits : comment doit-on parler de leur parenté aux enfants nés de l'inceste? Je pense à cette gentille institutrice qui avait eu un enfant avec son frère. Ils avaient souhaité le garder et désiraient prendre leur place de parents. Mais, culturellement, c'est impossible, alors que, biologiquement et affectivement, cela ne leur posait aucun problème puisqu'ils étaient tous deux en bonne santé et amoureux.
Les témoignages commencent à se collecter puisque maintenant quelques praticiens acceptent de les entendre et de les raconter. Et la sémiologie qui apparaît m'invite à nuancer ce que je viens de dire. Pendant ses petites années, l'enfant né d'inceste ne souffre pas de difficultés affectives, si la mère se sent aimée. Cette condition pose un problème énorme, car il est difficile d'être aimé de cette manière-là par un proche parent. L'enfant pourtant se développe, mais pose sans cesse la question : « Où est mon papa? » à laquelle la mère ne peut pas répondre. Le silence de la mère trouble l'enfant jusqu'au jour où, à son tour, il se tait. Et son silence brutal hurle qu'il vient de comprendre. Que deviendra-t-il? Comment pourra-t-il se représenter une telle filiation? Nos réponses sont floues parce que nous n'avons pas encore organisé une saine réflexion.
En revanche, nous pouvons proposer une explication à la défaillance du double verrouillage. Si l'inceste se réalise, c'est qu'il y a un trouble du façonnement sentimental et qu'il y a en plus un non-entendu de l'énoncé social.
[1er verrou : façonnement sentimental]
Le trouble du façonnement sentimental semble la règle. Très souvent, l'attachement ne s'est pas tissé : les troubles du tissage peuvent être organiques comme dans la maladie d'Alzheimer où il n'est pas rare qu'une mère sollicite son fils. La simple explication de l'origine organique du trouble, quand elle est trouvée, suffit à soulager la famille. Cette « tentative »-là passe rarement en justice car la maladie déculpabilise. Mais sur le plan théorique, ce fait est important, car il étaye l'idée qu'un trouble de la représentation peut ne plus empêcher le passage à l'acte.
Le plus souvent, l'attachement n'a pu se tisser parce que les séparations ont été totales, ou précoces et durables, parfois fréquentes et répétées. Les perceptions du quotidien altérées ou impossibles n'alimentent plus les représentations et ne tissent plus le lien. L'homme ne se sent pas père, la fille se sent jeune femme, le frère et la sœur s'éprouvent comme deux complices sexuels possibles. Les cas cliniques illustrant cette hypothèse sont très fréquents, comme cette jeune femme élevée par un autre père, qui, à l'âge de trente ans, retrouve son père biologique et tombe dans ses bras, amoureusement. De même, ce frère et cette sœur, séparés totalement depuis les petites années, et réunis à l'âge de seize et quatorze ans dans la même chambre. Aujourd'hui, ils sont mariés chacun de leur côté pour lutter contre leur désir, mais se retrouvent en cachette, comme deux amants.
Le lien ne peut se tisser lorsque la séparation a été durable, mais il ne peut pas se tisser non plus quand la proximité trop grande provoque une fusion-confusion des sentiments. Véronique avait neuf ans quand son frère âgé de douze ans est entré dans son lit. Ce frère aîné avait des jeux hardis avec son jumeau et celui-ci venait d'être hospitalisé. Véronique n'a pas compris, mais le jeu l'a amusée. Plusieurs années plus tard, elle était au lycée, quand elle a entendu prononcer le mot « inceste ». Le soir même, elle disait à son frère : « Ceci est un crime, nous ne pouvons plus le faire. » Le frère a insisté et ils avaient tant l'habitude. Mais l'angoisse, devenue plus forte que le désir, inhibait ses émotions, ses pensées et ses actions. L'amour s'est transformé en malheur. En quelques semaines, elle est devenue mauvaise élève, sombre et solitaire et, encore aujourd'hui, vingt ans plus tard, elle est terriblement inhibée.
La perception est souvent dissociée de la représentation. C'est pourquoi lorsqu'une petite fille subit les attouchements sexuels de son père, elle perçoit cet acte avec une connotation étrange ou agréable qu'elle n'associera que bien plus tard à la représentation verbale qui dit : « Ceci est un inceste. » Certains enfants sont effrayés très tôt par ce genre de geste, mais d'autres en comprennent la signification sociale étonnamment tard, car l'ontogenèse de la sexualité varie énormément selon les individus. Certaines petites filles se donnent des plaisirs sexuels entre deux et trois ans, jusqu'à en perdre connaissance, alors que d'autres passeront la vie sans jamais éprouver cette sensation. Les extrêmes précocités posent de toute façon le problème de la socialisation de cet acte intime dénié ou mal toléré par les familles qui consultent souvent pour « crise d'épilepsie »!
Pour toutes les grandes émotions d'une existence, il y a un temps de latence entre la perception immédiate et la représentation de l'acte, retardée par définition, puisqu'il s'agit de se présenter à nouveau à soi-même, en images ou en mots, une scène auparavant éprouvée. Ce mécanisme psychologique est la règle dans tous les grands fracas d'une existence, tels que les accidents, les guerres, les tortures ou les incestes, où la souffrance apparaît plus tard, dans la représentation bien plus que dans la perception.
Or, la plupart des incestes durent des années avant d'être évités, dévoilés ou combattus avec efficacité. Il faut attendre que la personnalité de l'enfant s'affirme et que le soutien social l'aide à se défendre, ce qui est rarement le cas. La plupart du temps, le village agresse celle qui dévoile l'inceste ou pouffe de rire quand la victime est un garçon. En attendant, l'enfant subit et interprète dans son monde un acte encore mal représenté. Comme Mme G... qui, vers l'âge de sept-huit ans, est passée de la toilette intime donnée par son père à un scénario comportemental qui, pour elle, était proche de la toilette, mais dont les sensations étaient différentes. Il lui a fallu longtemps pour comprendre et encore plus longtemps pour le dire. Cette banalité clinique explique pourquoi les enquêtes réalisées par le Centre de recherche du ministère de la Justice (à Vaucresson) publient ces chiffres insupportables : 8,5% des enfants victimes désirent pérenniser cette relation et 4,5% ne dévoilent l'inceste que lorsque le père s'attaque à la cadette. En revanche, nous supportons bien mieux la représentation inverse. Nous acceptons avec un vertueux dégoût le récit stéréotypé du père sadique, aviné, ne contrôlant pas ses pulsions et y soumettant par la force une innocente enfant. Là, au moins, la catégorie est exemplaire. Nous savons qui haïr et qui punir. Nous savons où est le Bien et le Mal. Nous pouvons choisir notre camp et inculper le vilain : nous nous sentons bien.
Ce schéma est à coup sûr fréquent dans cette clinique de l'extrême violence, d'où les enfants ressortent comme après une torture longue et répétée. Ce n'est pas le fait que je conteste : je sais bien qu'il existe et qu'il est terrible. L'idée que je propose, c'est que ce récit-là est le mieux accepté par notre société parce qu'il prend la fonction d'un récit populaire qui dit où est le Bien et désigne le Diable.
Cette fonction de l'énoncé est capitale puisque c'est là que se situe le verrou principal qui empêche l'inceste. Les émotions animales sont alimentées par les perceptions que l'organisme extrait de son milieu. Alors que les sentiments humains plantent une racine dans l'attachement quotidien et une autre racine dans l'émotion provoquée par une représentation énoncée dans le discours social.
[2e verrou : l'interdit social]
Là, se pose le problème du deuxième verrou : pourquoi certains adultes ou grands enfants n'entendent-ils pas ce discours? Il ne peut pas y avoir de cause unique et l'on doit chercher l'explication à plusieurs niveaux. Quand il s'agit d'un encéphalopathe, la justice est rarement appelée. Le parent, malheureux, se protège ou protège l'enfant et dit : « Il ne peut pas comprendre, ce n'est pas sa faute. » La réaction est voisine quand l'agresseur sexuel est un psychotique dont le discours social fait un analogue d'encéphalopathie. Mais quand il s'agit d'un pervers dont le trouble de la personnalité est enkysté et lui permet d'être normal par ailleurs, nous devenons anxieux car notre monde perd sa clarté : cet homme est intelligent, cultivé, charmant comme moi... or, il pratique l'inceste! Alors, si plus rien n'est typique, si les catégories ne sont pas claires, si un moineau cesse de devenir un exemple d'oiseau, comment allons-nous faire pour percevoir le monde, pour y éprouver des sentiments caractérisés, pour y manifester un code d'actions sans ambiguïté, pour se sentir soi-même, à sa place, dans son groupe d'appartenance?
Voilà pourquoi il est vital d'interdire l'inceste si nous voulons coexister et produire la culture qui nous permet de vivre ensemble dans un monde partageable.
L'ennui, c'est que, sur terre, il y a mille langues et que le mot qui dit ce qu'est l'inceste et contient l'interdit ne désigne pas les mêmes rencontres sexuelles selon les cultures!
Il y aurait donc des gens incestueux dans une culture, et pas dans une autre? Cette donnée anthropologique banale révulse la femme qui, depuis vingt ans, répète à chaque seconde la torture d'un inceste subi dans son enfance.
Et pourtant... il y a quelques années en Angleterre et quelques générations en France, on désignait comme incestueux l'homme qui, après la mort de sa femme, courtisait sa belle-sœur. Or, aujourd'hui encore, les juifs considèrent qu'un veuf doit courtiser sa belle-sœur si elle est libre. Dans une même culture, dans une même langue, certains peuvent donc éprouver une même rencontre sexuelle soit comme un acte criminel, soit comme un acte moral! Et ce sentiment authentiquement éprouvé ne dépend que du discours du groupe auquel on appartient!
Je connais des gens qui, avant leur mariage, s'appelaient tous deux « Martin ». Elle se prénomme « Isabelle » et lui « Victor ». Ils se sont rencontrés, se sont aimés, se sont mariés, ont eu des enfants et tout le monde a trouvé que le hasard des noms était très amusant... en France! Car en Chine, cette union biologiquement possible est désignée comme un inceste et interdite avec dégoût. La parade verbale consiste à ne pas donner de nom de famille aux filles... ainsi il n'y aura jamais d'inceste!
J'ai longtemps cru que le plus impensable de tous les incestes était l'inceste mère-fils que les travailleurs sociaux doivent affronter de plus en plus souvent. Jusqu'au jour où des anthropologues m'ont expliqué que l'inceste mère-fille était encore plus combattu... en Occident, alors qu'en Orient certaines pratiques que nous appellerions incestes sont tolérées sans angoisse, et que le crime des crimes sexuels, c'est l'inceste frère-sœur, si fréquent en Europe.
Décidément, les moineaux ne représentent plus les oiseaux! Les mélanges culturels vont nous inviter à vivre dans l'incertitude. Et pourtant, là plus qu'ailleurs, à cause de l'intensité émotionnelle de la sexualité et de son pouvoir organisateur de la vie des individus et des groupes, nous avons absolument besoin de structures, donc d'interdits [2]. C'est peut-être ce qui explique le retour des intégrismes, leur amour des interdits tellement sécurisants et leur haine de la liberté, tellement angoissante? L'ennui, c'est que l'incertitude est créatrice et la certitude mortifère.
Alors, comment s'en sortir, si l'on veut encore vivre ensemble dans une culture que nous sommes contraints à inventer sans cesse?
Dans une même culture, certains individus n'entendent pas le discours social parce que leur cerveau ou leur personnalité sont altérés. D'autres personnes n'éprouvent pas l'interdit pourtant clairement énoncé par la culture, comme les pervers, ce qui rend la justice difficile, car les associations de victimes d'inceste ou de pédophilie ne veulent pas qu'on attribue aux agresseurs le statut de malades mentaux non punissables.
Si le nombre des incestes dévoilés et secrets augmente dans notre culture, c'est surtout parce que nos discours sociaux ne parlent pas clairement. Devenant cafouilleux, nos rôles familiaux ne prescrivent plus de codes comportementaux clairs.
L'indignation vertueuse n'explique rien et la punition ne prévient aucun inceste.
Or, c'est nous-mêmes qui devons faire la culture, car nous en sommes tous responsables : dans nos gestes quotidiens avec nos proches, dans nos rituels sociaux avec nos voisins et dans nos récits quand on prend la parole.
Alors, le cafouillis des représentations n'engendrera plus le cafouillis des sentiments et des gestes qui s'y enracinent.
[1] Boris Cyrulnik, La naissance du sens, Éditions Hachette Littératures © 1995.
[L'auteur est réputé pour avoir appliqué à l'étude des comportements humains les méthodes éthologiques (l'étude des comportements animaux dans leur environnement). Il a ainsi créé l'éthologie humaine. Ce livre montre qu'il y a dans les comportements humains et animaux 100% d'inné et 100% d'acquis ; l'inné étant renforcé par l'acquis et vice versa. Ainsi, comme le cerveau d'un chat grossit dans l'abondance des stimuli et s'atrophie en leur absence, le petit de l'homme voit ses fonctions cérébrales se développer en proportion de la richesse sensorielle à laquelle il est exposé.
En appliquant les méthodes de l'éthologie à l'homme, Boris Cyrulnik, est parvenu à découvrir le moment précis où l'enfant passe d'un monde perçu comme immédiat et factuel à un monde symbolique où le sens, ajouté aux choses les transforme en objets qui projettent l'être humain au-delà de la simple animalité. Le sens est une enveloppe dans laquelle les idées prennent leur signification. C'est une construction culturelle hors de laquelle tout nous paraît étrange et sauvage.]
[2] [Autrement dit, la sexualité est un puissant moteur potentiellement désorganisant qu'il faut domestiquer.]
La question de l'animalité de l'homme, qui préoccupe les sciences humaines et sociales depuis longtemps, est ici abordée dans une perspective qui récuse les réductionnismes, aussi bien sociologiques que biologiques, mais aussi le dualisme âme-corps hérité de la philosophie classique. Boris Cyrulnik expose son point de vue original sur la psychologie de l'enfant, qui permet de reformuler complètement le rapport entre l'inné et l'acquis, et donne une contribution nouvelle à la question de l'inceste, débattue tant dans le domaine anthropologique que dans les écoles psychanalytiques.
Neurologue et psychiatre, Boris Cyrulnik enseigne l'éthologie humaine à l'Université du Var. Il a notamment publié, dans la collection Pluriel, Mémoire de singe et paroles d'homme et Sous le signe du lien, ainsi que Un merveilleux malheur, chez Odile Jacob.