MES LECTURES - Passages choisis 

Élisabeth Badinter

1996-07-10

Éd. Odile Jacob © 1986

L'un est l'autre [1]

 

p. 12

À l'heure de la fécondation in vitro et des possibles manipulations génétiques, que va-t-il rester d'inaltérable qui nous tienne indissolublement liés a nos plus lointains ancêtres ?

p. 14

L'évolution présente du rapport des sexes nous paraît si considérable que nous sommes tentés d'y voir le début d'une véritable mutation.

[...] Seule l'utopie du futur réconforte contre le pessimisme de l'histoire.

pp. 192-195

Les valeurs démocratiques furent fatales au roi, à Dieu-le-père et au Père-Dieu.

[...] La Révolution française : meurtre du père, meurtre de Dieu.

[...] « la mise a mort du roi est un simulacre du meurtre de Dieu, lui-même simulacre de la mort du père ». [...] La souveraineté populaire est née du parricide. [...] Le triptyque Liberté, Égalité, Fraternité se substitue à l'ancien : Soumission, Hiérarchie et Paternité.

[...] Les philosophes du XIXe siècle, parmi lesquels Feuerbach, Proudhon, Marx ou Nietzsche, tirant les conséquences de la Révolution française, ont proclamé la mort de Dieu, celle-ci apparaissant comme la condition nécessaire de la libération de l'humanité.

p. 198

En affirmant la transcendance de l'Homme, les nouvelles « Tables de la loi » introduites en 1789 font de lui un dieu. Dorénavant, ce sont les hommes qui légifèrent pour eux-mêmes. C'en est fini de la soumission au père tout-puissant qui décide seul ce qui est bon ou mauvais pour ses enfants. L'idéologie des droits de l'Homme, devenue, au moins en théorie, une véritable religion, a consacré la République des frères, dans laquelle les ressemblances l'emportent sur les différences, l'humanité qui leur est commune les rend tous égaux, indépendamment de leur spécificité religieuse, raciale, économique ou sociale.

[...] bien avant que ne commence la Révolution [...] Poulain de la Barre, dans un livre passé inaperçu à l'époque (1673), établit une thèse des plus révolutionnaires : l'égalité des sexes. Pour ce disciple de Descartes, l'égalité est totale parce que, hommes et femmes, doués d'une même raison sont semblables en presque tout.

p. 215

Le XVIIIe et le XIXe siècle avaient dépossédé le père de son parrainage divin, le XXe siècle achèvera de lui retirer son autorité morale et l'exclusivité du pouvoir économique.

p. 219-220

À la fin des années soixante, les femmes et les jeunes contestant en même temps le mari et le père formèrent objectivement « une nouvelle alliance ». Les jeunes occidentaux ne voulaient plus s'identifier au père.

[...] Au moment même où les jeunes hommes tournaient le dos aux stéréotypes de la virilité et adoptaient des comportements plus féminins, les femmes elles-mêmes abandonnaient une part de leurs attitudes millénaires et s'emparaient de domaines jadis chasses gardées des hommes. La génération des fils, qui avaient été souvent solidaire du combat des femmes, s'aperçut trop tard qu'elle avait été flouée. Ceux qui s'étaient rapprochés des valeurs maternelles traditionnelles eurent du mal à admettre que les femmes prennent justement leurs distances avec celles-ci. Alors que les uns voulaient construire un monde moins agressif où la concurrence serait moins cruelle, les autres se posaient maintenant en redoutables concurrentes. Elles ne sont plus seulement tendresse et dévouement, mais aussi ambition et égoïsme. Le désarroi des pères devint celui des fils. À ce jour, il n'a pas cessé. En l'espace de vingt ans, les rapports entre les hommes et les femmes se sont modifiés radicalement.

p. 222

L'autre facteur de « désexualisation » du travail est l'effort des sociétés occidentales pour donner une éducation commune et identique aux enfants des deux sexes. Depuis 1972, la mixité est effective de la maternelle aux grandes écoles d'ingénieurs.

p. 224

[...] l'exercice d'une profession est considéré par les femmes comme nécessaire pour deux raisons ignorées au début du siècle : le travail est la condition de leur autonomie ; il est aussi l'occasion d'un épanouissement personnel qu'elles ne peuvent plus trouver dans leur foyer.

p. 226-227

La seconde étape de l'émancipation féminine concerne la maîtrise de leur fécondité et par là même leur liberté sexuelle.

[...] les travaux de Pincus [...] aboutirent en 1955 à un produit inhibiteur de l'ovulation.

p. 229

En déliant la femme de l'obligation d'engendrer, on a fait voler en éclats l'équation millénaire « femme = mère » que l'on pensait éternelle parce que ancrée au plus profond de la nature biologique. [...] Le respect et l'amour devenaient les seuls obstacles à l'infidélité. La confiance réciproque se substituait au contrôle et à la répression.

p. 231-232

Il est certain qu'un tel bouleversement est à lui seul une remise en cause fondamentale du patriarcat. [...] Jadis, les hommes maîtrisaient la fécondité des femmes. À présent, ce sont elles qui décident de leur paternité. [...] Il y a à peine quelques décennies, le mariage était tout à la fois synonyme de sécurité, de respectabilité et de fécondité. Aujourd'hui, il a perdu ces trois caractères essentiels.

[...] La considérable perte d'influence de la religion a permis le développement de deux nouvelles pratiques inconnues des temps de jadis : le divorce et la cohabitation.

p. 238

Les femmes n'ayant plus ni valeur d'échange ni valeur de paix, la nécessaire prohibition de l'inceste perd l'une de ses plus précieuses justifications. [...] on sait aujourd'hui que les unions endogames ne sont pas plus néfastes que les autres. [...] On a peine à imaginer les conséquences de l'ultime triomphe de l'individualisme.

p. 271

Le désir né du manque, est la source même de l'amour, du sentiment de complétude, lequel, réalisé, enlève au désir sa raison d'être.

p. 305

La notion traditionnelle du couple vacille. La durée qui le caractérisait a valeur d'idéal et non plus d'impératif, car on refuse d'obéir aux contraintes qui rendaient cette durée possible. [...] Comme les impératifs (sociaux, économiques, religieux) qui pesaient jadis en faveur de la durée ont, pour la plupart, disparu, c'est le coeur, seul, qui commande notre vie à deux. [...] nous donnons la priorité absolue à ce qu'il y a de plus irrationnel et d'inconstant en nous. Là, comme ailleurs, ce ne sont plus tant nos « passions » que nos « névroses » qui président — en dernière instance — à notre destin. On aime, on évolue, on n'aime plus. Puis, l'on recommence.

p. 307-308

La tendance actuelle n'est plus à la notion transcendante du couple, mais à l'union de deux personnes qui se considèrent moins comme les deux moitiés d'une belle unité que comme deux ensembles autonomes. L'alliance admet difficilement le sacrifice de la moindre partie de soi. L'hypertrophie du moi et l'individualisme militant sont de rudes obstacles à la vie à deux telle que nous la désirons. Nos objectifs ont changé et nous ne sommes plus prêts à payer n'importe quel prix la présence de l'Autre à nos côtés. À présent, l'Autre a un prix à ne pas dépasser. Il est désiré s'il enrichit notre être, rejeté s'il lui demande des sacrifices.

Le stoïcisme n'est plus de ce monde, la nécessité n'est plus vertu. [...] Le Moi est devenu notre bien le plus précieux, puisqu'il a tout à la fois valeur esthétique, économique et morale. Jadis, il était « mal élevé » d'en parler et répréhensible d'en faire le fondement de son existence. Il fallait à tout prix donner le sentiment que l'Autre était plus important que le Moi.

p. 314-315

[...] l'amour conjugal ne va pas sans la règle absolue de la réciprocité. Je t'aime autant que toi-même, à condition que tu m'aimes autant que toi-même et que tu me le prouves. Ainsi, la réciprocité du sacrifice annule-t-elle le sentiment de celui-ci.
Cette règle implique que rien n'est gratuit et que l'amour peut difficilement être unilatéral.
Chacun, en accomplissant une tâche, ouvre une dette dont l'extinction ne sera assurée que par la réalisation ultérieure d'une tâche similaire.

Un manquement prolongé à la règle de réciprocité est toujours vécu, en fin de « compte », comme une injustice, une preuve d'indifférence ou un manque de considération. Toutes choses qui finissent invariablement par miner l'entente, et donc la raison d'être du couple. Si le contentieux s'alourdit, le dialogue cesse pour laisser place à la pire des contraintes : le face-à-face hostile.

p. 317

Toutes les enquêtes montrent que plus leur niveau d'instruction et leur statut professionnel sont élevés et moins les femmes se déclarent satisfaites de leur vie maritale.

p. 319-321

La nouvelle morale conjugale réprouve sévèrement l'union poursuivie par « la force des choses ». [...]
[...] les jeunes générations choisissent de plus en plus aisément les risques de la solitude à l'union tensionnelle de moins en moins supportée.

E. Le Garrec souligne que le couple annihile la personne humaine dans une confusion aliénante : « "je" disparaît, absorbé, noyé dans "nous". Car le couple ne permet pas cette part de solitude indispensable à l'existence de l'individu. Même absent, l'Autre est là, point de référence, trace pesante dans la maison, lourde d'attente qu'il suscite. » En vérité, le couple, loin d'être un remède contre la solitude, en sécrète souvent les aspects les plus détestables. Il fait écran entre soi et les autres, il affaiblit les liens avec la collectivité. En nous faisant abdiquer notre liberté et notre indépendance, il nous rend plus fragiles encore, en cas de rupture ou de disparition de l'Autre. « Celle ou celui qui reste est alors renvoyé à la solitude totale, à l'isolement et au rejet, [...] résidu inutilisable d'une paire. [...] »

Androgyne imparfait, notre complétude n'est jamais totale. L'apprentissage de la solitude est une force et non un but. Elle permet une exigence extrême dans la relation de couple vécue à présent comme la fusion entre deux entités respectueuses de leur liberté mutuelle.

p. 323

On désire tomber amoureux tout en échappant aux dérèglements qui aliènent notre personne. Notre idéal de la maîtrise et de l'épanouissement ne peut s'accommoder longtemps d'un sentiment si douloureux.

On imagine mal une Phèdre du XXIe siècle consumée par le désir prête à se tuer, et tout aussi mal le héros de l'Ange Bleu pantin pitoyable de la femme fatale[...]. Quand on éprouve les vertiges de l'amour, on prend soin d'en limiter les effets dangereux pour le Moi. Si les promesses de souffrance doivent l'emporter sur les plaisirs, on préfère se détacher. Là aussi, on fait des comptes peu propices aux excès des passions qui menacent l'intégrité du Moi. La passion est en voie d'extinction, le vertige sensuel aussi. [...] Les conditions de la passion ne sont plus réunies, tant du point de vue social que psychologique.

Nous sommes à mille lieues de l'érotique courtoisie si brillamment décrite par Denis Rougemeont. Celui-ci a montré que le désir se nourrit de son impossibilité. Les épreuves, les obstacles, les interdictions sont les conditions de la passion. [...] La passion est indissociable de la transcendance de la loi morale et sociale. [...] la permissivité ôte à la passion son plus puissant moteur.

p. 325

Les préliminaires sont transformés : « à une succession logique et chronologique unique, chaque couple peut substituer le désordre anarchique de ses désirs. Il peut choisir son rythme, construire les étapes de son histoire en dehors de tout arbitrage social, car personne, à l'exception d'eux-mêmes, n'interviendra pour orchestrer et organiser les moments de leur installation. »

p. 328-329

L'amour est extase, mais aussi tourment. En revanche, l'amitié a horreur de la souffrance [...]. Des amis veulent être ensemble pour être heureux. S'ils n'y parviennent pas, ils se quittent [...]. L'amour n'est pas forcément un sentiment réciproque et l'un de ses caractères est de chercher à le devenir. L'amitié, au contraire, requiert toujours la réciprocité [...]. En amour, nous pouvons haïr la personne que nous aimons [...]. En amitié, il n'y a pas de place pour la haine.

Comme le dit Theodor W. Adorno, seul celui-là nous aime auprès duquel on peut se montrer faible sans provoquer la force. [...] Même si nous n'entendons pas en user, nous considérons notre liberté comme la condition primordiale de notre relation fusionnelle.

p. 332

Aujourd'hui, remarque Louis Roussel, on attend du couple une réussite parfaite dans tous les domaines : affectif, sexuel, intellectuel, matériel [...]. Rien ne sera fait pour sauver une union branlante. Au nom de l'authenticité, on se sépare. C'est le salut ou l'enfer.

Au spectre de la solitude, s'est substitué l'enfer d'une vie à deux ratée. Contrairement à nos ancêtres, rien ne nous semble pire que la mésentente conjugale. La fin de la symbiose, marquée par l'absence de dialogue, nous jette dans une solitude bien plus insupportable que si nous vivions réellement seuls, déliés des contraintes imposées par la présence de l'autre.

p. 336-337

Qu'on le veuille ou non, la solitude devient une part de notre vie qui « éclate en séquences, plus ou moins brèves, de vies communes et de vies solitaires... À côté des individus qui connaîtront un cycle unique de vie familiale, le nombre ne cesse d'augmenter de ceux dont la biographie est formée de séquences juxtaposées, faites de solidarités successives et coupées de temps plus ou moins longs de solitude. Tout se passe pour eux comme s'ils disposaient de plusieurs vies très courtes au lieu d'une histoire unique ».

[...] si la vie à deux se révèle insupportable, voire seulement décevante, on choisit à présent la tiédeur de son « lit à soi ». À défaut de l'union parfaite avec l'Autre, nous préférons revenir à nous-mêmes et dorloter notre Moi. Ce retour à soi fortifie notre égoïsme et rend parfois plus difficile l'établissement de nouveaux liens. Tel est le prix à payer pour notre mutation. [...] À défaut d'être chaud avec Toi, je choisis d'être confortable avec Moi. Mais nous avons laissé derrière nous la vieille logique de l'opposition qui engendrait haine et guerre.

p. 341

[...] on peut s'étonner du silence des hommes depuis le début de cette mutation extraordinaire qui a commencé il y a vingt ans. [©1986] [...] Le silence de la moitié de l'humanité n'est jamais de bon augure. Il faut donc s'attendre, à plus ou moins long terme, à une réponse des hommes au changement qui leur a été imposé.

[1] Élisabeth Badinter, L'un est l'autre, Odile Jacob © 1986.

Élisabeth Badinter nous convie, dans cet essai, à une réflexion sur les relations entre hommes et femmes. Elle en découvre les différents visages : la complémentarité réussie à certains moments privilégiés de notre histoire, l'homme avec la femme ; la violence et le conflit lorsque la complémentarité prend les traits de l'oppression. L'homme est alors contre la femme, et même sans elle. Certains voient dans cette opposition l'essence des relations entre hommes et femmes. Naturelle serait la confiscation de tous les pouvoirs au profit des hommes, naturelle aussi la division sexuelle des tâches... Élisabeth Badinter dénonce cette conception qui confond un moment de l'histoire — la prédominance du patriarcat — avec une constante de notre nature.
Aujourd'hui, l'égalité réelle entre hommes et femmes met un terme au modèle millénaire de la complémentarité. Un nouveau modèle s'élabore sous nos yeux : la ressemblance des sexes. Plus qu'une révolution des moeurs, Élisabeth Badinter y voit une véritable mutation et la mise en question de notre identité, à laquelle beaucoup ne sont pas encore prêts.

Philo5
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