par François Brooks
Bonjour M. Martineau
La question que vous soulevez cette semaine me semble être le point central de nos relations sociales actuelles. Comment établir l'équilibre entre la liberté d'expression et l'expression pro-crime? Je n'avais jamais lu une formulation de cette question qui mette autant en évidence le guet-apens sournois qui menace les défenseurs de la liberté d'expression. Vous nous en montrez les limites que je ressentais mais que j'avais de la difficulté à cerner. Tout comme vous, je dois admettre, à l'évidence, que dans ce contexte, c'est Sade qui est menacé et qu'on doit défendre si on s'attache à la liberté d'expression. Mais ce paradigme inverse les valeurs: Plus besoin de lutter pour défendre le faible et le démuni puisque tous le feront instinctivement. Ce sont les oppresseurs et les dépravés qui doivent être défendus, désormais victime de nos instincts vengeurs qu'il faut combattre. Non que je défende ce point de vue, mais je sais reconnaître sa validité dans la logique de ce raisonnement.
Peut-être devrions-nous faire appel au cœur pour sortir de cet impasse et éviter de s'encarcaner dans des positions inhumaines pour défendre la cohérence de notre foi en un idéal qui, poussé à l'extrême, justifie la pensée criminelle. Parce que, avant de se manifester en actes, le crime ne se manifeste-t-il pas d'abord en pensée? Que son expression serve de catharsis dans l'art, je veux bien. Mais que celle-ci serve à défendre une idéologie criminelle, là, je suis prêt à faire une entorse à ma propre liberté d'expression pour être protégé d'agresseurs que je refuse de voir en victimes et, le cas échéant de moi-même, si jamais il me venait à l'idée de professer et défendre le criminel qui pourrait naître en moi.
C'est d'ailleurs pour parer à cette lacune, je crois, qu'il est en train d'émerger la notion « d'agression psychologique ». Si vous avez déjà eu à supporter les commentaires sales et grossiers d'un supérieur à longueur de journée, vous savez de quoi je parle. La liberté d'expression le cœur sur la main, je veux bien. La liberté d'expression pour barbouiller les autres de toutes les saletés qui naissent dans mon esprit, les justifier et en faire une profession de foi, non-merci. Dans ce cas, c'est à une personne souffrante à qui on a affaire et il faut la protéger en tant que telle et non la défendre comme si ses pensées avaient une valeur précieuse. Qu'on lui donne une tribune qui lui serve de catharsis, je veux bien. Mais qu'on cherche à me faire croire que ce qu'elle dit est valide non-merci.
Dans ce cas, qu'on laisse dans l'art s'exprimer tout ce qu'on voudra. Mais qu'on reconnaisse, lorsque cet art est sale, dépravé et morbide qu'il est sale, dépravé et morbide. Le tout est de savoir si, dans notre société, cet art prend de l'ampleur ou non. Ceci est indicateur de notre état de santé psychique collective. Je définis la santé psychique comme l'état de celui qui affirme son désir de vivre et de s'épanouir et la maladie psychique comme l'état de celui qui affirme ses désirs morbides et destructeurs. Il y a là, je le reconnais, matière à discussion puisque, pour certains, un chose peut être morbide et pour d'autres la même chose ne l'est pas.
La liberté d'expression dans un état ou la formation morale est solide n'est pas un problème. Le bon sens restera maître de la situation et on peut faire confiance au jugement de chacun. La liberté d'expression dans un état où la dépravation et les mœurs contre-nature font loi risque de menacer ceux qui ont de la rigueur morale. Ceux qui pensent vivre dans la première situation sont tranquilles. Ceux qui pensent vivre dans la seconde s'inquiètent. Avec les bouleversements dans l'enseignement des valeurs morales depuis la Révolution Tranquille au Québec a-t-on raison de s'inquiéter? Peut-on faire confiance à notre jugement collectif? A-t-on raison de croire que le bon sens va surgir en priorité? Est-on une société saine ou corrompue? Voilà les questions qui surgissent à mon esprit lorsque je pense à la liberté d'expression. Méritons-nous la liberté dont nous jouissons?
[1] Commentaire suite à la lecture du texte de Richard Martineau, La démocratie n'est pas un jardin de roses, paru dans le journal Voir du 27 juin 2002