010905
par François Brooks
De chaque côté, sept ou huit brûlures de cigarette, bien étampées lui ornaient le cou. Cet ornement était disposé de façon régulière un peu comme un collier de perles brunes et rouges. La gale brune du centre et l'auréole cramoisie témoignaient de l'infection de chacune des perles contre lesquelles son corps combattait.
Son bras gauche était maculé de tatouages qui faisaient penser à des personnages de bandes dessinées enfantines. Et, comme une insulte à la beauté de cette jeune femme splendide, ce même avant-bras portait une cicatrice longue de quinze centimètres sur deux, comme si le couteau avait fait plusieurs va-et-vient dans sa chair. Pourtant, elle avait visiblement le plein usage de son bras, elle avait le blanc des yeux très blanc et ne semblait ni droguée ni imbécile. Elle a répondu à toutes mes questions avec attention, intérêt et intelligence. Elle semblait même animée d'une certaine joie de vivre et de la belle fraîcheur caractéristique de son groupe d'âge.
Toute la journée, son image m'a hanté. Pourquoi une si belle femme était-elle animée d'intentions auto-mutilatrices? Jeu sexuel, pari stupide, dégoût de la vie, besoin d'appartenance à une certaine tribu urbaine? Un peu de tout ça mais ça me semblait un peu mince et banal pour cette femme sereine qui ne faisait rien pour cacher ses plaies et cicatrice, bien au contraire.
Et puis je me suis rappelé que chaque jeune adulte a besoin de construire sa vie autour d'une dramatique qu'il tisse dans la vingtaine et qui constituera le canevas de base de son existence. À mon époque, c'était la guerre du Vietnam et les blessures morales. Aujourd'hui, alors que ces jeunes ont été élevés dans l'abondance et la surprotection, peut-être ont-ils besoin, pour certains, comme cette magnifique vendeuse de disques chez HMV, de se faire souffrir publiquement dans leur chair pour accéder à l'existence sociale. Rien n'insulte autant que d'être ignoré.
En tout cas, pour moi, elle a réussi : je n'ai pensé qu'à elle toute la journée. J'aurais voulu la serrer dans mes bras, lui donner toute mon affection. Et pourtant, cette réaction de ma part ne renforce-t-elle pas son geste autodestructeur que je trouve déplorable? En effet, sans ses blessures, je ne l'aurais sans doute pas remarqué. Une attitude plus saine ne serait-elle pas de l'ignorer?
Mais tout ceci n'est-il pas à la base même de notre société chrétienne et charitable qui, tout en reniant ses sources, n'en continue pas moins de donner davantage d'intérêt aux pauvres, aux démunis, aux malades et aux indigents. Si je voulais que l'on s'occupe de moi, dans ma solitude, n'aurais-je pas intérêt à exhiber mes blessures quitte à m'en fabriquer?
Tout ceci me donne une tendresse immense pour tous ceux qui souffrent en silence, cachés dans l'anonymat de corps qui semblent intacts et bien portants. Le mal de vivre n'est-il pas le même pour tous?