010626
par François Brooks
On a beaucoup parlé de certains aspects négatifs de notre société actuelle (qui ont tous quand même leurs bons côtés) comme la commercialisation à outrance qui fait qu'on tend à transformer chaque aspect de notre existence en activité lucrative.
Un exemple, je crois, de son aspect négatif est l'éclatement des familles. Chaque membre a un rôle économique dès sa naissance. Le bébé fait vivre les techniciens-nes en garderie, le père et la mère travaillent chacun à un emploi rémunérateur et les autres enfants vont à l'école pour faire gagner un salaire à leurs enseignants. Fini le temps où les enfants apprenaient leur métier auprès de leur père ou mère dès le plus jeune âge. Au nom d'une éthique bizarre qui veut nous faire croire qu'il est immoral de faire travailler les enfants, on les considère ignorants et invalides à l'apprentissage d'un métier qui leur permettrait de gagner leur vie, jusqu'à l'obtention d'un diplôme. Ils sont gardés longtemps à l'école où on leur dit qu'ils doivent apprendre tout un tas de matières académiques en sachant très bien que pour la plupart, ils n'auront même pas besoin de tout ce bagage intellectuel pour pratiquer leur métier. Bien sûr, l'aspect positif à tout cela c'est qu'ils vont jouir d'une culture générale qui va leur permettre d'être ouverts sur autre chose que leur petit métier. L'apprentissage d'un métier par compagnonnage aurait tôt fait d'en faire des travailleurs experts dès leur plus jeune âge, mais pourquoi les garder si longtemps dans un rôle de spectateur?
* * *
Même face à un urinoir, on essaie de vous vendre quelque chose. On ne peut plus pisser tranquille : on a remplacé le graffiti débile par une pub importune qui vous rappelle que la queue que vous tenez dans votre main a une raison d'être marchande. « Vous avez besoin d'un condom « Zlips » et leur bourse a besoin de vos sous... »
Mille panneaux jonchent la voie publique pour me parler de l'éden commercial. Personne ne s'est demandé si j'avais le goût de regarder ce qu'on voulait me montrer. Je dois circuler sur une route qui me force à voir ce qu'on y affiche. On me soumet à ce qu'on veut me vendre et ceci hors du contexte de l'objet de mon déplacement. Si au moins ces panneaux publicitaires servaient à financer la construction de la route que j'emprunte. Mais non! On attrape mon regard captif et on détourne mon attention pour me suggérer de consommer. Je comprends tous ces graffiteurs qui crayonnent pour riposter au viol de leur regard.
On agresse tout autant votre oreille. C'est bien simple, je n'écoute plus la radio qui, sous des promesses de musique et d'information publique a tôt fait de vous rappeler votre ontologie commerciale.
Mais au-delà de cette activité marchande à laquelle on vous convie, c'est tout votre être qui est dévié. On lui assigne une place de spectateur. J'ai toujours eu de la difficulté à comprendre la raison d'être du mode de communication qui place un interlocuteur face à un groupe.
Quel type de communication peut-il y avoir entre une personne et une foule? Politique, ‚commerciale, ƒidolâtre. On veut vous embrigader, vous vendre quelque chose ou vous faire admirer. Ce qui revient souvent au même. Il y a quelque chose d'inhumain dans ce type de relation.
Dans une performance artistique (idolâtrique), la foule en est réduite à sa forme d'expression la plus débile : frapper dans ses mains. Sur la scène, le "performeur" s'est évertué à travailler l'exécution d'une pièce musicale ou un numéro savant pour l'exhiber à votre regard ignorant avec brio. Il a perfectionné son art dans les moindres détails et vous a montré comment l'être humain peut se surpasser ; tout ça pour vous éblouir et vous faire émettre le plus de bruit possible, avec le moyen le plus simple : vos deux mains. Ne vous est-il jamais arrivé de penser que ce bruit d'une foule qui applaudit après un spectacle virtuose est une offense sonore à la performance sublime qui vient d'être présentée? Tant de travail englouti dans un "clapping" chaotique. Quand je rentre chez moi, j'ai l'impression d'être un minable qui ne sait rien faire de spectaculaire. L'autre a été "adrénalisé" par mille regards mais n'a communiqué d'égal à égal avec personne. Chacun est resté dans sa solitude.
Dans cet arrangement quelque chose me dérange. Pourquoi, dans un groupe, devrais-je accorder toute mon attention à une seule personne? Plus il y a de monde, plus je me sens seul. Personne ne s'occupe de moi ; c'est comme si je n'existais pas. Il me semble que plus de quatre dans un groupe et la communication ne passe plus.
Bien sur, la communication passe dans un groupe. Mais le type de communication en est un d'exhibitionniste à voyeur, et il me semble que ce genre relation est particulièrement favorisé aujourd'hui au détriment de la communication simplement humaine.
C'est comme si, dans mes rapports avec les autres, je ne pouvais être que spectateur ou exécutant. Plus d'intimité, plus d'échange. Ou je suis un "show man" ou bien un idolâtre. Plus d'interaction ; que de la programmation, du préparé, du répété.
L'endoctrinement politique m'embête. Le plus souvent, on essaie de me faire adhérer à une idée comme si je ne pouvais pas penser par moi-même. Ça m'insulte. D'autant plus que les idées qu'on me présente sont souvent biscornues, tordues et intéressées. ‚L'activité commerciale, je n'ai rien contre mais je sais ce dont j'ai besoin et où trouver les magasins. Je n'ai pas besoin qu'on m'achale à tout moment pour me vendre quelque chose. ƒEt puis, pour l'admiration artistique, il y a tant de demi-dieux sous les projecteurs et ils ont la vie si courte que j'en ai perdu le goût du spectacle.
C'est pourquoi je préfère la relation humaine à la relation de groupe qui me transforme en spectateur. Chacun peut se faire entendre et écouter à son tour ; chacun peut se faire valoir et admirer en alternance ; chacun peut être acteur et spectateur simultanément ; collaborer a l'actualisation d'une relation non programmée. Quand j'ai passé la soirée à bavarder avec un ami, je me sens comblé de sa présence, loin du monde spectateur de masse.