010618
par François Brooks
Quand on veut mettre un groupe au pas, il faut prendre le pouvoir sur ce groupe. C'est plus facile lorsqu'un membre de ce groupe commet une erreur, une transgression (meurtre, vol, agression, fraude). À la limite, on se fout de l'identité du fautif ; on cherche à faire porter au groupe entier la responsabilité de la faute. Ainsi, chacun se sentant coupable au nom de la solidarité, il devient facile de faire ramper ce groupe et obtenir sa soumission. Une peine exemplaire infligée au fautif ou à celui qu'on présente comme fautif (ça a peu d'importance) contribuera à maintenir la peur chez chacun des éléments de ce groupe.
Rappelez-vous Séraphin Poudrier, ce légendaire personnage des Belles Histoires des pays d'en haut[1]. Il tenait à sa merci tout le village pour deux raisons :
1. Il avait, au regard de la loi, un comportement irréprochable. Personne ne pouvait jamais le prendre en défaut.
2. Il monopolisait le capital, l'argent nécessaire à faire fonctionner toute la communauté.
Voilà bien deux pouvoirs que l'on retrouve concentrés dans un journal comme La Presse. Premièrement, ce média est irréprochable parce qu'il se présente comme un agent d'information transparent ; d'autant plus qu'il décide de tout ce qui sera publié ou non ; donc il peut manipuler délibérément l'information en vue d'obtenir du public la réaction désirée. Deuxièmement, l'argent nécessaire à faire fonctionner l'ensemble des médias – journaux, télévision, radio – vient des commanditaires. Pour survivre, chacun DOIT vendre son produit. Oubliez la liberté de penser, la liberté d'expression, l'information impartiale : il faut que le papier se vende, donc, ne jamais déplaire au commanditaire. Il faut présenter ce que les gens veulent voir pour attirer leur regard et pouvoir ensuite le dévier vers la publicité de ce qu'on veut leur vendre.
Comment peut-on parler de liberté quand la grande majorité des médias doit apporter son appui à la philosophie marchande des commanditaires? Cet état de fait est d'ailleurs si répandu qu'on en arrive même à considérer le racolage publicitaire comme normal. Pour être heureux, il faut acheter. Pour être heureux, il faut vendre. Le travail est un calvaire nécessaire. Si un groupe a réussi à s'affranchir de cette philosophie unidimensionnelle, se négocier des conditions de travail acceptables, il dérange. Sa liberté choque. On est jaloux. Dans ce monde « égalitaire », il faudrait que tous souffrent équitablement. Que tous soient mal payés « équitablement ». On veut nous niveler par le bas.
Mais pourquoi ne serait-ce pas le contraire? Pourquoi les ouvriers mal payés ne pourraient-ils pas se syndiquer? Pourquoi ne pourrions-nous pas faire en sorte que notre travail soit notre fierté plutôt que notre prison?
La philosophie syndicale dénonce deux aberrations :
1. La propriété privée des moyens de production
2. La dépossession de l'individu de son travail.
L'individu devient un accessoire, une marchandise. Son travail forcé ne satisfait pas un besoin, mais il est seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors de son travail. Le rapport de l'ouvrier aux objets qu'il fabrique est un rapport aliéné dans le sens où ces objets, situés en face de lui, contiennent sa force de travail dont il a été dépouillé, et qu'en plus, ces objets ne lui appartiennent pas en propre. La plus-value est carrément du travail non payé à l'ouvrier. Le profit se fait sur le dos du travailleur qui est littéralement volé par son patron[2].
Le mouvement syndical nous rappelle qu'il est possible d'avoir un rapport différent au travail et ça dérange. Ça dérange ceux qui sont assez riches pour ne plus avoir besoin de travailler pour vivre. Imaginez, si tout un chacun se servait de son travail pour s'épanouir, comment pourrait-on forcer des gens à acheter des produits dont ils n'ont pas besoin pour être heureux? Et si les possesseurs de capital ne pouvaient plus tirer d'argent de ce capital ils seraient peut-être obligés de travailler pour vivre.
Travailler pour contribuer à édifier une société qui valorise notre travail est aisé ; mais travailler pour fabriquer des choses inutiles démoralise et déprime.
Si j'étais un journaliste au service de la philosophie marchande qui présente toujours les produits à vendre comme le paradis à atteindre et que je fabriquais une réalité horrible en ne dépeignant que les travers marginaux de la société, je sentirais mon travail inutile. J'aurais l'impression de duper tout le monde et moi-même. J'en serais probablement démoralisé et déprimé. Peut-être serais-je jaloux d'un ouvrier qui donne un service véritablement indispensable à la société. Peut-être ferais-je tout pour le discréditer... car, quand on ne peut se valoriser soi-même, on peut toujours dévaloriser les autres pour se faire croire qu'on est meilleur.
[1] Téléroman de Radio-Canada dans une adaptation du célèbre roman de Claude-Henri Grignon, Un homme et son péché.
[2] François Brooks, Les philosophes (p. 29 Karl Marx) : https://www.philo5.com/Les%20philosophes/Marx.htm