LES VRAIS PENSEURS 

Guy Sorman

Fayard © 1989

Karl Popper

1902 — 1994

Philosophe britannique
d'origine viennoise

11. Vérités éternelles - Réfutationnisme

Après la 2e guerre mondiale, il crée le département de Philosophie, logique et méthode scientifique à la London School of Economics. Naturalisé britannique, anobli par la reine, Popper résidait toujours dans la banlieue de Londres à sa mort en 1994. En 1987, il reçut le prix Alexis-Tocqueville. Ses publications et ses conférences ont bouleversé les méthodes de la recherche scientifique. Il énonce la théorie de la « réfutation » : parce qu'une hypothèse peut être « falsifiée », c'est-à-dire réfutée par l'expérimentation, d'autres hypothèses plus complètes peuvent être élaborées et la théorie peut progresser.

Nous vivons une époque où l'humanité, grâce aux sciences, a résolu la plupart des problèmes.

Rien dans le présent ne permet de prévoir le futur.

Ce qui est scientifique, c'est ce dont la fausseté peut être démontrée.

Le relativisme moral et intellectuel est la plus grave menace planant sur notre société.

Il se réclame plutôt de la tradition des lumières, celle de Voltaire, Kant et Hume. « Le mouvement des Lumières, précise-t-il, remonte en fait à Socrate, et sa devise est : Je sais que je ne sais pas. » Objectivement, nous vivons à une époque où l'humanité, grâce aux sciences, a résolu la plupart des problèmes qui, jusqu'en 1945, paraissaient à peu près insurmontables. « Je ne sais pas pourquoi il en a été ainsi, mais c'est un fait. » Notre société est la plus confortable et la plus pacifique à avoir jamais existé ; elle est aussi la plus juste. « Dans mon enfance, raconte Popper, Vienne était comparable, par son mélange de luxe et de misère, à l'Inde actuelle... Aujourd'hui, la misère a pratiquement disparu de l'Europe occidentale ; les disparités sociales excessives n'existent plus ; la liberté de choix des individus est devenue immense ; l'éducation, le sens de la responsabilité ont progressé. Autant de faits incontestables ! Et tout cela s'est produit en une période très courte... Nous avons également appris qu'aucune réforme sociale ou aucun progrès économique ne pouvaient être obtenus par la violence ; même les Soviétiques commencent à s'en apercevoir ! »

Mais le progrès le plus important, estime Popper, est que nous sommes disposés à écouter les critiques fondées et à accepter les suggestions raisonnables faites pour améliorer notre société. Pour mesurer tous ces progrès, ajoute-t-il, il suffit de comparer notre époque à n'importe quelle autre période de l'Histoire prise au hasard. Les seuls à ne pas voir la différence sont les « intellectuels » qui colonisent l'enseignement et les médias ; eux seuls déclarent que nous vivons dans un « enfer moral ». Eux seuls préconisent la politique du pire, qui consisterait à détruire la liberté en Occident sous prétexte que cette liberté ne serait qu'illusion.

L'historicisme, souligne Karl Popper, est le fondement commun du fascisme et du marxisme. Car il est absolument faux, conclut-il, de croire que le futur est conditionné par le présent. Rien dans le présent ne permet de prévoir le futur. Pourquoi ? Parce que c'est en réalité le contraire : nous vivons aspirés par le futur, tous nos comportements d'aujourd'hui sont dictés par l'idée que nous nous faisons de demain. S'il advient que le futur ressemble à l'annonce qui en est faite, c'est généralement parce que le prédicateur influe lui-même sur le cours des événements.

Le philosophe, l'intellectuel ne doit pas être celui qui recherche la vérité, mais celui qui débusque l'erreur. Karl Popper ne dit pas : « là est le vrai », mais : « là est le faux ». Il faut savoir que par ce retournement de la démarche philosophique, Karl Popper a révolutionné la recherche scientifique à la manière dont un théorème mathématique ou une théorie physique peuvent modifier les fondements de la connaissance. Traditionnellement, la réponse des philosophes est que le vrai est ce qui est démontrable. Un fait était reconnu scientifiquement exact si on parvenait à le démontrer par la répétition d'observations ou d'expériences. Mais, objecte Popper, cette démarche conduit le chercheur à ne choisir que les observations favorables à sa théorie. En outre, les théories d'Einstein ne sont pas démontrables : sont-elles fausses pour autant ? La solution de Popper réside dans le critère de « réfutation » — en anglais, falsifiability — ; il n'a pas trente ans lorsqu'il le formule pour la première fois, et cette notion va bouleverser la communauté scientifique du XXe siècle. La démarche du savant doit, pour Popper, consister non pas à prouver le bien-fondé d'une théorie, mais à essayer de la démolir, de multiplier les expériences susceptibles de démontrer qu'elle est fausse. Ce n'est que si la théorie résiste à ces tests qu'elle peut être considérée comme scientifiquement vraie — du moins jusqu'à la prochaine théorie qui la remplacera dans la succession des mises à l'épreuve et des chasses aux erreurs. Ainsi va la science. Seul a un caractère scientifique ce qui peut être réfuté ; ce qui n'est pas réfutable relève de la magie ou de la mystique.

Popper classe dans les pseudo-sciences, dépourvues de toute base intellectuelle sérieuse, aussi bien le marxisme que la psychanalyse. L'un comme l'autre sont fondés sur le dogmatisme, puisqu'ils éliminent par définition toutes tentatives visant à les contredire. Les psychanalystes se débarrassent des objections en les imputant au refoulement de celui qui les formule. De même, les marxistes attribuent automatiquement la position d'un adversaire à ses préjugés de classe : si vous dites ceci, c'est que vous êtes objectivement complice de nos adversaires, donc vos arguments ne sont pas recevables...

Existe-t-il une vérité discernable ? Certains le nient au nom du relativisme moral et intellectuel : tout se vaut, tout est relatif, tout est question de civilisation, d'époque, etc. « Ce relativisme, nous dit Popper, est la plus grave menace planant sur notre société. » Or, il est tout à fait possible de savoir si une doctrine est plus vraie qu'une autre. Car nous disposons d'un instrument de mesure : ce sont les normes ou règles de conduite. On peut juger les faits à partir de normes et décider par exemple si une situation est juste ou injuste. « Tu ne tueras point » ou « Abstiens-toi de toute cruauté » sont des normes. Ces notions font partie de notre acquis de connaissances, elles découlent de la tradition, de la raison, de l'imagination et de l'observation. Il est vrai, explique Popper, que chaque norme incontestable s'accompagne d'une nébuleuse de problèmes. « Tu ne tueras point » est une norme incontestable, mais comment s'applique-t-elle à l'euthanasie, à l'avortement ? Pour autant, ces problèmes n'invalident pas la norme fondamentale. De nombreux problèmes moraux sont insolubles parce qu'il y a conflit entre les principes opposés. Mais ce fait ne veut pas dire pour autant que tous les principes se vaillent ni que tous méritent d'être défendus de la même manière. J'ajoute que nous devons nous évertuer à réduire les conflits, mais non pas à les supprimer. Leur existence même est essentielle à la « société ouverte ».

À Vienne, nous raconte Popper, jeune, il voulait être musicien ; il fut même l'élève du grand compositeur Schönberg, qu'il détesta. Non seulement sa musique était « inécoutable », mais Popper découvrit que son maître n'avait pas d'ambition artistique ; il ne souhaitait que choquer la bourgeoisie viennoise. Schönberg bénéficiait en cela de la complicité des journalistes ; ceux-ci expliquaient qu'il fallait aimer sa musique non parce qu'elle était belle, mais parce qu'elle était en avance sur son temps. Cette idée du progrès appliquée à l'art — « inventée à l'origine par Wagner » — a abouti aux mêmes absurdités qu'en politique. L'art moderne, selon Popper — qui reste fidèle à Bach et à Mozart —, ne s'en est jamais remis : les artistes ne sont plus des créateurs, ce sont des propagandistes organisés comme de véritables partis politiques. En philosophie comme en art, seul le contenu est important, en aucun cas la nouveauté. Le rôle du philosophe comme de l'artiste n'est pas d'être « à la mode ».

Je m'inscris dans la tradition de Kant et de Voltaire, qui soumettaient au crible de la raison aussi bien la philosophie que les mathématiques ou la physique. Refusez, nous exhorte Popper, la fragmentation des connaissances, pensez à tout, ne vous laissez pas noyer par la montée des informations, repoussez le désenchantement de l'Occident et le pessimisme historique, puisque vous avez la chance de vivre en cette fin du XXe siècle ! Ne soyez dupe de rien, ni des modes, ni du terrorisme intellectuel, ni de l'argent, ni du pouvoir. Apprenez à distinguer toujours et partout le Vrai du Faux !

« L'Univers, précise Popper, nous paraît intuitivement relever de la causalité, d'un enchaînement de causes et de conséquences, comme s'il s'agissait d'une horloge. En réalité, il n'en est rien. Depuis la mécanique quantique de Broglie, nous avons appris que nous vivons dans un univers de probabilités, un univers créatif, non mécaniste, et qui est en expansion. Cet univers est donc fondé sur des événements qui ont été guidés par certaines probabilités. Mais ces probabilités sont en général inégales : les probabilités deviennent des propensions, les phénomènes ayant tendance à s'orienter spontanément dans une seule direction. Donc, Dieu joue bien aux dés, mais les dés sont lestés : physique et métaphysique sont par conséquent indissociables. » Voilà une ultime proposition que Popper aimerait voir non pas approuvée, mais soumise au feu de la critique !

Philo5
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