LES VRAIS PENSEURS 

Guy Sorman

Fayard © 1989

Youri Afanassiev

1934 — 2015

Historien russe
 

7. Résistance — Perestroïka

Avec l'émergence de la Glasnost, il contribue activement à « rendre leur passé » aux Soviétiques, en particulier celui de la période stalinienne.

Le pouvoir actuel [1988] de la bureaucratie du Parti est fondé sur son monopole de la propriété.

Dans un régime où la liberté de parole et de pensée reste encore enfermée dans des frontières restrictives, Afanassiev est dans le système mais à son bord extrême, tout proche de la dissidence, sans être pour autant un dissident. C'est un intellectuel qui est à la fois capable de tenir le discours de la Perestroïka et de la critiquer de l'intérieur.

Afanassiev confirme combien l'analyse scientifique de la société soviétique reste difficile, à cause de cette censure et du monopole persistant du Parti communiste. Le Parti reste le détenteur officiel de la vérité et de l'interprétation de l'Histoire. Des commissions d'historiens ont bien été appelées à réviser l'Histoire, mais seulement sur la base des archives qui leur sont allouées avec parcimonie. Ces commissions proposent au Parti des rapports, mais c'est le Parti qui les approuve. L'Histoire de l'U.R.S.S. reste ce que le parti en dit. « Nous ne parvenons pas à résoudre nos problèmes, ajoute Afanassiev, parce que nous n'avons pas le droit de les nommer. Il est interdit de déclarer que le pouvoir du Parti communiste repose sur l'aliénation de la propriété. »

L'U.R.S.S. doit être présentée comme un néo-féodalisme. Comme dans le régime féodal, les relations du pouvoir avec le peuple sont personnelles et arbitraires : elles ne sont jamais médiatisées par la loi. Les tribunaux soviétiques n'existent, précise Afanassiev, que pour renforcer l'autorité du Parti, et non pas pour rendre la justice. Les dirigeants politiques sont totalement désemparés face à l'échec économique du régime ; ils remettent à l'intelligentsia le soin de trouver des solutions. Elle a inventé le socialisme au XIXe siècle ; à elle de le faire marcher désormais ! Donc les intellectuels respirent un peu mieux, précise Afanassiev, mais pas tous : la liberté n'est rendue qu'à ceux qui servent la cause qui leur est assignée — moderniser le socialisme, et non pas en sortir. Le paradoxe fondamental de la Perestroïka, est qu'elle doit se réaliser à l'intérieur d'institutions qui sont restées totalitaires. De plus, la majorité des intellectuels ne sont pas favorables au changement. Parce que c'est plus confortable : les professeurs, en U.R.S.S., ne sont pas habitués à la contestation, ils préfèrent l'autorité.

« Nous sommes à peu près nourris, logés, soignés, se disent les Russes ; pourquoi nous aventurer dans un système plus risqué ? Cette attitude, explique Afanassiev, est d'autant plus ancrée dans la mentalité collective que des années de propagande ont persuadé l'opinion soviétique que le capitalisme était synonyme de chômage et de misère noire. Si la Perestroïka doit conduire à des licenciements, mieux vaut, estime le peuple, conserver ce que l'on a actuellement. »

Comme tous les intellectuels russes, Afanassiev n'est pas favorable au capitalisme. Il ne l'estime ni possible, ni souhaitable. Certes, il admet qu'il connaît mal ce qu'il condamne. Les Soviétiques restent prisonniers des stéréotypes.

— Nous savons que le capitalisme a considérablement évolué depuis Marx, mais notre isolement est tel que nous ne savons pas grand-chose de plus.

— Pourquoi alors être contre le capitalisme ?

— Parce que c'est immoral.

Pour retrouver l'esprit de la « Nouvelle Économie Politique », il faut, estime Afanassiev, arracher progressivement à la bureaucratie des lambeaux de propriété. Par exemple, avec la création des coopératives. Depuis trois ans, elles ont proliféré en U.R.S.S. mais elles restent pour l'essentiel limitées au commerce et à l'artisanat.

Une autre technique de privatisation : le bail agricole. Depuis l'été 1988, les Kolkhozes proposent à leurs salariés de louer pour une longue période des exploitations agricoles, la terre et le matériel. On aurait imaginé que la paysannerie russe, privé de terre depuis cinquante ans, allait se précipiter sur cette « ouverture ». Il n'en a rien été. Car il n'y a plus de paysans en U.R.S.S. ! Ils ont été exterminés dans les années trente. Il ne reste que des ouvriers agricoles : ceux-ci sont payés à l'heure de tracteur, quelle que soit la récolte. Ils n'éprouvent nul désir de devenir des chefs d'exploitation responsables. À cela s'ajoute le souvenir de l'extermination des Koulaks par Staline : rien pour les motiver.

L'économie soviétique, nous dit Afanassiev, est dans l'ensemble restée une économie de guerre. « Nous savons atteindre des objectifs simples par la concentration de nos moyens. Nous réussissons à envoyer des hommes dans l'espace, mais nous sommes incapables de ravitailler le peuple russe en saucissons. »

Philo5
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