LES VRAIS PENSEURS 

Guy Sorman

Fayard © 1989

Introduction

 

Lorsque j'étais étudiant à l'institut d'études politiques de Paris, au tout début des années 60, je fréquentais une brasserie de la rue des Écoles, le Balzar, dont Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir étaient des clients assidus. Je les observais avec fascination, sans jamais oser les aborder ; depuis lors, Sartre est mort, Simone de Beauvoir aussi, et je n'ai cessé de regretter cette occasion manquée.

Une longue tradition que l'on retrouve dans l'Europe du Moyen Âge comme dans l'Asie classique exigeait que l'apprenti, collégien ou novice, parcourût de longues distances pour être éduqué par quelque maître lointain. J'ai tenté de réinventer les rites anciens de l'initiation personnelle avec les facilités de notre temps : l'avion, et l'anglais qui est devenu notre latin. Les entretiens qui ont servi de base à cet ouvrage ont eu lieu entre novembre 1987 et avril 1989.

Une collection arbitraire

Je ne propose pas au lecteur une anthologie ou une analyse de textes, mais des rencontres et des débats.

Le titre de cet ouvrage est arbitraire : qu'est-ce qu'un « vrai penseur », par opposition à un faux ou à celui qui ne pense pas ? J'ai appelé vrais penseurs ceux après qui on ne peut plus penser comme avant, dans leur discipline. Exemples incontestables : on ne peut plus penser l'anthropologie après Lévi-Strauss comme avant lui, ou la linguistique après Noam Chomsky comme avant lui. J'ai donc privilégié les hommes de rupture, ce qui ne signifie pas qu'ils aient eu toujours raison de rompre ; il se trouve seulement que la liberté de l'esprit est, dans l'ensemble, révolutionnaire. Ces hommes de rupture transgressent les normes antérieures de leur discipline, mais ils en transgressent aussi les frontières. La plupart d'entre eux sont des « constructeurs de système ».

J'ai ajouté deux principes d'exclusion : la vulgarisation et la mode. Comme j'essaie moi-même d'être un vulgarisateur, ceux qui font ainsi ne m'intéressent pas beaucoup. Les penseurs à la mode non plus, car la plupart d'entre eux n'ont plus le temps de penser : ils se doivent tout entiers à leur public. L'historien d'art Ernst Gombrich m'a expliqué que « le véritable artiste est celui qui dialogue avec son oeuvre ; l'imposteur dialogue avec le public ».

Au total, j'ai retenu vingt-huit interlocuteurs. Le plus difficile a souvent été d'organiser la rencontre, car les penseurs modernes sont itinérants. Chacun est entre deux avions ; j'ai consacré ces deux années à consulter les horaires d'Air France aussi assidûment que les oeuvres de mes penseurs.

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