Spéculations philosophiques 

 

François Brooks

2008-12-21

Essais personnels

 

Faux philosophe ?
Peut-être, mais comment penser
la haine et l'exclusion ?

 

Il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre.

Hegel (Citation #116)

L'homme de génie se nourrit de miel et de poison.

Manuel de Diéguez (Citation #249)

 

Il existe en philosophie un curieux ostracisme qui consiste à penser en terme de ce qui lui appartient et ce qui ne lui appartient pas. Je suis gêné par l'attitude qui dit souvent, sans rien articuler : « Nous, les "philosophes professionnels" (qui en avons tant bavé à étudier Platon, Kant et Hegel) sommes à même de juger si notre interlocuteur est in ou out. Nous savons que ceci est de la philosophie et que cela n'en est point. Nous voulons bien accorder à la pensée du travailleur manuel quelque mérite philosophique, mais il faut qu'elle passe par la grille de Karl Marx. »

En conséquence, tout ce qui peut sortir de la bouche du vidangeur est out, et bien sûr la caissière du IGA qui scanne machinalement mes victuailles est loin de la philosophie.

Curieusement, certains professeurs ont le réflexe de réduire la philosophie à ce qu'ils connaissent et à confisquer celle-ci à leur propre bénéfice, comme le mari disait jadis à sa femme « ne touche pas à mes outils ! » ou celle-ci, « hors de ma cuisine, intrus ! ». Je trouve cette idéologie d'autant plus curieuse que la philosophie se veut universelle et que mes années de pratique enthousiaste m'ont amené à déceler et apprécier l'émanation philosophique de tout discours, qu'il provienne du brillant orateur universitaire ou du camionneur.

Ainsi, certains profs de philo m'interrogent parfois sur mon choix d'inclure dans ma liste Hitler, Freud, Jésus ou Sade à qui on récuse le titre de philosophe. Même Machiavel est encore pour certains banni des prétendants au titre. On le juge dangereux. Mais la philosophie évolue. Si on n'acceptait de « canoniser » jadis que des penseurs dont le comportement s'accordait à notre sens éthique, depuis Deleuze on s'autorise à les concevoir autrement. Il ne s'agit plus de voir dans le philosophe un sage ou un professionnel de la philosophie — d'ailleurs, qu'est-ce que la sagesse ? — mais bien un penseur qui met à notre disposition un outil conceptuel qui nous aide à voir le monde d'une manière originale. Le philosophe est sorti du carcan du bien et du mal pour entrer dans la pensée, quelle qu'elle soit. Le règne de la pensée manichéenne est révolu, la philosophie n'est plus sectaire, elle s'ouvre maintenant à tous les domaines ; qu'il soit scientifique, éthique ou psychologique, il nous est maintenant permis de penser l'impensable. La philosophie accède désormais à la transdisciplinarité.

Pour vous et moi, ceci n'a pas beaucoup d'importance. Quel que soit le domaine dans lequel vous travaillez, il vous est loisible de penser que les autres ignorent votre métier sans conséquence. Mais tout le monde pense ; et quand on enseigne la philosophie, ne doit-on pas accepter de tout penser ? Comment peut-on le faire en refusant d'aborder les aspects les plus obscurs de l'humanité ? Comment penser la haine sans Hitler ? Comment penser l'inconscient sans Freud ? Comment penser la matière sans Einstein ? Ou l'amour sans Ieschoua ? Trop de philosophes professionnels entretiennent la pensée autoritaire qui consiste à décider ce qui est bon ou non et choisissent d'imposer leurs valeurs sans avoir compris que la philosophie doit émerger de l'individu, quel qu'il soit, où qu'il se trouve. Comme le montre John Dewey, l'élève doit passer du statut d'objet de l'acte d'enseigner à celui de sujet de l'acte d'apprendre. Le professeur n'a rien à apprendre à l'élève que celui-ci ne pressente déjà en lui. Comment l'aider à se découvrir lui-même en récusant ce qui peut en sortir ? Comment enseigner efficacement sans le faire à partir de ce que l'élève veut apprendre, de son monde, de ce qu'il conçoit déjà ?

Mais, me dira-t-on, avec Hitler, tu dépasses les bornes ! Et pourquoi donc ? Levinas ne nous a-t-il pas ouvert la voie quand il parle de Mal élémental dans ses Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme ? Si j'ai dans ma classe quelques punks à la tenue vestimentaire agressive, ou quelques néonazis, par quel ostracisme leur ferais-je gober qu'ils doivent accepter d'être disqualifiés du monde de la philosophie en rejetant l'image emblématique de leur guide conceptuel ? Squelette, croix gammée, tête de mort et macchabée, parés de leurs atours morbides ils affichent bruyamment leur philosophie. Pourquoi resterais-je sourd à cette idéologie ? Suis-je si frileux dans la mienne que j'aurais peur de mal tourner ? Ne serait-ce d'ailleurs pas jouer leur propre jeu que les exclure comme ils s'excluent eux-mêmes de la société ? Comment les amener à penser la haine qui les habite ? Non pas une haine viscérale qui commande le coup de poing agressif et pulsionnel, mais la haine systématique et réfléchie qui commande une organisation structurée en vue de noircir et éliminer ce que l'on déteste. N'est-ce pas cette haine même qui nous habite quand on rejette du monde de la philosophie Sade, Machiavel, Hitler ou la caissière du IGA ?

Si l'hitlérisme n'est pas une philosophie, alors comment donc ce courant de pensée a-t-il pu avoir une telle influence sur nos vies ? Comment affirmer sérieusement que ces bouleversements ne proviennent pas d'une conceptualisation unique de notre compréhension du monde, qu'elle ne tient pour rien, qu'elle est négligeable, insignifiante au point d'être exclue de toute prétention à l'idéologie philosophique ? Si la pensée d'Hitler s'était arrêtée à l'antisémitisme, elle n'aurait été qu'un racisme parmi d'autres. Gobineau nous aurait suffi. Mais il s'agit d'une pensée systémique de la haine consistant à éliminer non seulement les juifs déclarés « vermine », mais aussi d'exterminer les Tziganes, les Témoins de Jéhovah, les homosexuels et les malades [1]. Ceux qui refusent de voir en Hitler le penseur de la haine confondent la haine viscérale avec la haine systématique. C'est viscéralement que l'on déteste Hitler, mais sa conception de la haine dépassait la viscéralité pour s'élever au niveau de l'extermination froide, sans compassion, systématique, organisée, pensée. Mein Kampf n'est pas l'oeuvre d'un fou en délire, mais d'un penseur qui conceptualise un monde idéal, homogène, fort et parfait — non encore survenu — duquel l'autre ne peut être différent de soi : ni homosexuel, ni infirme, ni témoin de Jéhovah, ni Juif [2]. Sexualité ; fonctionnalité corporelle et mentale ; adhésion religieuse ; appartenance patriotique et raciale ; autant d'aspects qui doivent satisfaire une norme uniforme d'exclusion ; voilà l'hitlérisme. En reléguant ce philosophe au niveau du fou en délire, on refuse de reconnaître sa part d'humanité et le délire potentiel qui se loge en nous-mêmes [3]. Pire, c'est accorder à son idéologie de la haine et de l'exclusion une emprise sur nous-mêmes en refusant de la penser. C'est y adhérer à notre insu. La philosophie n'est pas sainte ; elle traite de la pensée humaine, de conceptualisation. Comme nous avons grandi sur une terre imbibée de catholicisme aujourd'hui périmé, nous sommes prompts à remplacer cette religion par une autre ; nous sanctifions la philosophie ; nous érigeons les philosophes en saints qu'il nous plait de canoniser. La philosophie n'est pas une religion. Elle nous enseigne le pensable, le conceptualisable.

S'il s'agissait de n'accorder le titre de philosophe qu'à des hommes et femmes d'une probité irréprochable — c'est-à-dire, s'accordant à ce que notre époque reconnaît actuellement comme « éthique » — bon nombre de philosophes reconnus déchoiraient pitoyablement. Que penser des Anciens Grecs qui aujourd'hui seraient lapidés au pilori de l'accusation pédophile ? Que penser de Diogène de Sinope, faux monnayeur dans sa jeunesse, et qui se masturbait sur la place publique ? Que penser de Voltaire qui, reconnu comme tête de proue de la tolérance, n'en cassait pas moins du sucre sur le dos des Juifs ? Que penser de Heidegger membre du parti nazi ? Que penser d'Empédocle, de Sénèque et de tous les philosophes qui se sont suicidés ? Que penser de Louis Althusser qui étrangla sa femme ? Que penser de Nietzsche qui servit de tremplin à la pensée nazie instiguant le peuple allemand à pratiquer une idéologie au-delà du bien et du mal d'où devait surgir en chacun un surhomme pour remplacer le Dieu mort ? Bref, si on se mettait à penser l'attribution du titre de philosophe en fonction du comportement éthique de ces fabricants de concepts, la pensée occidentale ne serait-elle pas fortement amputée ?

Il est humain d'admirer spontanément ceux qui nous inspirent. Depuis Platon, l'idéalisation est notre péché originel. Mais pourquoi devrions-nous admirer tous les philosophes qui nous fournissent les moyens de comprendre le monde ? Pourquoi refuserions-nous de reconnaître l'influence de ces penseurs dans tous les domaines ? Si on reconnaît que la philosophie a pour mandat d'aider à la connaissance de soi, je ne vois vraiment pas comment on pourrait l'enseigner en évitant d'examiner les penseurs les plus sombres.

N'oublions pas que chaque philosophe appuie ses thèses sur un mensonge fondateur. Celui d'Hitler est criant, aujourd'hui, a posteriori. Mais l'évidence n'est survenue qu'une fois les ravages de l'idéologie constatés pendant et après la guerre. L'Allemagne des années trente vit baisser continuellement le taux de chômage à partir de l'élection de leur « Guide » national. La population s'enivrait alors de gains effectifs et de la gloire nationale confirmant la grandeur d'un peuple qui avait bien besoin de s'élever après la déchéance honteuse de la Première Guerre et les dures années de crise économique qui suivirent.

C'est pourquoi j'insiste pour reconnaître la valeur d'un penseur comme Hitler qui nous a permis de voir dans toute sa « splendeur » par quel méandre la théorisation de nos sentiments atrabilaires peut mener à l'horreur la plus totale. Y a-t-il un philosophe mieux placé pour nous enseigner comment penser les mécanismes de la haine, de l'exclusion et des conséquences ? Et ne serait-ce pas un grand mépris de refuser notre confiance aux élèves pour savoir discerner et choisir en conscience ce qui est éthique ? Comment puis-je me dire philosophe en occultant la partie obscure de la matière à penser ? Autant me faire alors prêtre dogmatique.

            Magritte 1932

La philosophie a beaucoup à faire encore pour se libérer de la pensée dogmatique qui surgit nécessairement quand elle s'organise en système institutionnel. Rares sont les philosophes inventifs qui restent la vie entière au service de l'Éducation Nationale. Mais je peux comprendre que lorsqu'elle nous met le pain sur la table, l'Institution oblige à professer son point de vue. Comme je n'en fais pas partie, j'ai la chance de pouvoir penser librement, et j'éprouve de la compassion pour les philosophes professionnels soumis à des programmes.

[1] La pensée d'Hitler s'enracine dans la lignée idéologique produite par la conjonction du stoïcisme, de Schopenhauer, Darwin, Gobineau, Nietzsche, Bernays et la Bible. Non pas que ces philosophes soient hitlériens avant l'heure, mais des inspirateurs qui, comme un cocktail chimique dont chaque élément pris seul est inoffensif, se transforme en mélange explosif lorsqu'ils sont combinés dans une proportion déterminée.

[2] Cette idéologie s'apparente au totalitarisme décrit par Hannah Arendt, mais s'en détache par le concept de haine. En effet, Le totalitarisme n'est pas nécessairement haineux ; il transforme les hommes en masses serviles et peut aussi bien apparaître sous forme d'amour diffus et totalitaire tout comme l'influence médiatique actuelle nous guide vers des comportements de masse qui maintiennent une léthargie bienheureuse. L'idéologie hitlérienne s'érige sur un fondement haineux.

[3] Voir les suppléments sur le DVD du film La chute (Oliver Hirschbiegel, 2005) où on explique le danger de décrire Hitler comme un fou ne faisant pas partie de l'humanité.

Philo5
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