Instinct, intelligence, intuition L'instinct vital sait produire, sans recours à la conscience, les organes nécessaires à la satisfaction des besoins vitaux. L'intelligence crée des outils qui doivent servir à l'extérieur. L'instinct connaît le vivant en s'identifiant à lui. L'intelligence nous livre dans les sciences le secret des processus physiques, du dehors, à distance. L'instinct ignore la distance. L'intelligence est caractérisée par une « incompréhension naturelle de la vie ». L'Élan vital traverse la matière et crée la vie. L'intuition permet d'entrer en « sympathie » avec la source créatrice de l'Élan vital. La durée C'est d'abord notre attention qui se fixe sur l'une ou l'autre chose, et qui remarque un changement d'état. Le temps coule de manière fluide, et passe indistinctement d'un état à l'autre. L'état n'est rien d'autre qu'un arrêt sur image que la pensée produit comme lorsque l'on regarde la pellicule d'un film. La réalité n'est jamais arrêtée. Le temps est une perception personnelle qui s'accorde avec nos sentiments. Suivant notre humeur, nous percevons une durée plus ou moins longue. Il y a tout un aspect essentiel de la réalité qui ne se laisse pas réduire à un objet de la science positive : c'est la qualité, par opposition à la quantité. Par exemple, le chiffre qui exprime la longueur d'onde du rouge ne correspond nullement à notre sensation du rouge. Une heure à attendre son amoureux est infiniment plus longue que l'heure passée en sa compagnie. Notre expérience vécue de ce monde extérieur est intérieure. Il y a deux sortes de connaissances : la première est immédiate, intérieure, qualitative ; l'autre est géométrique, extérieure, quantitative. Le vécu subjectif s'oppose à ce que la science mesure dans son univers extériorisé. [1] La flèche du temps La flèche du temps se brise à partir du présent pour permettre une multitude de futurs possibles. La liberté inhérente à la vie nous empêche de prévoir l'avenir. Nous ne connaissons pas l'avenir. Notre habitude d'analyser le passé comme une suite causale crée l'illusion d'une cascade de dominos. Mais puisque la vie se compose d'une multitude de possibilités qui se modifient à tout moment, « l'événement s'explique toujours après coup » ; l'avenir est donc une « création continue d'imprévisible nouveauté. »
Notre intelligence conçoit une succession où les causes enchaînent les effets, mais on pourrait aussi bien concevoir un système de relations différent. Nous pourrions alors penser que le présent introduit quelque chose dans le passé. Lorsque nous constatons une possibilité déterminée, c'est qu'elle a précédé une réalité déjà apparue. La suite des causes n'est intelligible qu'après la réalisation des événements. Bref, la pensée causale ne s'applique que sur le passé ; l'avenir est liberté et ne peut tout au plus qu'engager notre foi. La raison ne peut traiter que le vécu ; la foi appelle un avenir désirable, mais ne peut le déterminer ; autrement nous ne serions pas libres. Au bout du compte, on peut se représenter le temps comme une droite où le passé connu est déterminé jusqu'au présent qui s'ouvre sur une infinité de futurs possibles. Mais ce n'est qu'à partir du présent que la possibilité devient réalisable. Lorsque nous interprétons la flèche du temps en continu comme si les événements découlaient les uns des autres, à l'instar d'une mécanique où les engrenages déterminent un mouvement prévisible, nous ne voyons pas que les conditions de la vie — libre et turbulente — ont brisé la flèche en mille points absolument imprévisibles. C'est notre lecture des événements qui en fait une suite ordonnée. A priori, rien n'est déterminé. Le Dieu des philosophes Le concept d'Idée de Platon consiste à apposer aux choses matérielles, muables et éphémères — toujours changeantes — une stabilité qui permette à l'esprit de les manipuler. Comment se doter d'une emprise sur un monde insaisissable, sujet au temps qui altère et transforme tout de seconde en seconde ? Par la stabilité des mots qui sont, en effet, des Idées permettant une emprise considérable sur la matière. Le langage conceptuel constitue la puissance philosophique qui outille l'esprit de l'individu d'un appui stable qui lui permet d'agir efficacement sur le monde. Platon a donc apporté à l'esprit — à la pensée — le pouvoir d'agir effectivement sur la matière. Il a donc raison de croire que l'esprit prévaut sur la matière inerte. En cristallisant tout objet dans les mots — concepts du langage — il est possible d'agir mentalement sur le monde. Le procédé n'est rien moins que « magique ». Mais cette magie est à portée de chacun, et d'autant plus puissante qu'elle augmente à mesure que la maîtrise du langage s'étend. Le « ABRACADABRA » du magicien figure le mot magique, le mot de passe, tout mot du langage qu'on utilise au jour le jour pour agir sur le monde. Si certains arrivent à accomplir des choses qui semblent impossibles à d'autres, c'est qu'ils sont de plus puissants magiciens : ils possèdent une maîtrise conceptuelle — maîtrise du langage — supérieure. Mais le magicien des magiciens, c'est Dieu, l'Être lui-même qui est la magie suprême. C'est pourquoi on l'appelle aussi le Verbe. |
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[1] Bergson, tout comme Nietzsche et Kierkegaard, a fortement réagi contre les tendances aux superstitions scientistes du monde contemporain en adversaire du néokantisme, du positivisme scientiste et du matérialisme. |
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