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Le péché comme essence de l'érotisme ; le mal comme fondement de la société L'érotisme s'enracine dans le secret, le privé, le caché. La pudeur est alors nécessaire puisqu'elle révèle les conditions la nudité. Mais, paradoxalement, l'érotisme trouve son fondement dans la société, le public ; il s'active donc de l'extérieur puisque son révélateur est la transgression. Ainsi, du mal (public) naît l'émotion humaine (intime - privée) la plus intense qui soit : le sacré — ce qu'il est interdit de toucher — convention publique acceptée de tous, et dont chacun se fait le gardien. Le groupe se conformant à l'usage de coutumes observées de tous provoque le sentiment d'une vie ordonnée et humanisée. Lorsque l'interdit est transgressé, le mal apparaît et la vie s'érotise ; le sens se dévoile. C'est pourquoi l'ensemble des représentations médiatiques — littérature, cinéma, théâtre, journaux, etc. — met généralement en scène la transgression. Quand nous allons au cinéma, c'est la représentation du mal — du péché — qui nous attire, nous érotise : meurtre, vol, viol, adultère, catastrophes, etc. Sans l'interdit qui les fonde, les scènes seraient banales, sans intérêt. La transgression n'invalide toutefois pas la limite puisque c'est justement l'interdit qui en est la condition essentielle ; sans la limite, la transgression n'aurait aucun de sens. Une vie réglée, parfaite, sans transgression, serait machinale, inhumaine et infernale ; c'est le péché des autres qui révèle notre sainteté. Nudité, supplice et extase La souveraineté est une expérience intérieure à laquelle on accède par delà la transgression. L'érotisme vécu à travers l'expérience extrême où les limites sont franchies nous conduit à proximité de la mort et à l'extase. C'est le moment où l'âme humaine atteint le paroxysme de la nudité. Le supplicié, par la souffrance extrême, éprouvera bientôt une extase grandissante à mesure qu'il s'approche de la mort. La béatitude du Christ en croix et le visage extasié du supplicié chinois sont des exemples troublants où s'accordent l'horreur suprême et la béatitude extrême. Dépense et sacrifice Le sacrifice est une dépense ; c'est la ruine qui constitue la phase négative du cycle naturel de la vie qui n'arrête jamais de foisonner et de l'inévitable mort qui s'en suit. Pour apprivoiser l'angoisse de la mort l'humain a toujours eu recours à la dépense extrême, festive, jouissive et à l'immolation par le sacrifice rituel. Si autrefois on pratiquait le sacrifice humain (chez les Aztèques et les Romains) et le sacrifice animal (chez les Israélites), les Chrétiens en ont adouci la forme pour ne conserver que l'aspect symbolique. Par contre le sacrifice humain est toujours en vigueur dans la littérature et au cinéma. Dieu et l'excrément Le monde n'est habitable qu'à la condition que rien ne soit respecté. L'hétérologie montre que Dieu ne peut être dissocié de l'abject, de la souillure ; ils sont liés par le fait qu'ils se situent aux antipodes l'un de l'autre. Ils se rejoignent cependant dans le sacré : l'Être Suprême et l'excrément sont tout aussi sacrés, ils sont ce que l'on s'interdit de toucher. Si l'excès et la transgression fondent le sacré, la prostituée est quelque chose d'aussi saint pour le sexe que le prêtre meurtrier qui immole l'agneau de Dieu sur l'autel du sacrifice. Les deux se vautrent dans les souillures ; l'une dans les déjections corporelles (salive, urine, sperme, défécation), l'autre dans le sang et les viscères du sacrifice. Tous deux se livrent à la transgression sacrée : l'interdit de sexe et l'interdit de meurtre ; l'une par la jouissance interdite des organes immondes, l'autre par le sacrifice de la victime innocente dans une atroce immolation. Et plus grande est la beauté du corps qui jouit sous les spasmes de l'orgasme dans les souillures, plus abjecte et jouissif semblera l'acte sexuel d'une part ; et plus la victime immolée est pure et innocente, plus les spasmes de douleur et d'agonie sembleront insupportables et valeureux d'autre part. Le sacré se situe au-delà de toute parole, il est expérience pure. Il ne reste alors que le rire grossier et l'orgie pour l'exprimer, comme il ne reste au supplicié que l'extase pour entrer dans la mort. |
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[1] Georges Bataille, L'érotisme, Les Éditions de Minuit © 1957, p. 207 et 205. |
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